26| Les au revoir
MAIA
Je m'étais promis de ne pas faire ça.
J'avais promis à Hélios de ne pas faire ça, aussi. Hier soir, dans le lit, quand il m'a demandé si je comptais dire au revoir à Rose avant de partir, j'ai presque ri tellement l'idée me paraissait bête. Marc ne souhaite pas que je m'approche de sa fille, et elle ne sait même pas qui je suis. Je l'ai abandonnée. Je n'ai plus aucun droit de vouloir lui parler, même pour lui dire au revoir.
Seulement, alors qu'Hélios s'était endormi, j'ai repensé aux petits chignons bruns constamment perchés sur la bouille ronde de Rose. J'ai repensé à son sourire éblouissant à base de dents de lait, de ses petites mains brandies en l'air pendant sa chorégraphie de danse et à son rire cristallin quand elle a retrouvé Céline après l'école.
Alors, soudain, j'ai eu peur que tout s'efface en partant sans la revoir une dernière fois. J'ai eu peur de ne plus me rappeler ces détails, d'oublier ces fragments d'âme que j'ai pu entrevoir. Ne pas la prendre dans mes bras avant de la confier aux pompiers m'a détruite, et j'ai refusé de refaire la même erreur.
Pour autant, maintenant que je suis sur le pas de sa porte, je ne me sens plus tout à fait aussi sûre de moi.
Je me balance d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. Je jette un œil par la fenêtre, regarde ma montre, regarde de nouveau par la fenêtre, m'essuie les pieds sur la paillasson, lève la main pour frapper à la porte puis me ravise. Encore.
Je répète ce schéma pendant de longues minutes, tellement de fois que je finis par me demander si je vais finalement être capable de frapper à la porte.
— Maia ?
Je sursaute en entendant mon prénom retentir derrière moi et me retourne d'un seul coup, comme prise en flagrant délit. Je tombe alors nez-à-nez avec Marc, qui est en train de remonter l'allée de la maison avec un sac de course rempli dans chaque main et ses clés de voiture coincées entre les dents. Il porte un gilet gris et un vieux jean et a le bout du nez rouge à cause du froid. À cet instant, il me fait penser à mon père.
— Bonjour, dis-je en manquant de m'étrangler avec ma salive.
— Bonjour, répond-t-il en s'immobilisant près de moi.
Il dépose ses deux sacs à nos pieds et retire ses clés de sa bouche, les glissant dans la poche de son gilet. Il me regarde d'un air méfiant, presque comme s'il se demandait quel mauvais coup suis-je en train de préparer.
— Je pars cette après-midi, dis-je d'une traite.
— Ah, c'est aujourd'hui... Céline m'a dit que tu repartais au Canada.
Je ne peux m'empêcher d'avoir un coup au cœur en les imaginant dans le lit conjugal, partager leurs soucis avant de dormir. Penser que je puisse en être un pour eux manque de me faire vomir.
— Oui, euh... Ces derniers mois sont passés vite.
— J'imagine.
Un silence gênant au possible s'installe entre nous, ce qui pousse Marc à se racler la gorge en demandant :
— Et alors, qu'est-ce que tu viens faire ici ?
Sa question est directe et pourrait paraître un peu sèche, mais elle ne l'est pas réellement. Il a seulement l'air inquiet des dommages que je peux causer dans sa vie, ce pour quoi je ne lui en veut pas. Il a raison de se méfier de moi.
Ça me conforte dans l'idée que j'ai bien fait de le choisir pour élever ma fille.
— Je venais voir si vous seriez d'accord pour que je dise au revoir à Rose.
Ma voix a peiné à sortir, et j'ai dû mal à avaler ma salive. Mes mains tremblent dans mes poches et Marc me regarde d'un air surpris, passant une main dans ses cheveux noirs tirant sur le gris.
— Oh. Bon. OK.
Je cligne des yeux, persuadée d'avoir mal entendu.
— OK, confirme-t-il. On lui dira que tu es une amie de Céline, par contre.
J'acquiesce, le cœur battant. J'étais tellement persuadée qu'il me dirait non que je suis d'ailleurs venue dans la matinée en espérant qu'il serait sorti. J'avais retenu qu'il n'allait jamais chercher Rose à l'école et donc, qu'il devait beaucoup travailler. J'espérais que ce serait le cas le samedi matin également, mais on dirait que je me suis trompée.
Ce qui n'est peut-être pas si grave, finalement.
— Attendez, je vais vous aider, proposé-je en prenant un sac de course à ma charge tandis qu'il ouvre la porte.
Il me remercie du regard avant de pousser la porte de la maison.
Aussitôt, une bonne odeur de chaleur et de vanille me monte au nez. Tandis que nous nous dirigeons vers la cuisine, j'entends de la musique résonner de la pièce d'à côté et jette un œil discret à la décoration. Tout est typique des maisons familiales : parquet chaud au sol, papier peint neutre aux murs, mobilier entre le traditionnel et le moderne et grande cuisine fonctionnelle. J'aperçois aussi des dessins d'enfant sur le frigo, des citations motivantes encadrées près du plan de travail et des plantes près des portes vitrées qui mènent à la terrasse.
— C'est très joli chez vous, commenté-je.
Marc me lance un drôle de regard.
— Merci.
Sur ce, sans avoir besoin que nous nous mettions d'accord, je lui sors les produits des sacs et il s'occupe de les ranger dans la cuisine. Nous formons une bonne équipe : au bout de dix minutes, tout est rangé et nous repassons par l'entrée pour déposer notre manteau et nos chaussures. Je me sens un peu comme une étrangère, mais ça va encore. L'atmosphère de la maison est si confortable que ça surpasse mon angoisse maladive de bientôt voir Rose de très près.
— Ah, t'es rentré ! s'exclame soudain une voix joyeuse du salon. Je lançais une lessive dans la buanderie, je t'ai pas entendu arriver. D'ailleurs, t'as vu que j'avais mis qu'on avait besoin d'adoucissant sur la liste de courses ?
Céline s'arrête net en me voyant dans l'entrée. Elle me fixe en écarquillant les yeux pendant un instant, les mains chargées d'un panier à linge.
— Oh, bonjour Maia, dit-elle ensuite en me souriant poliment. Je ne m'attendais pas à te voir.
— Désolée de débarquer sans prévenir, m'excusai-je. Je pars cette après-midi, alors j'ai pensé que je pourrais passer dire au revoir.
Céline dépose sa panière à linge sur le sol et passe une mèche de ses cheveux blonds derrière son oreille en échangeant un regard avec son mari. Ils communiquent silencieusement pendant une bonne minute, juste avant que Marc ne conclut :
— Bon, je vais chercher Rose.
Sur ce, il disparaît dans l'escalier, me laissant seule avec sa femme. Celle-ci s'approche de moi et me presse gentiment l'épaule, un sourire plein de chaleur aux lèvres.
— Alors, tu as hâte de rentrer chez toi ? me demande-t-elle.
Sa question me laisse bouche-bée.
Rentrer chez moi ?
Ça fait longtemps que je ne m'étais pas demandée où est ma vraie maison. J'ai longtemps pensé que je me sentirai plus jamais chez moi dans le monde, que plus aucun endroit ne pourrait me mettre à l'aise, me faire sentir en sécurité.
Avec le recul, je réalise que j'avais tort. Peu importe où je me trouve, c'est les gens qui m'entourent qui créent mon chez moi.
C'est Hélios, Daphné, mes parents, ma maison. Allison aussi, maintenant – bien que je n'ai pas réellement choisi de l'apprécier ; c'est le genre de trucs qui nous tombe dessus sans qu'on ne s'en rende compte.
Là où il y a Rose, aussi.
Au moment où j'ouvre la bouche pour lui répondre, des pas se font entendre dans l'escalier et Marc apparaît, une petite fille dans les bras.
— Mademoiselle était en train de fouiller dans nos affaires, dit-il d'un air sévère.
Sur son épaule, Rose, toujours de dos, secoue la tête d'une façon effrontée.
— Non ! Sse prenais ssusste des vêtements pour mes doudous.
Son petit zozotement s'infiltre en moi comme un médicament, faisant disparaître instantanément tous mes soucis.
— Allez, Rose, dis bonjour à Maia, finit par dire son père en la déposant par Terre.
Quand mes yeux se posent enfin sur les siens, je jure que mon cœur manque d'arrêter de battre. Toutes les émotions, tout l'amour que je ressens pour elle et que je croyais inexistant ou envolé revient d'un seul coup, détruisant toutes mes certitudes comme un tsunami sur le front de mer. Elle a les yeux de son père, mais mon menton.
Elle a mon menton, bon sang.
— Bonssour, dit-elle d'une voix adorable.
— Bonjour, réponds-je, au bord de la crise cardiaque.
— Maia est une de mes amies, intervient Céline en s'approchant de sa fille. Elle voulait nous dire au revoir avant de s'en aller.
La petite ne me quitte pas des yeux, penchant légèrement la tête.
— Ah bon ? Tu pars où ?
Sentir qu'elle me parle, à moi, me fait extrêmement bizarre. Ses mots s'enroulent autour de mon cœur, s'emmêlent, libèrent des choses en moi. J'ai l'impression que la Maia que j'ai été revit comme par magie.
— Au Canada. Tu vois où c'est, le Canada ? lui demandé-je, toujours accroupie près d'elle.
Elle acquiesce, les yeux brillants. Puis, sans prévenir, elle attrape ma main et m'entraîne à l'autre bout du salon, où une jolie carte du monde est accrochée au-dessus de la cheminée. Déterminée, elle tend alors les bras vers moi, comme pour me faire signe de la porter pour qu'elle puisse me montrer.
Tout mon corps s'embrase. Choquée, je jette un regard en biais à Marc et Céline, restés de l'autre côté de la pièce. Elle me sourit, et lui reste impassible. Je prends ça comme une autorisation.
Sans plus attendre, je me penche et attire la petite contre moi. Aussitôt, elle pointe du doigt le Canada sur la carte, mais je le remarque à peine. Tout ce que à quoi je pense, c'est à cette sensation à laquelle je me suis privée il y a cinq ans, le jour de sa naissance. Je revois encore l'air triste des pompiers quand j'ai secoué la tête à la question « vous voulez la prendre ? ». Ils avaient l'air déçus, déçus pour moi. Je ne comprends que maintenant pourquoi.
Sentir Rose contre moi fait tomber toutes mes barrières. Je souris, tellement que ça me fait mal, et mémorise chaque détail de son visage, qui est tout près du mien. Ses joues rebondies m'appellent, et je me retiens de lui faire des bisous. Ce serait sûrement inapproprié, j'en sais rien.
— SS'est là, répète-t-elle en voyant que je ne lui ai pas répondu al première fois.
— Waouh, bravo ! m'exclamai-je en voyant qu'elle a visé juste.
Elle me lance un regard fier.
— Papa il est trop fort en sségrographie. Il connaît tous tous tous les pays.
Je sens que mes yeux s'emplissent de larmes, alors je papillonne des paupières pour les chasser et me concentre sur le sourire fier dépeint sur le visage de Rose.
Dans une autre vie, j'aurais peut-être pu lui apprendre à placer les pays moi-même.
Peut-être.
— C'est génial.
Elle acquiesce puis, naturellement, tapote sur mes bras comme si elle voulait descendre. Aussi, je me penche et dans un état second, je la regarde trottiner vers ses parents et se diriger de nouveau vers l'escalier. En comprenant qu'elle s'apprête à remonter, Céline l'arrête et lui demande :
— Bah, Rose, quand même ! Tu pourrais au moins faire un dernier bisou à Maia avant de retourner jouer !
La petite s'immobilise, docile, puis revient vers moi. Les yeux pleins de larmes, je m'accroupis près de la cheminée et l'accueille les bras ouverts quand elle vient déposer un minuscule baiser sur ma joue.
— Au revoir, dit-elle d'une voix plate, sans émotion.
J'essaie de me contenir pour ne pas la faire flipper. Elle me connaît à peine et moi, je suis à deux doigts de m'effondrer à l'idée de ne plus la revoir. Elle doit trouver ça super bizarre.
— Au revoir.
Elle s'apprête à s'éloigner de nouveau quand j'attrape sa main, lui faisant signe de rester près de moi. Surprise, elle lève les sourcils comme si elle se demandait ce que je voulais bien lui dire.
— Il faut que tu crois en toi, lui dis-je à l'oreille, comme si c'était un secret. Crois toujours en toi, d'accord ?
Ne fais pas comme moi. Ne te déteste pas, ai-je envie d'ajouter.
C'est officiel, elle a l'air de me trouver bizarre. Elle me regarde d'un drôle d'air en acquiesçant doucement, se demandant sûrement pourquoi est-ce que sa mère est amie avec une folle dingue pareille.
— Et prends soin de ta maman et de ton papa, ajouté-je en me relevant. Ils sont géniaux avec toi.
De l'autre côté de la pièce, je crois voir Céline s'essuyer la joue. Je m'efforce de continuer de sourire tandis que la petite hoche la tête d'un air distrait, se rapprochant de nouveau de son père.
— C'est bon, sse peux aller ssouer ?
Marc acquiesce en lui caressant les cheveux.
— Oui, c'est bon. Vas-y.
Sur ce, elle pousse un petit cri de joie et s'enfuit dans l'escalier en trottinant, criant à ses doudous qu'ils vont partir à l'aventure ou je-ne-sais-quoi d'autre.
Bizarrement, quand j'entends la porte de sa chambre claquer à l'étage, je ne m'effondre pas comme je l'aurais cru. À l'inverse, je me sens bien. Courageuse. Apaisée.
— Merci, murmuré-je au couple en me plaçant face à eux. Merci de m'avoir laissé lui dire au revoir.
Marc hoche la tête d'un air entendu tandis que Céline essuie les larmes qui glissent sur ses joues, les yeux rouges.
— Merci à toi, me répond-t-elle en posant une main rassurante sur ma joue. Merci de nous avoir donné notre enfant. Elle nous rend tellement heureux, et je... Je ne crois pas avoir été assez reconnaissante envers toi pour le magnifique cadeau que tu nous as fait.
Je secoue la tête, serrant la mâchoire pour ne pas pleurer à mon tour.
— Elle a l'air heureuse, et c'est tout ce qui compte pour moi.
Nous échangeons un regard empli d'émotions puissantes, puis la main de Céline qui était posée sur ma joue retombe le long de son corps.
— Tu pourras nous appeler quand tu voudras, une fois que tu seras au Canada, dit-elle ensuite visiblement sur un coup tête. Je paierai tes frais téléphoniques s'il le faut.
Marc lui lance un regard surpris.
— Ça ira, réponds-je avec un geste désinvolte de la main. Il vaut mieux que je reste en dehors de sa vie. Rose et moi, on est comme deux droites parallèles... Je crois qu'on est pas faites pour se croiser. C'est comme ça.
Céline renifle tout en acquiesçant.
— Je trouve ça triste.
Marc lui lance un regard à la fois doux et sévère, comme s'il préférait qu'elle ne me dise pas ce genre de choses et qu'elle les garde pour lui un peu plus tard.
— Céline, intervient-il.
— Non, vous avez raison, c'est triste, réponds-je. C'est triste que je ne puisse pas vivre aux côtés de mon enfant. Mais le truc, c'est que c'est moi qui ait fait ce choix. Je ne le regrette pas. Elle a un foyer soudé, des parents aimants, une assiette toujours remplie et des pansements sur ses genoux quand elle se fait mal. Depuis le début, vous êtes assez matures pour l'élever et s'occuper d'elle, alors que moi... Je ne l'étais pas. C'est ma faute.
Le regard de Marc s'adoucit tandis que Céline essuie de nouvelles larmes. Je crois que je suis remontée dans leur estime – pas que ce soit le but de mon discours, mais tout de même. Leur opinion à mon propos compte pour moi.
— Bon, euh, je vais y aller, finis-je par bredouiller en enfonçant mes mains dans les poches de mon sweat.
Ils acquiescent, me raccompagnant jusqu'à l'entrée. Tandis que je remets mes chaussures et enfile mon manteau, Marc m'ouvre la porte et Céline se place à côté de lui, les yeux rouges.
— Je te souhaite le meilleur, me dit-elle gentiment tandis que je quitte la maison.
Je lui souris, émue.
— Merci beaucoup.
Sur ce, je me retourne et commence à descendre les quelques marches de leur perron, croisant les bras sur ma poitrine pour me réchauffer. C'est là que ma main entre en contact avec quelque chose de dur, et que je me rappelle soudain de quoi il en retourne.
— Attendez ! m'exclamai-je en me retournant.
Marc, qui était en train de fermer la porte, s'interrompt dans son mouvement. Je retourne près de la porte à grands enjambées, extirpant l'enveloppe de la poche intérieure de mon manteau située tout près de mon cœur.
— J'ai écrit une lettre pour Rose, expliqué-je. Je me doute que le jour où vous lui expliquerez d'où elle vient risque d'être compliqué, et... J'ai pensé que ça pourrait aider si elle trouvait un mot écrit de ma main.
Marc fronce les sourcils devant l'enveloppe blanche que je lui tends. À ses côtés, Céline a de nouveau les yeux pleins de larmes.
— On lui donn... commence-t-elle.
— On va y réfléchir, la coupe Marc. Il faut qu'on en discute.
Ils échangent un regard empli de sous-entendus, puis Céline hoche vigoureusement la tête.
— Oui, hum... Il y a différents facteurs à prendre en compte, en effet.
J'acquiesce, compréhensive.
— Je comprends. Vous n'êtes pas obligés de la lui donner, seulement... La possibilité qu'elle l'ait peut-être un jour me rassure. Je me dis que ça lui fera peut-être du bien à un certain moment de sa vie.
Céline essuie ses larmes d'un revers de la manche tandis que Marc récupère l'enveloppe. Il la regarde d'un air méfiant, presque comme s'il se demandait si je l'avais piégée.
— Ouvrez-la avant de la lui donner si ça vous rassure, ajouté-je. Faites ce que vous voulez. C'est votre fille, après tout. C'est à vous de choisir.
Je croise le regard embué de Céline, qui me remercie silencieusement. Marc aussi semble ému ; il évite de me regarder, ce qu'il n'a encore jamais fait jusque-là. D'habitude, il me fixe toujours de ses yeux noirs qui transpirent le doute pour que je sente qu'il n'a pas confiance en moi, qu'il ne sait pas si je représente une influence positive pour sa fille ou si je suis là pour tout détruire.
— J'y vais pour de bon cette fois, annoncé-je alors doucement. Au revoir.
Ils me saluent à leur tour tandis que je m'éloigne jusqu'à ma voiture, le cœur léger. Aussitôt assise à la place conducteur, j'expire et laisse sortir la marée d'émotions qui se défoule en moi depuis une heure. Des larmes de joie, de soulagement et de plénitude s'échappent toutes seules de mes yeux tandis que je pianote sur l'écran de mon téléphone, presque euphorique.
— Maia ?
La voix d'Hélios manque de me faire crier. À cet instant, je ne rêve que d'une chose : lui et moi, ensemble peu importe où, et ce pour toujours.
— Salut, dis-je, tellement souriante que ça me fait presque mal.
Un léger silence me répond à l'autre bout du fil.
— Tu pleures ? me demande-t-il soudain d'une voix inquiète.
— Oui, oui, mais ça va, réponds-je en essuyant rapidement mes larmes. Je viens de passer voir Rose, je... Je lui ai dit au revoir.
— Oh putain, waouh, réplique-t-il aussitôt, visiblement concerné par l'état dans lequel je me trouve. Tu vas bien ? Tu veux que je vienne te chercher ?
— Non non, ça va, je vais conduire ; je voulais juste te le dire avant d'arriver. Je me sens tellement... bien. Et heureuse. Cette gamine est géniale, j'arrive pas à croire qu'elle est sortie de moi.
Un petit rire me répond à l'autre bout du fil.
— Et ouais. Elle a 50 % de tes gênes, quand même. C'est pas mal.
Je souris, le cœur débordant d'amour.
— C'est fou.
Je fixe le pare-brise, soulagée. Ma poitrine s'est desserrée, mon corps ne me fait plus mal. C'est la première fois depuis des années que j'ai l'impression de ne plus autant me détester.
— Tu arrives bientôt ? finit par me demander Hélios dans le combiné. Allison se plaint depuis une heure à propos du fait que nos au revoir lui font perdre sa journée. Je crois qu'elle râle pour éviter de penser à quel point sa vie va être ennuyante sans moi.
J'esquisse un sourire amusé.
— Étonnant. Et Daphné ? Et Barbara ? Et Axel ?
Hélios pousse un léger soupir.
— Daph' court partout parce qu'elle est persuadée que je vais oublier quelque chose, Barbara nous regarde avec un drôle d'air et Axel m'a envoyé un texto il y a dix minutes pour me dire qu'il allait être en retard.
Je m'esclaffe.
— On n'est pas encore partis, commenté-je.
— Je crois qu'on en a encore pour un moment, en effet.
Je rejette la tête en arrière contre mon siège, profitant de ce sentiment de douceur qui m'étreint. Au bout d'un moment, je finis par lui dire :
— Bon, alors je serai là dans une heure.
— Tout ça ? Rose n'est pas censée vivre à seulement dix minutes de chez nous ?
Je me mordille les lèvres en jetant un œil à la maison devant laquelle je suis garée. J'aperçois d'ici les silhouettes de Marc et Céline s'activer en cuisine derrière les portes vitrées.
— Si, mais j'ai quelque chose à faire avant.
Sur ce, j'enfonce les clés dans le contact et boucle ma ceinture. Hélios me répond alors :
— Pas de souci. Je t'attends patiemment.
J'esquisse un sourire irrésistible.
— Ça me va. À tout à l'heure.
— À tout à l'heure.
Je m'apprête à raccrocher quand j'entends soudain mon prénom retentir dans le combiné. Intriguée, je rapproche de nouveau le téléphone de mon oreille, pile à temps pour entendre Hélios me dire :
— Je t'aime.
Sans hésitation, je réponds alors :
— Je t'aime aussi.
Ensuite, je raccroche pour de bon avec un sourire idiot imprimé sur le visage, et démarre la voiture. Tout au long du trajet, je me sens complètement hors de mes pompes ; seulement, je me force à garder les pieds sur Terre. Il va falloir que je sois en pleine possession de mes moyens pour terminer ma mission de la matinée en beauté.
Mon cœur se remet à battre la chamade quand je me gare devant l'adresse indiquée sur le GPS. Il s'agit d'un complexe d'immeubles sécurisé par des grillages et qui entourent une jolie cour intérieure.
Ça ne m'étonne pas de lui, pensé-je avec un petit sourire.
Je m'efforce de contrôler mes émotions tandis que je quitte ma voiture et me dirige jusqu'au portail, où j'appuie directement sur l'interphone concerné. Au bout de trois longs bips emplis d'appréhension, j'entends enfin une voix grave me répondre :
— Oui ?
Bêtement, je perds tous mes moyens et bégaie à moitié en répondant :
— Salut, Sam, c'est, euh... C'est Maia.
Un léger silence me répond, puis :
— Maia ? Eh, salut ! Attends, je t'ouvre. Je suis au premier étage, je vais t'attendre dans le couloir.
J'ai à peine le temps de lui répondre un « OK » angoissé que le portail s'ouvre juste devant moi dans un grésillement. Histoire de me détendre, je me mets à réciter l'alphabet à l'envers dans ma tête comme Hélios me l'a appris tout en entrant dans l'immeuble. Une fois dans la cage d'escaliers, je révise ce que j'ai à lui dire jusqu'au moment où je tombe nez-à-nez avec lui dans le couloir.
— Hello ! dit-il joyeusement en me voyant.
Ses bras s'enroulent aussitôt autour de moi, chaleureux et rassurants. Je profite quelques secondes du contact, pressant les paupières pour essayer de m'en souvenir, juste avant de me reculer.
— Je peux entrer ? demandé-je.
— Bien sûr, répond-t-il comme si c'était une évidence. Tu veux boire quelque chose ?
— Non merci, ce ne sera pas long. Ta petite-amie est là ?
Sam s'appuie contre le mur dans l'entrée de son appartement, légèrement surpris de ma question.
— Non, elle boit un verre avec des amis cette après-midi. Ça te pose un problème ? Tu voulais la rencontrer ?
Je secoue la tête en retirant ma veste, que je dépose sur le porte-manteau situé près du placard à chaussures.
— Non. Justement, euh... Je préfère qu'elle ne soit pas là.
Samuel me lance un regard mi-inquiet mi-méfiant.
— Tu es sûre que tout va bien ? questionne-t-il.
— Oui, je te jure, réponds-je aussitôt avec un sourire qui se veut rassurant. Tu veux bien t'asseoir, s'il te plaît ? Il faut que je te parle.
Le brun semble complètement paumé mais s'exécute, se laissant lourdement tomber sur le canapé.
— Tu me fais peur, là, rétorque-t-il.
— Tout va bien, répété-je. Il faut juste... Que tu sois assis. Et bien réveillé.
Sam passe une main dans ses cheveux châtain, me fixant d'un drôle d'air avant de demander :
— Eh mais attends, tu as mis des lentilles ?
Je porte une main près de mes yeux, les sourcils froncés, avant de me rappeler que je n'en ai justement pas mis ce matin. J'ai laissé mes yeux vairons apparaître, un peu malgré moi. J'avais tellement de choses en tête que j'ai oublié de les cacher.
— Ah, euh, oui, réponds-je.
Je n'ai pas vraiment d'autre choix que de lui mentir. Il ne comprendrait pas que je puisse lui avoir caché avoir mes yeux vairons en deux ans de relation. Déjà à l'époque, j'avais honte de cette particularité ; je voulais juste... être comme les autres. Et maintenant, ce serait trop bizarre de le lui avouer genre : « eh, au fait, j'ai les yeux dépareillés ! Trop drôle, non ? ».
De toute façon, ce n'est pas important. Il y a plus grave.
— Alors, qu'est-ce que tu veux me dire ? dit-il, les sourcils froncés. Pour que tu viennes jusque-ici, ça doit être important. Maia Aubery ne prend pas la peine de sortir de chez elle et de croiser d'autres humains quand ça ne l'est pas.
J'esquisse un minuscule sourire. Définitivement, il me connaît bien.
— OK, finis-je par dire. OK, je me lance.
Je prends une grande inspiration et me racle la gorge tout en sortant mon téléphone. Je clique sur l'icône photo et lui tend mon iPhone, tendue.
— Tu vois cette petite-fille ? dis-je, le cœur sur le point d'exploser.
— Ouais, répond-t-il sans trop comprendre où je veux en venir. Elle est mignonne.
Le compliment se loge directement dans ma poitrine. Je le revois soudain à seize ans, me faire exactement le même genre d'éloges. Samuel a toujours été bien trop gentil pour moi, bien trop gentil pour ce monde en général aussi.
— Elle s'appelle Rose. Elle a cinq ans.
Il continue de fixer la photo, concentré. Il a l'air de me trouver bizarre, peut-être même un peu déphasée. À sa place, je penserais sûrement pareil.
— OK, et ?
Toudoum.
Toudoum.
Toudoum.
— Promets-moi que tu ne me détesteras pas, murmuré-je tout de même, par acquis de conscience.
Sam relève la tête vers moi, surpris. Ses traits auparavant déformés par l'inquiétude se détendent et il me sourit d'un air profondément gentil en posant une main sur mon genou.
— Je ne pourrais jamais te détester, Mai'. Tu le sais.
J'acquiesce. C'est vrai, après tout ; Sam et moi, on ne peut pas se détester. On a vécu trop de choses ensemble pour ça.
Il m'a appris à aimer, à m'aimer aussi. J'ai tout connu chez lui, tout aimé. Chacun de ses défauts, de ses mimiques, de ses expressions : je connaissais tout. Il était parfait pour moi.
Je n'étais seulement pas parfaite pour lui.
— Tu ne trouves pas qu'elle nous ressemble un peu ? dis-je, le cœur au bord des lèvres.
Samuel semble confus. Ses yeux passent de la photo à moi, puis de nouveau à la photo, puis encore à moi. Il semble ne pas comprendre où je veux en venir.
— Comment ça ?
Je presse les paupières. Je n'ose pas le regarder dans les yeux pour lui dire cela.
— Elle a tes yeux. Et mon menton.
Je prends une grande inspiration, puis lâche dans un murmure :
— Et elle a cinq ans.
Un silence assourdissant nous tombe dessus...
... puis Sam se lève d'un bond. Il se plante face à moi, son nez tout près du mien, les yeux écarquillés.
— Non, souffle-t-il.
J'hoche la tête pour le contredire.
— Non, répète-t-il avec un peu moins de conviction.
Je sens les larmes me monter aux yeux quand j'acquiesce de nouveau, complètement en vrac.
Alors, Sam me regarde, encore et encore, pendant de longues minutes. Son regard passe de mon œil gauche, le vert, au droit, le marron, essayant de déceler si je suis bel et bien sérieuse. Quand il comprend que je le suis, tous ses muscles semblent lâcher d'un seul coup et il s'écroule. Il s'abandonne au choc, les bras ballants le long du corps.
Aussi, je me réfugie contre lui et le serre contre moi. Lui ne me touche pas.
— Elle a une famille, murmuré-je, la joue contre son torse. Elle est heureuse. Très heureuse. Et aimée. Trop aimée.
Contre moi, mon premier amour ne bouge toujours pas. Je crois qu'il est sous le choc. Je le comprends.
— Pardon de ne pas te l'avoir dit, murmuré-je ensuite. Je...
Je marque une longue pause, puis termine :
— Je voulais lui sauver la vie. Si j'étais restée dans la sienne, je l'aurais détruite.
Ainsi, lentement, les bras de Sam se croisent dans mon dos. Il me serre fort, très fort, et je sens toutes mes émotions déborder. Mes larmes trempent son t-shirt et je sanglote contre son torse, sentant ses propres larmes dévaler ses joues et glisser jusqu'à mon front.
Alors, au bout d'un long moment, il finit par murmurer les mots que j'ai toujours voulu entendre :
— Je comprends. Je te pardonne. Merci.
Et à cet instant, je sais que la grenade que j'étais a enfin disparu. Elle vient d'exploser, et n'a rien détruit sur son passage comme je le craignais.
Je suis sauvée.
Je suis heureuse.
Je peux enfin vivre.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top