4| Les retrouvailles
HÉLIOS
— Wesh ! m'écriai-je.
Je n'attends pas spécialement de réponse et jette mes chaussures dans un coin de l'entrée, près du placard. Je ne les range jamais à l'intérieur et ça énerve profondément Daphné, mais j'ai décidé que je ne changerai pas. Je suis têtu ; et au vu des Vans à carreaux que j'aperçois tout près des miennes et qui appartiennent sans aucun doute à Allison – je veux dire, qui d'autre qu'elle flingue ses chaussures en griffonnant des trucs dessus au stylo bille quand elle s'ennuie en cours ? –, j'imagine que c'est de famille.
Après avoir laissé toutes mes affaires dans l'entrée, je monte les escaliers quatre à quatre pour rejoindre les filles en haut. J'ai toujours trouvé que cette maison était assez mal foutue, avec son entrée, les toilettes et quelques placards en bas et tout le reste de la baraque à l'étage. Mais bon ; avec le temps, je m'y suis habitué et désormais, cela me paraît totalement naturel de me taper plusieurs étages simplement pour aller pisser.
Quand j'arrive en haut, Daphné me lance aussitôt un sourire éclatant de derrière le bar. Elle est visiblement en train de cuisiner, ce qui ne m'étonne pas ; quand elle n'est pas occupée à calmer ma furie de sœur ou à l'empêcher de se jeter devant un bus pour voir si ça fait mal – elle n'a encore jamais fait ça, mais je crois sincèrement qu'elle en serait capable –, Daphné cuisine. L'avantage c'est qu'elle fait ça très bien, alors personne ne se plaint.
— Alors, quoi de neuf ? demande la blonde.
Je passe derrière elle pour l'embrasser sur la joue, comme à mon habitude, et en profite pour piquer une tomate cerise sur le plan de travail. Elle s'empresse alors de taper dans la visière de ma casquette, qui manque de tomber par terre.
— Rien, je me suis fait chier, réponds-je en m'éloignant de cette sorcière.
Je suis en train de faire le tour du bar pour rejoindre Allie qui est avachie dans le canapé quand je m'immobilise, surpris. Non seulement ma sœur n'est pas en train de faire la sieste comme je l'imaginais, mais en plus elle est en train de jouer avec un chat.
C'est peut-être le moment de préciser que nous n'avons pas de chat, du coup.
— Qu'est-ce que tu fous ? lâché-je.
— Du bowling.
Elle m'énerve.
— Non, sérieusement, insisté-je en plissant les yeux. T'as trouvé ça où ?
Allison relève alors la tête vers moi, le regard illuminé par l'excitation. Elle enveloppe alors le chat d'une main et s'exclame, ne répondant pas du tout à ma question :
— Regarde, je lui ai appris à faire un tour. Allez Mimi, lèche ma papatte ! Vas-y !
Le chat la fixe d'un drôle d'air mais finit par sortir sa petite lange et lécher la main de ma sœur, qui pousse un cri de joie. De mon côté, je me contente d'arquer un sourcil et de demander platement :
— T'as passé combien de temps à te frotter des croquettes dans la paume pour qu'il finisse par faire ça ?
Allison se renfrogne en faisant monter le chat sur ses genoux.
— Deux heures. Mais franchement, ça valait le coup.
Je pousse un soupir et m'approche du rebord de la fenêtre, sur lequel je me hisse. C'est l'un des trucs que je préfère dans cette maison : les fenêtres ont toutes des rebords immenses, qui peuvent quasiment être assimilés à des mini-murets. Du coup, ça fait un siège parfait et confortable pour les types comme moi sui s'asseyent toujours partout sauf sur les sièges qui sont faits pour ça.
— Tu l'as volé où, ce chat ? finis-je par demander.
— Je ne l'ai pas volé ! se défend Allison en serrant le chat contre elle, presque comme si elle croyait que j'allais lui arracher des mains.
— Euh, si, intervient Daphné de l'autre côté de la pièce. Tu l'as carrément kidnappé, cette pauvre bête.
Ma sœur lui lance un regard meurtrier empli d'un profond sentiment de trahison.
— Traîtresse ! Tu sors avec moi, t'as pas le droit de me balancer !
Je roule des yeux en esquissant un sourire amusé.
— En tout cas, tu vas devoir reposer ce chat là où tu l'as pris, rétorqué-je.
— Pas question. Il n'a plus de famille, OK ? J'ai fait une bonne action en l'emportant. Et puis, il m'adore ; t'as bien vu comme il me lèche la main !
Je croise les bras sur mon torse.
— Il aime les croquettes, pas toi.
Allison me lance un regard noir et essaie de caresser la tête de l'animal, mais sans succès. Attiré par l'odeur de la bouffe sur la main de ma sœur, il n'arrête pas d'essayer de la lui lécher.
— Je suis sûre qu'avec le temps il finira bien par nous aimer, dit-elle d'un ton convaincu.
Elle marque une petite pause et me fixe un instant, son habituel sourire de terreur insolente sur les lèvres.
— Du moins, il m'aimera moi. Toi, c'est moins sûr – il doit déjà avoir peur de toi, vu comme t'es fringué.
— Ah-ah. Allez, donne, on va aller le rendre, finis-je par dire en quittant mon promontoire.
— Non, je t'ai dit ! dit-elle avec véhémence en me repoussant d'un coup de bras. C'était le chat de Félicia, Hélios. Ce petit bébé est seul maintenant, il a besoin de nous.
Lorsque ce prénom retentit dans la pièce, nous marquons tous un silence.
On ne parle jamais de notre ancienne voisine – seulement quand on y est obligés, finalement –, tout simplement parce que nous sommes tous les trois très tristes qu'elle nous ait quittés.
Quand Allison et moi avons emménagé ici, dans la maison d'enfance de Daphné, Félicia nous a accueillis à bras ouverts. Nous l'avons rencontrée aussitôt : à peines arrivés, elle est venue nous apporter un panier de muffins. Je l'ai d'abord prise pour un genre de Desperate Housewives, jusqu'à ce qu'elle nous propose au fil de la conversation de réparer la fuite d'eau dans les toilettes. En deux temps trois mouvements, c'était fait – et très bien fait, d'ailleurs. C'était une femme exceptionnelle, et une voisine adorable. Quand on a appris qu'elle était décédée, nous n'avons pas dit un mot de la soirée – et dans le cas d'Allison, c'est un véritable miracle.
Puis, soudain, mes pensées dévient sur la brune que j'ai vue la semaine dernière en train de farfouiller dans la haie. Comment n'ai-je pas pu faire le lien plus tôt ?
— Un membre de sa famille a emménagé dans sa maison. Et il cherche le chat, ajouté-je.
Allison me fixe un instant de ses yeux noirs, puis les pose sur le chat. Daphné en profite pour me rejoindre et se plante à mes côtés, un air doux sur le visage.
— Hélios a raison, il faut qu'on aille lui rendre. De toute façon, on n'a pas de quoi s'occuper d'un chat.
— Mais... Je ne veux pas qu'il s'en aille.
Je fronce les sourcils, surpris d'entendre ce genre de choses sortir de la bouche de ma sœur. Ce n'est pas son genre, de s'émouvoir – pas du tout, même. Quand Jack est mort dans Titanic, elle a éclaté de rire en criant que c'était ridicule.
— Y'a pas le choix, chérie, lui glisse Daphné en posant sa main dans le cou d'Allison. Allez, viens, on y va tout de suite sinon t'auras plus le courage.
Tandis qu'on sort de la maison, ma sœur a quitté son air triste et se contente de faire la gueule en bonne et due forme. D'ailleurs, quand on s'immobilise devant le portillon en bas des marches de la maison d'en face, elle grogne :
— Je vous préviens, je ne vais pas dire bonjour.
— Allie... soupiré-je.
— Et si la personne se comporte mal avec le chat, je me barre avec en courant, ajoute-t-elle sans tenir compte de ma remarque.
— Comme tu veux, réplique gentiment Daphné. Tu n'as qu'à rester silencieuse, ça suffira.
— Hmh.
Je donne un coup de coude dans les côtes de ma sœur pile au moment où Daph' appuie deux fois sur la sonnette. Nous commençons alors à nous chamailler mais heureusement, la porte s'ouvre rapidement et interrompt aussitôt notre dispute.
Cependant, à peine la silhouette de l'habitante de la maison apparue, c'est un autre genre de conflit qui démarre mais cette fois, entre elle et Daphné. Une guerre froide, plus précisément.
— Maia ? lâche la blonde d'une voix sourde.
À la porte, la brunette de l'autre soir nous fixe avec la bouche grande ouverte, visiblement sous le choc. Elle met plusieurs secondes avant de se reprendre et passe une mèche de ses cheveux derrière son oreille avant de nous rejoindre près du portillon, qu'elle ouvre lentement.
— Salut, murmure-t-elle alors.
Je remarque qu'elle ne quitte pas Daphné des yeux, ce qui m'interroge. Dieu merci, à ma droite, Allison semble être aussi perdue que moi et fixe les deux filles en arquant un sourcil.
— Coucou, bonjour, hello, intervient alors ma sœur d'un ton froid. Tiens, voilà ton chat. Je voulais le kidnapper, mais ils n'ont pas voulu que je le garde.
La dénommée Maia tend les bras pile à temps pour récupérer le chat, visiblement hésitante. On dirait qu'elle est extrêmement mal à l'aise, ce à quoi je ne m'attendais pas du tout venant de sa part. Elle semble soudainement bien loin de la fille semblant sortie tout droit d'un film qui me balançait des vacheries.
— Tu es revenue depuis quand ? demande alors Daphné.
Je remarque que celle-ci ne l'a pas quittée des yeux non plus, comme hypnotisée. Ses pupilles d'ordinaire bleu clair tirent vers un gris orageux, comme si elle était à la fois triste et en colère. Je n'avais encore jamais vu ce mélange dans ses yeux.
— Environ une semaine.
Les deux filles se fixent en silence, presque comme si elles se parlaient par le regard. Puis, d'un seul coup, elles commencent en même temps :
— J'ai voulu venir te voir mais...
— Comment as-tu pu...
Elles s'interrompent d'un seul coup, me laissant encore plus perplexe.
Bordel, c'est quoi ce délire ?
À ma droite, la peau naturellement bronzée d'Allison a tourné vers le rouge écrevisse comme chaque fois qu'elle s'empêche d'exprimer ses émotions et qu'elle retient les chiens enragés qui sommeillent en elle. Je ne sais pas si elle est encore énervée parce qu'on a insisté pour qu'elle rende le chat ou si c'est plutôt cette situation bizarre entre sa petite-amie et notre nouvelle voisine qui la fait bouillonner.
— Bref, ravie de te connaître, ba-baye, finit par lâcher ma sœur d'un ton glacial.
Elle m'attrape par le bras et fait volte-face, mais elle a à peine fait deux pas que Daphné nous interrompt d'une voix posée qui tremble légèrement malgré tout :
— Rentrez sans moi, il faut que je parle à Maia.
Allison s'arrête dans son mouvement, ébahie. J'ai très rarement vu Daphné lui tenir tête mais je sais que généralement, quand elles se disputent, ça dure des jours et des jours. Aussi, j'espère sincèrement qu'Allison ne va pas mal le prendre.
— Très bien, siffle ma sœur en resserrant encore plus ses doigts autour de mon bras.
Elle m'entraîne alors vers la maison d'un pas rapide, me laissant tout juste le temps de m'exclamer :
— À plus !
Mais ni Maia ni Daphné ne m'offrent un regard.
∞
MAIA
Quand les deux voisins que je connais pas plus que ça s'enfuient vers leur maison à la demande de Daphné, nous restons silencieuses un long moment en nous fixant dans le blanc des yeux.
Comme 99 % de Bellevue, Daphné n'a pas changé. Ses longs cheveux blonds sont toujours aussi ondulés et resplendissants, et elle a toujours ces yeux bleus qui me couvaient d'un regard protecteur et rassurant quand j'étais angoissée ou énervée. Je reconnais également les taches de rousseur qui éclaboussent ses joues et par acquis de conscience, je vérifie si elle en a toujours sur les bras et les cuisses – réponse : oui. Je me rappelle encore à quel point elle les détestait quand on était petites.
La seule chose qui a changé chez elle, c'est les larmes qui brillent dans ses yeux. Larmes que j'ai causées, inévitablement.
— Je n'arrive pas à croire que tu sois rentrée, lâche-t-elle finalement en rompant le silence. Je crois que... Je crois que je pensais que je ne te reverrais jamais.
Je détourne finalement le regard, n'osant plus soutenir le sien. Ma poitrine me fait mal, tellement que je me demande comment est-ce que je tiens encore debout.
— Je ne pensais pas revenir non plus.
Du coin de l'œil, je la vois se tortiller les doigts. Ça me rappelle quand on s'entraînait dans sa chambre pour nos oraux scolaires, oraux pour lesquelles on était toutes les deux stressées comme jamais. Elle parce qu'elle était timide, moi parce que je détestais tout simplement les gens en général.
— Alors, tu... Es en couple avec cette fille ? questionné-je en pointant la maison d'en face du menton, désireuse de changer de sujet.
Daphné est tellement déconnectée de la réalité qu'elle me plusieurs secondes d'un air perdu avant de répondre en gesticulant :
— Ah, euh, oui. Elle s'appelle Allison.
— Elle a l'air très sympa, rétorqué-je avec sarcasme.
Merde, c'est sorti tout seul.
En face de moi, Daphné ne semble pourtant pas plus vexée que ça. Elle se contente de me fixer de son regard orageux, la lèvre supérieure tremblante comme si elle était sur le point de fondre en larmes – ou de me coller une baffe, au choix.
Je pencherais tout de même plus pour la première option, parce qu'en dix-huit ans d'amitié inconditionnelle avec cette fille – avant que je gâche tout, en somme –, je ne l'avais jamais vue claquer qui que ce soit.
— Vous avez ça en commun, répond-t-elle finalement.
— Oh.
Je baisse les yeux et fixe mon regard sur mes chaussettes, qui sont dépareillées. Je n'ai même pas pris le temps d'enfiler des chaussures quand ça a sonné, j'étais persuadée que c'était de la pub et que je ne sortirais même pas.
Quelle erreur.
Un nouveau silence s'installe mais cette fois, nous ne nous regardons pas. Ainsi, puisque je ne vois pas dans ses yeux qu'elle cherche elle aussi les bons mots à dire, il semble s'étirer à l'infini.
— Je suis contente que tu sois là, finit-elle par dire.
Je relève la tête, surprise. Dans ma poitrine, mon cœur est sur le point de tomber sur le sol.
— Tes parents m'avaient dit que tu allais bien, mais je crois qu'une partie de moi ne les croyait pas. Je me disais que si c'était le cas, tu ne serais pas partie comme ça.
J'encaisse le coup, la gorge nouée.
— Je n'allais pas bien, me contenté-je de répondre. Mentalement, du moins.
Je sens le regard brûlant de Daphné posé sur moi, mais je n'ose pas l'affronter. De longues secondes s'écoulent avant qu'elle n'ose dire, la voix brisée :
— Tu aurais au moins pu me dire au revoir.
Les larmes me montent, manquant de me terrasser. Mon cœur me hurle de fuir mais je sais qu'elle ne mérite pas ça, pas après ce que je lui ai fait.
Une fois d'accord, mais pas deux.
Alors, je pose les yeux sur elle et murmure :
— Je suis désolée.
Nous nous regardons, encore et encore. L'avoir en face de moi après tout ce temps me paraît irréel, tellement que lorsqu'elle finit par tendre les bras vers moi, je crois être en train de rêver.
Mais non : ses bras s'enroulent autour de moi et se croisent dans mon dos, et elle pose son menton sur mon épaule. Comme avant.
En moi, une fissure dont je n'avais même pas connaissance est en train de se résorber. C'est comme si j'avais retenu mon souffle depuis que je suis partie et qu'à cet instant précis, j'arrivais enfin à respirer.
— Tu m'as manquée, murmuré-je.
Elle me serre plus fort contre elle, me laissant tout le loisir de respirer son parfum à la rose. Depuis que je la connais elle a toujours eu cette odeur spéciale, à la fois douce et caractérielle. Comme elle, finalement.
Nous restons de longues minutes l'une contre l'autre sans rien dire, les battements de nos cœurs brisés pour seule musique de fond. Savoir que même après cinq ans, même après l'avoir laissée en plan sans un mot, elle ose me prendre dans ses bras... C'est trop pour moi. J'ai l'impression que je vais me briser à tout instant.
Puis, alors que je crois avoir enfin trouvé la force de résister, elle se recule légèrement et me dit doucement à l'oreille :
— Toutes mes condoléances pour ta tante.
Et cette fois, une unique perle salée s'échappe bel et bien de mon œil droit.
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