Le repas en compagnie de la famille de Nathaniel est d'une douceur appréciable. Il n'est pas question de jugement ou de questions indiscrètes, mais d'une bonne ambiance familiale. Je ne pensais pas me sentir aussi à l'aise au milieu d'un groupe d'inconnus, mais comment ne pas l'être auprès de ces personnes si chaleureuses ? Les grands-parents maternelles de Nathaniel ont fait le déplacement pour l'occasion ainsi que le frère cadet de Nora. J'ai fait la connaissance d'une pré-adolescente accro aux réseaux sociaux et qui bave littéralement devant Alex. Pour la première fois, je me sens totalement acceptée au sein d'une famille.

Je porte ma fourchette à ma bouche lorsque je remarque le comportement nerveux de Nathaniel. Depuis l'arrivée de ses grands-parents, il n'avait pas touché à son portable, mais il ne le quitte pas des yeux maintenant. Je ne suis visiblement pas la seule à avoir remarquer un tel changement. Alex me donne un coup de coude puis se penche vers moi pour me chuchoter dans l'oreille.

― Qu'est-ce qui se passe ?

— Aucune idée, mais il a l'air anxieux.

― On devrait intervenir, non ?

Je secoue la tête.

― Il ne le prendrait pas très bien, imagine un instant que c'est un sujet privé.

― Ouais, mais c'est notre ami avant tout.

― Nous sommes au beau milieu d'un repas familial, Alex ! Ce n'est pas le moment de le questionner surtout que c'est sa dernière journée à Dunwood, nous nous comportons comme d'habitude et gardons notre curiosité pour nous.

Alex croise les bras en boudant tel un enfant de dix ans qui n'aurait pas un bonbon. Je ne peux pas lui en vouloir d'être curieux, mais il est hors de question de gâcher la journée de Nathaniel pour satisfaire notre curiosité. Le blond dépose furieusement son portable sur la table puis s'excuse poliment avant de prendre la direction de la cuisine. J'aimerais le rejoindre, mais cela serait impoli.

La grand-mère de Nathaniel vante les délicieuses pâtisseries de sa fille et lui commande même une vingtaine de cookies pour son groupe de lecture, ce qui fait rire tout le monde. Le blondinet est toujours dans la cuisine, ce qui semble alarmer Nora. Le portable vibre sur la table en un bruit sourd. Cela se reproduit à cinq reprises, ce qui provoque un froid dans la pièce. Heureusement, grand-père Hayes change de sujet afin d'alléger l'ambiance devenue glaciale. Je sursaute lorsqu'une personne tapote mon épaule.

— Est-ce que je peux te parler cinq minutes ? Je suis désolé de gâcher ton repas, mais tu es la seule à qui je souhaite parler.

— Bien sûr, mais qu'est-ce qui se passe ?

La petite clochette au-dessus de la porte retentit brusquement. Nous nous retournons pour faire face aux deux nouveaux arrivants. Je reconnais facilement Julia qui lance des regards mauvais autour d'elle. Mon regard s'attarde sur l'homme à côté d'elle. Impossible de ne pas le reconnaître : James Hayes. Cet écrivain arrogant qui ne vaut pas mieux en tant que père. Je connais l'histoire complexe entre Nathaniel et lui. Je lève les yeux vers le blond, son regard habituellement doux devient aussi dangereux qu'un orage.

Nora quitte le confort de la chaise pour faire face à son ex mari. Elle bouillonne intérieurement et ne le cache pas. Je sens la main de Nathaniel serrer davantage mon épaule. Il a besoin de ma présence pour supporter la présence de son père.

― Qu'est-ce que tu fais ici, James ? demande-t-elle d'une voix froide.

― C'est un repas de famille, il me semble.

Monsieur Hayes observe l'assemblée avec un sourire moqueur semblable à celui de Julia. La blonde n'accorde aucune importance aux membres de sa famille, elle pianote sur son portable en ricanant. Ce charmant repas de famille semble prendre une toute nouvelle direction, ce qui ne me plaît absolument pas.

― Une famille à laquelle tu n'appartiens plus ! rétorque Nathaniel d'une voix froide.

― Tu oublies que je reste encore ton père malgré les circonstances actuelles. Nous formons une belle famille alors j'ai le droit de vous rendre visite comme bon me semble. J'ai appris ton départ pour Londres, c'est un bon moyen pour reprendre tes anciennes activités. Ta mère est peut-être assez folle pour te faire confiance, mais ce n'est pas mon cas.

Nora donne une violente gifle à son ex mari en fronçant les sourcils.

― Comment oses-tu ?!

― Que tu le veuilles ou non c'est une vérité, Nora.

Je suis au courant de l'addiction de Nathaniel à la drogue, mais c'est une vieille histoire. Il est parvenu à lutter contre ses vieux démons et devenir plus fort. J'oublie mes bonnes manières en me levant puis attrape la main de Nathaniel dans la mienne. Peu importe à quel point les mots de son paternel peuvent être blessants, je veux qu'il sache que je serais toujours présente. Le passé du blond n'a aucun secret pour moi.

― Je ne consomme plus de drogue depuis un certain moment.

― Tu n'es pas à l'abris de recommencer loin des regards curieux.

Mon ami relâche doucement ma main afin de s'approcher de cet homme froid et manipulateur. Julia lève les yeux de son écran afin de me regarder et sourire de façon mesquine. Nous sommes tellement différentes que je doute fort que nous puissions nous entendre un jour.

― Donc maintenant tu t'amuses à jouer les princes charmants pour les petites grosses en manque d'affection ? J'avais une petite préférence pour ton ancienne petite amie, elle avait davantage d'élégance et de manière.

― Qu'est-ce que tu viens de dire ?

― J'ai beau avoir honte de ton comportement, je sais que tu vaux mieux qu'une grosse.

Je commence à comprendre le manque d'éducation de Julia. Elle n'a pas le meilleur exemple à suivre comme modèle, elle se contente juste d'être une version féminine de cet homme. Un éclat de rire incontrôlable s'échappe de ma bouche, ce qui attire tous les regards dans ma direction. Nous vivons dans une société où les femmes rondes sont considérées comme des monstres ou des malades. C'est bien connu, les grosses sont toutes en mauvaise santé !

― Les trous du cul de ce monde sont sûrement très fiers de vous, non ? demande Alex.

― Je vous demande pardon, jeune homme ?

Alex frotte ses mains sur la serviette en papier puis lève les yeux en direction de monsieur Hayes. On peut dire ce qu'on veut sur mon meilleur ami, mais il n'a pas froid aux yeux quand il s'agit de remettre à sa place un adulte.

― Il faut être un sacré connard pour juger l'apparence d'une personne, mais je ne suis pas surpris en voyant le comportement de votre princesse adorée. Savez-vous que le harcèlement moral est puni par la loi, Maxine peut aller porter plainte dans la seconde. Vous n'auriez pas besoin d'une mauvaise réputation pour publier vos romans à deux balles.

― Quelle impolitesse ! Vos parents devaient...

― Avant de prononcer un énième mot de travers, je ne peux que te conseiller de mettre les voiles, James. Je ne veux plus te revoir dans mon magasin et ne t'avise plus jamais d'insulter ces pauvres adolescents qui n'ont aucun lien avec nos histoires familiales ! ajoute Nora d'une voix tremblante.

James fronce davantage les sourcils puis lance un regard au vieil homme. Il éclate d'un rire amer et effrayant.

— Mon propre père m'enfonce un couteau dans le coeur uniquement pour tes beaux yeux, Nora. Nous formions une belle famille avant que tu ne décides de prendre la porte et ne jamais revenir, mais il n'est pas trop tard.

― Il faudrait être folle pour accepter une telle proposition. Maintenant, dégage de mon café !

Monsieur Hayes ne semble pas bouleverser par les paroles de Nora, il se contente d'observer l'assemblée avec une moue énervée. Nathaniel s'avance vers son père avec une froideur que je n'avais jamais vu auparavant.

― J'aimerais que tu quittes notre maison avant de nous embarrasser davantage. Je pars pour Londres dans quelques heures, la seule chose que je souhaite c'est passer un bon moment avec les personnes que j'aime. J'ai le regret de te dire que tu ne fais pas parti de ces personnes, rentre chez toi avec Julia.

― Nate s'il te plaît ! s'exclame soudainement Julia.

Pour la première fois depuis ma rencontre avec Julia, j'éprouve de la compassion. Elle se retrouve au milieu de cette dispute sans être capable de faire le bon choix. Je ne connais pas tous les détails de la vie de la blonde, mais je sais que lors du divorce elle a choisi de vivre auprès de son père tandis que Nathaniel suivait une thérapie pour surmonter son addiction et emménager par la suite avec sa mère. En comparant les deux univers, on peut remarquer à quel point Nathaniel et Julia vivent de façon opposées. Elle aime le luxe et je suppose que c'est ce qui l'empêche de tourner le dos à son paternel.

― Je suis désolé Julia, mais tu sais ce que je pense de cet homme.

― Tu ne m'aimes pas assez pour rester ?

La détresse dans la voix de Julia éveille davantage de compassion. Depuis notre rencontre, elle ne cesse de se comporter comme une pétasse arrogante même avec son propre frère. Pourquoi un changement aussi soudain ? Elle se précipite vers lui afin de le serrer dans ses bras malgré la colère de monsieur Hayes.

― Il est temps pour moi de penser davantage à moi, petite soeur. C'est une grande opportunité que je ne peux pas laisser filer. Tu pourras toujours compter sur moi, mais avant mon retour je veux te voir évoluer.

Julia recule de quelques pas en essuyant les traces de larmes sur son visage avant de prendre la fuite et sortir du café. Je ne suis pas certaine de comprendre la raison pour laquelle ma plus grande ennemie a fait preuve d'humanité devant moi. Monsieur Hayes ne tarde pas à suivre sa fille sans prononcer un mot de plus. Je ne suis pas certaine de comprendre ce qui vient de se produire, mais c'est suffisamment fort pour me rappeler à quel point les familles peuvent être détruites à cause des choix de leurs parents. Dans la mienne, c'est la faute de ma mère. Mais il va falloir me résoudre à lui parler un jour, ce que je ne suis pas encore capable de faire.

Je vous souhaite d'excellentes fêtes de fin d'années et beaucoup de bonheur. On se retrouve la semaine prochaine pour la suite !

24.12.2022