5| L'homme parfait

HÉLIOS

Depuis que nous sommes allés rendre une petite visite à la voisine, Allison fait la gueule.

Et s'il faut bien savoir une chose avec ma sœur c'est que lorsqu'elle boude, elle est imbuvable. Mais genre, sérieusement.

Quand elle est énervée, Allison met la musique à fond dans ses écouteurs et fait des doigts d'honneur à tout le monde pour un oui ou pour un non.

« Allison, est-ce que t'as fait la vaisselle » ? Paf, doigt d'honneur.

« Allison, est-ce que t'as faim ? ». Paf, doigt d'honneur.

« Allison, est-ce que tu peux arrêter de faire la gueule parce que c'est vraiment ultra méga hyper chiant ? ». Paf, bras d'honneur – oui, parfois elle innove.

Et puis, en période de crise, elle fume aussi encore plus que d'habitude ; cette semaine je crois l'avoir vu passer quasiment tous les soir au bureau de tabac.

Mais le pire, c'est qu'elle ne dit pas un mot. Et ça, en général, c'est très mauvais parce que quand la lave monte trop haut, le volcan Allison explose et tout part en lambeaux autour d'elle.

Aussi, comme un égoïste – je dirais même un égoïste peureux –, je fuis la maison. Je suis sorti avec mes potes au moins trois fois cette semaine et hier, j'ai passé l'après-midi à jouer à la console et à boire des bières chez Axel avec deux ou trois autres amis.

Bref, je fuis ma sœur, et je fuis Daphné aussi. Et pour l'instant, je crois que ça me réussit plutôt bien.

— Hélios, tu m'écoutes ?

Je relève soudain la tête, sortant de mes pensées. En face de moi, Barbara me regarde en arquant un sourcil, un beau sourire par-dessus ses lèvres fines.

— Désolé, j'étais concentré.

La brune se lève alors et fait le tour du bureau pour se poster derrière mon épaule. Elle jette alors un œil à mon cahier et déclare d'une voix impressionnée :

— Waouh, c'est magnifique. Tu es hyper doué.

Je secoue la tête.

— C'est juste des gribouillis.

Elle me jette un regard taquin.

— Non mais je rêve, tu fais trop le mec !

J'étouffe un rire.

— Ce n'est quand même pas de ma faute si je suis trop fort, blagué-je. Mais plus sérieusement, je crois que...

Je m'interromps en voyant qu'elle est en train de tourner les pages et m'empresse d'éloigner le cahier, le cœur battant.

— Attends, qu'est-ce que tu fais ? m'exclamai-je en le refermant d'un coup sec.

— Désolée, je voulais juste voir tes autres dessins, répond-t-elle, visiblement surprise par mon ton agressif.

Le sang bat à mes tempes, mais j'essaie de me calmer. À tous les coups, elle doit déjà me prendre pour un fou.

— C'est un cahier de physique, je comptais arracher la page, me défends-je.

— Oh, OK. Excuse-moi.

Pour autant, Barbara semble légèrement refroidie. Je regrette presque d'avoir autant insisté pour venir.

Dans une énième tentative de fuite de la maison et de mes deux colocataires en dispute conjugale, j'ai pensé que ça pourrait être sympa de venir déconcentrer Barbara au travail. Celle-ci a d'abord refusé – précisément parce qu'elle ne voulait pas être déconcentrée d'ailleurs –, mais elle a fini par céder quand je lui ai envoyé une dizaine de mêmes hilarants en lui promettant de lui apprendre où trouver les meilleurs.

Cependant, même si j'adore Barbara, je me suis vite ennuyé dans l'agence. Aussi, j'ai décidé de commencer à griffonner, agréablement couvé par son regard doux posé sur moi de temps à autre.

Vers midi, la brune annonce prendre une pause et récupère ses affaires avant de s'enfuir à mes côtés. Aussitôt dehors, elle prend une grande goulée d'air frais et dit d'un air ravi :

— Ah, enfin fini.

J'arque un sourcil amusé.

— Tu reprends dans un vingt minutes.

Elle me sourit.

— T'as raison, j'aurais peut-être dû dire : « ah, enfin presque fini. »

J'étouffe un rire et dans mon mouvement, ma main frôle la sienne. C'est presque imperceptible mais quand je lève les yeux sur elle, ses joues sont soudainement devenues cramoisies.

— T'es vraiment une sainte de venir passer ton été ici, rétorqué-je tandis que nous nous dirigeons vers le bistrot du centre-ville.

— Je ne vois pas vraiment ça comme un travail, plutôt comme un entraînement. L'année prochaine, je veux lancer ma propre entreprise.

Je la toise d'un air surpris.

— Attends, quoi ? Tu ne retournes pas à la fac ?

Elle hausse une épaule.

— Non. J'adore apprendre, mais ce n'est pas assez concret pour moi. J'ai envie de réaliser mes rêves.

Je lui lance un regard admiratif, comme souvent lorsqu'elle me parle de ses envies.

Barbara est une personne ambitieuse, et travailleuse. Elle se donne du mal pour réussir, et ça fonctionne : depuis que je la connais, je ne l'ai encore jamais vue échouer dans quoi que ce soit.

Parfois je me demande comment est-ce qu'elle réagirait face à l'échec. Du peu que je l'ai vue au travail, elle semble terrifiée à l'idée de ne pas maîtriser quelque chose, comme si savoir que les choses n'étaient pas sous son contrôle l'effrayaient au plus au haut point.

— Et toi, alors ? Tu vas continuer la fac ? demande-t-elle tandis que nous tournons à gauche sur l'avenue Leclerc.

— Oui, réponds-je. Je ne vois pas pourquoi j'arrêterais.

Barbara me lance un sourire discret en resserrant sa queue de cheval.

— Tu m'étonnes ; t'es le meilleur de ta classe, si ce n'est de ta promo.

— Quand même pas, répliqué-je.

J'attends plusieurs secondes qu'elle me réponde mais pourtant, rien ne vient. Je constate alors qu'elle me regarde d'un drôle d'air.

— Quoi ? questionné-je d'un air curieux.

— Tu es bon en tout, Hélios. Tellement d'ailleurs que les gens comme moi qui souhaitent sans arrêt être les meilleurs ont bien du mal à se tenir à tes côtés sans complexer. Et pourtant, on dirait que tu es le seul à ne pas le voir.

Je détourne le regard.

— Je ne suis pas doué en tout, la contredis-je.

— Arrête ! rit-elle. Tu fais des études en maths-physique, tu lis des tas de trucs, tu es doué en culture générale et tu aimes dessiner. Et ça, c'est sans parler du fait que tu aimes aussi le sport, que tu mesures un mètre quatre-vingt trois et que tu es également féministe, drôle et gentil. Moi, je trouve que ça frôle la perfection.

Je continue de fixer mes chaussures, sentant mon visage chauffer. Je la savais honnête, mais peut-être pas à ce point.

— C'est gentil, réponds-je.

— Non, c'est réaliste. T'es quelqu'un de génial, Hélios, pourquoi est-ce que tu refuses d'y croire ?

Nous nous arrêtons au milieu du trottoir et je me tourne enfin vers elle, surpris.

— J'y crois, répliqué-je. Je sais que je suis incroyable.

Elle me sourit, ayant compris mon sarcasme.

— Hmh-hmh.

Nous nous rapprochons de plus en plus et bientôt, je crois sentir le tissu de sa robe jaune tout près de mes mains. Elle sent la fleur d'oranger, le soleil et la détermination.

— Mais tu vois, je suis obligé de me retenir d'être trop génial, reprends-je avec un air taquin. Allison complexerait trop, sinon. Déjà qu'elle est le brouillon de la famille, alors...

Tout près de moi, Barbara se met à rire. À cet instant, si je n'avais pas aussi peur d'être rejeté, je crois que je l'embrasserais.

— Oh, regarde, dit-elle soudain en fixant un point derrière mon épaule. Ce ne serait pas Maia Aubery, là-bas ?

Je me détourne et plisse les yeux dans la direction qu'elle m'indique. Après quelques secondes de concentration, j'aperçois en effet une brune traverser la rue, ses écouteurs plantés dans les oreilles et un air renfrogné sur son visage. Elle porte un haut blanc et court par-dessus un jogging gris et ses cheveux lisses caressent les endroits où sa peau est nue autour de son débardeur, frôlant à chaque mouvement les fins colliers en or qui entourent son cou.

— Je crois, oui.

— Ah, il fallait justement que je la voie. Ça ne te dérange pas si on va lui parler ?

J'hésite un instant en fixant la brune au loin. La dernière fois que je l'ai vue, elle ne m'a même pas calculé ; à vrai dire, elle était trop occupée à vivre une scène intense – et bizarre – avec Daphné pour me jeter ne serait-ce qu'un regard.

Pourtant, quelque chose chez elle m'attire toujours et me pousse à vouloir la connaître. Je ne sais pas encore quoi mais pour le savoir, j'imagine qu'il faudrait au moins que j'aille lui parler.

— OK, finis-je par répondre.

Barbara me sourit avant d'appeler Maia d'une voix forte tout en lui faisant des signes de main. Visiblement concentrée sur sa musique, la brune met un certain temps à nous remarquer mais dès que c'est fait, elle a un mouvement de recul.

Bon, eh bien j'imagine que l'envie de se connaître n'est pas réciproque, songé-je avec une pointe de regrets.

Dommage ; j'ai toujours rêvé de devenir pote avec ma voisine, exactement comme dans les films. Ce ne sera pas pour cette fois, j'imagine.

— Salut ! s'exclame joyeusement Barbara quand Maia arrive à notre hauteur. Comment ça va ?

Elle nous fixe d'un air étrange, une main en visière au niveau de ses sourcils. Quelque chose me chiffonne dans ses yeux verts, mais je n'arrive pas à mettre réellement le doigt dessus.

— Bien, merci, répond finalement Maia d'une voix qui transpire la méfiance.

— Tu as reçu mon mail à propos des travaux que je te conseillais de faire dans la maison ? questionne Barbara. Parce que comme je n'ai pas eu de réponse, je me suis demandée si...

Elle ne termine pas sa phrase, poussant Maia à acquiescer.

— Ah, oui, désolée. J'ai été prise par les courses, ces derniers-jours. J'ai déjà acheté de quoi repeindre le salon.

— Oh, trop cool ! Et au niveau de la cuisine, qu'est-ce que tu penses de...

Elles se mettent ensuite à discuter décoration – ou du moins, Barbara parle et Maia acquiesce, répondant aux questions de temps à autre quand rester silencieuse n'est pas une option.

Tandis qu'elles discutent, j'en profite pour détailler discrètement la brune encore un peu plus. Je ne l'avais pas remarqué de loin mais il est écrit « I talked to people today ! » par-dessus une médaille bleue estampillée sur son totebag, ce que je trouve drôle. Disons que ça la représente bien, de voir ce genre de contacts comme un évènement majeur.

— ... sûre qu'Hélios pourra t'aider, si tu veux.

Je me reconnecte à la conversation en entendant mon prénom et fronce les sourcils en relevant les yeux sur Barbara.

— Félicia t'a appris des tas de trucs en bricolage, non ? me glisse celle-ci.

Il est vrai que lorsqu'elle était en vie, ma voisine m'avait appris des tas de trucs. Étant donné que Daph', Allison et moi n'étions que des gosses et que nous ne savions absolument pas gérer la moindre catastrophe qui arrivait dans la maison, nous avions pris l'habitude de l'appeler chaque fois qu'on avait besoin d'aide – c'était toujours mieux que d'appeler le père de Daphné, qui nous gueulait dessus à chaque fois même quand ce n'était pas de notre faute.

En tout cas, j'adorais quand Félicia venait nous aider. Elle m'apprenait toujours des tas de trucs, et elle avait le sourire sans arrêt. C'est con que Maia n'ait pas récupéré ce gêne-là.

— Oui, mais je suis toujours aussi nul, finis-je par répondre.

— Et voilà, il joue encore les modestes ! rétorque Barbara en roulant des yeux avec un sourire par-dessus ses lèvres fines. Il a réparé mon ordinateur et rebouché un trou que mon imbécile de frère avait fait dans le mur, une fois. Non, je te jure, il gère, ajoute-t-elle sur le ton de la confidence dans la direction de Maia.

La brune arque un sourcil et me jette un regard empli de sarcasme.

— Ah oui ? J'ai dû mal à imaginer Hélios avec un marteau à la main.

Entendre mon prénom dans sa bouche me fait tout drôle, mais je ne m'attarde pas dessus plus que ça et la fusille du regard.

C'est décidé : cette fille dégage un truc cool, mais elle ne l'est pas. En fait, elle me gonfle.

— En tout cas, si tu as un problème urgent, peut-être qu'elle pourrait t'appeler... ? propose Barbara en me regardant du coin de l'œil, attendant visiblement ma confirmation.

— Non merci, rétorque Maia avant même que je n'ai le temps de dire quoi que ce soit. Je peux me débrouiller toute seule.

Barbara penche la tête, un léger sourire planant sur ses lèvres.

— Ah, ça, je n'en doute pas. Girl power, ajoute-t-elle.

Maia lui lance un regard amical, mais toujours sans sourire. Je me demande franchement s'il ne faudrait pas la payer pour qu'elle ose incurver les lèvres en public.

— Bref, n'hésite pas à appeler à l'agence si tu as besoin de quoi que ce soit, finit par conclure Barbara. Je serais ravie de t'aider.

— C'est gentil.

— C'est mon travail, surtout ! corrige mon amie en riant.

Sur ce, les filles se disent au revoir. De mon côté, je me contente d'un vague hochement de tête dans la direction de Maia, qui semble s'en foutre éperdument.

Du moins, c'est ce que je croyais jusqu'à ce que j'entende résonner dans mon dos :

— À plus !

Barbara me lance un regard interrogateur mais n'y réponds pas, trop occupé à pincer les lèvres pour m'empêcher de sourire. 

J'ai bien reconnu ma phrase de l'autre fois, celle que j'ai lancé l'autre fois à Daphné et Maia avant de partir avec Allison pour les laisser discuter entre elles. Je croyais qu'elle ne m'avait pas écouté mais force est de constater que si, finalement. Une partie de moi espère qu'elle est en train de me draguer mais une autre, réaliste, sait que ça n'arrivera pas – soit parce qu'elle semble trop butée soit parce que personne ne me drague jamais, tout simplement.

Non, décidément : je crois qu'il va falloir que je m'y mette moi-même.

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