Chapitre 10 : Brioches

Wulfried secoua la jeune fille endormie qui bondit aussitôt sur ses pieds avec une énergie toujours aussi impressionnante.

- Ah ! J'ai bien dormi ! Alors, comment il se porte, le petit garçon ? Je suis sûre qu'il va vite se remettre ! Il est déjà réveillé ? J'ai hâte que ce soit le cas ! J'espère que ce sera pour bientôt ! Bon, c'est l'heure du petit-déjeuner, en attendant ! Tu aimes la brioche ? Moi, j'adore ! Je te propose de m'accompagner faire la tournée, et on en achètera au passage !

Puis, voyant l'air interrogateur de Wulfried, elle enchaina, tout en fouillant dans sa malle pour sortir une sacoche à remèdes bien remplie, dont elle fit rapidement l'inventaire :

- La tournée, c'est le nom pour... Enfin, c'est moi qui le dis, je sais pas si d'autres utilisent ce terme... C'est quand on va voir les patients chez eux ! Moi, j'adore ! On va dans toute la ville ! Des fois, Mère-Grand m'envoie faire une course, aussi, pour acheter, tu sais, des trucs et des machins... Du coup, tu viens ?

- J'imagine que oui, répondit sobrement Wulfried qui avait surtout retenu qu'il avait été question de brioche.

Il n'avait rien mangé depuis la pauvre tranche de pain d'épices de la veille et toutes ces émotions lui avaient donné faim.

Ainsi fut fait. Iscely ramena un seau d'eau de pluie où ils se débarbouillèrent. Puis, après s'être habillés et avoir vérifié auprès de Marhra que le petit patient dormait toujours, ils sortirent du donjon.

Si le ciel était clair, l'air frais du matin restait chargé des miasmes des caniveaux saturés par le déluge de la veille. Wulfried, habitué à la capitale, plissa le nez, écœuré. A Ranoria, la communauté bénéficiait d'un système d'égouts et les marchands avaient eu la bonne idée de s'organiser par commerce afin d'éviter les mélanges d'odeurs intempestives. A Mreoria, en revanche, les remugles se mêlaient jusqu'à écœurement.

La jeune fille, vêtue de sa robe blanche, sautillait par-dessus les rigoles d'un pas léger, sans doute habituée à cette atmosphère répugnante. Le guérisseur était heureux d'avoir à nouveau son épée à sa ceinture : la populace ne paraissait toujours pas des plus accueillante, bien qu'Iscely ne semble pas impressionnée pour un sou.

Cette dernière menait Wulfried à travers le dédale des échoppes tout juste ouvertes, où se pressaient déjà bon nombre de ménagères pauvrement vêtues, à la recherche de légumes, de poisson ou de tissu. Des enfants en loques se faufilaient entre les adultes, en quête de menus larcins. Le jeune homme repoussa un énième mendiant trop entreprenant et rattrapa Iscely qui désigna une ruelle sur leur droite :

- On va d'abord chez la vieille Lorhdania, c'est le plus près. Je dois vérifier que la tisane a fait effet pour ses rhumatismes. J'espère qu'elle m'en voudra pas de pas avoir amené Mère-Grand, elle préfère quand c'est elle.

La petite bicoque s'entassait au milieu d'autres, tout aussi décrépies. Iscely frappa poliment à la porte branlante et attendit qu'on vienne lui ouvrir.

- Bonjour, Mirahn ! s'exclama-t-elle en voyant un petit garçon d'environ six ou sept ans entrebâiller la porte. Je suis venue voir comment se porte ta grand-mère.

L'enfant fit la moue, peu enthousiaste, et jeta un regard méfiant à Wulfried.

- C'est un excellent guérisseur, lui aussi, précisa joyeusement Iscely en désignant le jeune homme, comme si elle n'avait pas conscience de l'accueil à la limite de l'hostilité de l'enfant.

Le petit haussa les épaules et traina des pieds pour les faire entrer. L'intérieur de la maisonnette était sobre mais bien entretenu. Deux bancs, une table sur des tréteaux et un petit foyer où couvaient des braises. Dans la pièce arrière, une vieille femme alitée se redressa sur un oreiller rapiécé. Elle plissa les yeux pour distinguer les nouveaux arrivants dans la pénombre.

- Qu'est-ce c'est ? aboya-t-elle. La gamine Brûlée ? Et ça ? Encore un aut' gars, maintenant ? Elle est où, la Mère-Grand ?

Wulfried s'immobilisa. Il avait déjà entendu le terme insultant de "brûlé" pour désigner les Esceliens, référence aussi bien à leurs terres ensoleillées, qu'à la couleur de leur peau. Mais de là à l'employer devant Iscely, il fallait vraiment faire preuve d'une grossièreté sans bornes. Quant à lui, il ne comprenait pas pourquoi il subissait aussi les foudres de cette patiente peu amène.

Mais, ce qui le surprit le plus, fut la réaction de parfaite indifférence d'Iscely face à l'attaque. La jeune fille ne se départit pas de son sourire et s'approcha de la malle faisant office de table de nuit, où se trouvait encore une tasse ébréchée.

- Je vois que vous avez tout bu, remarqua-t-elle aussi gentiment que si elle avait été accueillie les bras ouverts. Ça vous a été bénéfique, à ce que je vois, puisque vous pouvez à nouveau vous redresser et parler. Vous m'en voyez ravie ! Je vais vous laisser quelques herbes à infuser. Votre petit fils n'aura qu'à faire chauffer de l'eau. Mère-Grand viendra récupérer le paiement demain, comme convenu. Hésitez pas à envoyer Mirhan nous chercher si vous avez encore mal à vos articulations. Passez une bonne journée !

Elle ressortit aussitôt, suivie par le jeune homme abasourdi :

- Iscely... Tous tes patients sont aussi... aimables avec toi ? Enfin, je veux dire...

L'apprentie se mit à rire :

- Oh, non, heureusement ! Mais cette dame est vieille et fatiguée, il faut pas lui en vouloir, tu sais ! Bon, maintenant, la boutique de brioches est sur notre route ! On s'y arrête et après je te laisserai un peu avant de reprendre le travail, ça te va ?

- Tu as une course à faire ?

Iscely parut hésiter mais hocha la tête :

- Oui... j'en aurai pas pour longtemps, promis.

Intrigué malgré lui, Wulfried acquiesça et oublia bien vite ses interrogations : il venait de sentir une odeur agréable de pain chaud lui chatouiller les narines et réveiller son estomac vide.

L'échoppe de la Brioche Tressée se trouvait déjà assaillie de badauds en quête d'un en-cas. Iscely se faufila jusqu'au marchand et acheta deux pâtisseries avant que Wulfried n'ait pu réagir.

- Euh... Je n'ai plus d'argent, tu te souviens ? prit-il conscience à voix haute quand elle lui fourra une brioche entre les mains.

- Ohlala ! Pas grave ! Nidi tescete, eleti scemete, comme on dit par chez moi !

- Ce qui signifie ? demanda le jeune homme en s'asseyant sur un muret, un peu à l'écart de la foule.

- Hum... Quelque chose comme "si tu donnes un, tu recevras deux".

- Donc, je te dois deux brioches ?

Iscely pouffa et secoua la tête, tandis qu'elle s'installait en tailleur à ses côtés.

- Mais non, idiot ! C'est une façon de dire que si tu es généreux, tu y gagneras aussi, parce qu'on sera gentil avec toi aussi, un jour ou l'autre... C'est pas une question de chercher à obtenir quelque chose en retour, mais un acte, comment t'expliquer... désintéressé !

Wulfried fit la moue et mordit dans sa brioche. Tout à fait le genre de proverbe stupide qui ne reflétait en rien la réalité de la vie !

- Kè a taccord ? demanda Iscely, les joues pleines.

- Hein ?

- T'es pas d'accord ? répéta la jeune fille qui venait de terminer sa brioche en à peine deux bouchées.

Comment une si frêle demoiselle pouvait-elle engloutir, si vite, autant de nourriture ? Wulfried eut une moue désabusée :

- Je crois que si tu es trop gentil, ça te retombe dessus un jour où l'autre... 

- C'est pour ça que tu veux pas continuer à servir le royaume en étant Traqueur ?

Wulfried se renfrogna : elle était moins bête qu'elle en avait l'air. Il n'avait pas vraiment envie d'aborder ce genre de sujet, mais puisqu'elle y tenait...

- On ne sert pas le royaume, mais la reine, corrigea-t-il en jouant avec une miette de brioche.

- Quelle différence ? Sans les Traqueurs, la Frontière serait plus sûre. Donc c'est bien tout le pays que tu protèges.

- Et qu'est-ce que j'y gagnerais ?

Iscely se mit à rire, comme si la question était stupide :

- Le plaisir de te rendre utile, bien sûr !

- En tant que guérisseur aussi.

- Tu l'as dit toi-même : tu peux utiliser ta science dans ta guilde, c'est une compétence recherchée.

Elle avait raison... Mais c'était beaucoup plus compliqué que cela. Agacé, Wulfried termina sa brioche et se leva pour couper court à la discussion.

- Bon, on n'a pas d'autres patients à voir ?

Iscely acquiesça aussitôt et sauta sur ses pieds. 

- Si ! Il y a la petite Mimi qui a attrapé la fièvre il y a deux jours et la mère Rhanira qui va bientôt accoucher.

Y voyant une occasion de poser quelques questions, Wulfried tenta :

- Et Marhra... Elle ne devrait pas les voir, ces patients ?

- Oh ! Elle y va que lorsque c'est un nouveau cas, ou que le malade est en danger. Pour ça, je peux me débrouiller toute seule. Par exemple, quand la mère Rhanira va avoir son bébé, là, Mère-Grand se déplacera. J'espère que tu seras aussi là, d'ailleurs, tu as l'air de bien t'y connaitre et ça l'aidera peut-être, parce que la dernière fois, c'était compliqué, on a eu peur de perdre le petit et la maman à la fois... Enfin bref, la plupart du temps, pour les visites de routine, je peux le faire moi-même. Vérifier que les gens ont encore leurs remèdes, tout ça...

Iscely était donc relativement autonome. Dans ce cas, qu'est-ce qui justifiait que Wulfried ait besoin de l'instruire lui-même ? Il l'avait vu agir avec le petit garçon et la vieille femme et l'apprentie n'avait rien d'une écervelée qui paraissait avoir besoin d'être cadrée.

- Et... en ce qui concerne la magie ? tenta le jeune homme d'un air dégagé.

Après tout, Iscely avait prétendu que Marhra maîtrisait quelques sortilèges, non ?

Un bref instant, la jeune fille s'immobilisa, avant de lui retourner un grand sourire. 

- On en parlera après, si tu veux bien. J'ai une course à faire, rappelle-toi ! On se retrouve lorsque sonne tierce, ça te va ?

Comme elle ne lui laissait pas vraiment le choix, Wulfried acquiesça. Et puis, il n'avait aucune envie d'attendre comme un idiot qu'elle revienne et le meilleur moyen de savoir ce qu'elle lui cachait était encore de la suivre discrètement.

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