23| Les sentiments
MAIA
— Tu vas te faire défoncer par Daphné.
Hélios est à peine entré chez lui. Il n'est pas surpris de m'y trouver : je l'avais prévenu que je passerai l'après-midi ici avec ma meilleure amie. Ce qui a l'air de plus le surprendre, en revanche, c'est la phrase avec lequel je l'ai accueilli – à juste titre.
— Bonjour à toi aussi, dit-il avec un sourire amusé en déposant sa doudoune sans manches sur le dossier de l'un des tabourets de bar alignés dans la cuisine.
Je souris à mon tour quand il se plante derrière le canapé et se penche pour m'embrasser sur la bouche. Je me contorsionne un peu, mais on y arrive.
— Alors, pourquoi est-ce que Daph' veut me tuer ? demande-t-il ensuite en retirant ses chaussures.
Je ramène mes genoux contre ma poitrine en le regardant s'affairer dans l'entrée. Il a le bout du nez légèrement rouge par-dessus sa peau caramel, signe qu'il doit faire encore plus froid dehors que depuis que je suis arrivée en début d'après-midi. Je l'imagine bien frictionner mes mains pour les réchauffer, avec un temps comme ça.
— Il paraît que tu as séché les cours, hier.
Même du canapé, j'aperçois Hélios se raidir légèrement.
— Comment est-ce qu'elle sait ça ? demande-t-il en plissant le front.
— La fac a appelé sur le fixe pendant que j'étais là. Ils cherchaient à joindre ta sœur, qui est apparemment inscrite comme la personne à appeler en cas d'urgence sur les papiers scolaires.
— Pff, grogne-t-il. Sérieusement, l'administration abuse ; j'ai plus douze ans.
— Ouais, mais tu sèches les cours comme un gosse de douze ans.
Il me tire la langue tandis que je lui réponds d'un sourire taquin. Je me lève pour le rejoindre, nous retrouvant face à l'autre près du plan de travail.
— Elle doit être vraiment furax, dit-il d'un air presque flippé en enroulant ses bras autour de moi pour m'attirer contre lui.
— Elle l'était tellement qu'elle est partie courir pour se calmer. D'après elle, tu es, je cite, « un gamin irresponsable et idiot qui fout en l'air un avenir qui aurait pu être brillant ».
Hélios s'esclaffe dans mon cou. Il a l'air de ne pas me prendre au sérieux.
Mais comme je ne veux pas gâcher sa bonne humeur, je vais éviter de lui dire que Daphné a promis de lui foutre une raclée en rentrant. Je crois qu'elle prend la scolarité d'Hélios très au sérieux.
La bouche du brun se pose soudain sur la mienne, douce comme une plume. Je l'accueille avec plaisir et pose mes mains sur ses joues, qui sont aussi fraîches que je l'imaginais.
Au bout d'un moment, le brun glisse ses bras jusqu'à mes cuisses. Je m'élance légèrement en avant pour qu'il puisse me soulever et me porte jusqu'au plan de travail, s'immisçant entre mes jambes.
— Tu étais où hier ? murmuré-je entre deux baisers.
Il m'embrasse l'épaule tandis que mes mains s'infiltrent sous son t-shirt. Il a le dos gelé, mais je m'en accommode.
— Nulle part, répond-t-il en faisant passer mon pull au-dessus de ma tête. Je ne voulais juste pas aller en astrophysique.
Je retire son propre t-shirt, le laissant désormais torse-nu. Sa peau bronzée est lisse et ses grains de beauté forment des constellations sur son torse.
— Pourquoi tu n'es pas venu me voir ? questionné-je.
Il hausse une épaule en m'embrassant la clavicule. Je n'insiste pas, bien qu'un drôle de sentiment m'étreigne la poitrine. Une pointe de déception, je crois.
Tandis qu'il retire mon débardeur et que celui-ci rejoint nos vêtements sur le sol, je parcours son dos de mes doigts. Il est un vrai paradoxe à lui tout seul : malgré la couleur brune de sa peau, elle est glacée sous mon contact.
Quand ses mains s'approchent de l'attache de mon soutien-gorge, je recule légèrement pour lui faciliter la tâche. Le regard fixé droit devant moi, c'est là que mes yeux se posent sur son cou. Je ne l'avais pas remarqué jusqu'à maintenant, mais il est complètement nu. Vide.
Comme s'il manquait quelque chose.
— Où est ta gourmette ? demandé-je, surprise.
Il pose aussitôt deux doigts à l'endroit où son cou rejoint son buste, comme s'il était tout aussi surpris que moi. Puis, la lueur de peur qui s'était allumée dans ses yeux s'éteint quand il semble se rappeler ce qu'il en a fait.
— Ah, ouais... Je l'ai enlevée.
Sa main droite essaie de continuer de se battre avec l'agrafe de mon soutien-gorge, mais je l'empêche de poursuivre en attrapant doucement son poignet.
— Pourquoi ? demandé-je avec un regard concerné.
Il pousse un soupir en détournant les yeux. Quand ses pupilles noires reviennent se fixer sur les miennes, il rétorque :
— Et toi, alors ? Pourquoi est-ce que tu as mis des lentilles, aujourd'hui ?
Je me raidis légèrement.
— Je ne vois pas le rapport.
Il hésite un instant, puis laisse tomber son front contre mon épaule. J'entoure mes bras autour de son dos nu, inquiète pour lui.
— Il n'y en a aucun, désolé. C'est juste que... J'ai... J'ai enterré ma gourmette.
Je sursaute de surprise tandis qu'il se redresse, son nez tout près du mien.
— Quoi ? Mais, pourquoi ?
Il hausse les épaules, un peu comme si c'était rien. Pendant une seconde, j'ai presque peur qu'il ne le sache pas lui-même.
Puis, doucement, il finit par me répondre :
— Allison avait besoin de dire adieu à Ethel alors hier, je l'ai emmenée dans un cimetière au lieu d'aller en cours. On a enterré les deux chaînes, et on a vidé notre sac. Ça lui a fait du bien.
— Oh.
Je ne sais pas quoi répondre d'autre. Mes doigts tracent des cercles dans son dos, essayant d'être la plus rassurante possible.
— Mais ça va, toi ? demandé-je.
Il acquiesce doucement, embrassant mon nez.
— Je crois.
— Tu « crois » ?
Hélios ne me répond pas, cette fois. Il se contente d'enfouir son visage dans mon cou, comme s'il essayait de fuir mon regard.
— J'ai honte, avoue-t-il alors tout doucement contre ma peau.
Je laisse poser mon menton contre son épaule, le serrant plus fort contre moi.
— Pourquoi ?
— J'en sais rien, je... Je crois que c'est parce que je m'étais promis de ne plus repenser à Ethel après avoir enterré son souvenir. Seulement, c'est... C'est plus compliqué que ça.
— Tu ne peux pas l'oublier en un jour, dis-je doucement.
Il acquiesce dans mon cou, se relâchant contre moi. Je fais glisser ma main jusque dans sa nuque, où je caresse lentement la racine de ses cheveux. Il se détend peu à peu à mon contact, la tête contre ma poitrine.
— Je me sens con.
— Arrête, réponds-je doucement. Tu n'allais quand même pas tout effacer juste en enterrant cette chaîne.
— Mais ça a marché pour Allison, intervient-il. Depuis hier, elle est transformée. On dirait qu'elle est... en paix.
Je marque un arrêt. Il est vrai que j'ai croisé Allison ce matin en allant chercher le courrier, et qu'elle était radieuse. Elle avait un fin sourire énigmatique sur le visage et elle trottinait presque devant la maison. Et puis, surtout : elle a été agréable avec moi, ce qui est assez rare pour être souligné.
— Et pas toi ? demandé-je.
Je le sens secouer la tête tout contre moi. Il a l'air de s'en vouloir terriblement.
— Je crois que je n'arrive pas à me faire à l'idée qu'il est perdu à jamais. Je pensais avoir fait la paix avec ça, mais... Une partie de moi espère encore qu'il va rentrer. J'ai beau avoir dit tout l'inverse à haute voix, ça reste une idée qui ne veut pas partir.
J'embrasse doucement son cou avant de répondre :
— Peut-être que tu devrais aller le chercher.
Tout son corps se bande soudain. Hélios se redresse et pose ses mains autour de mes cuisses, à plat sur le plan de travail. Ses sourcils sont froncés et son front est plissé.
— Mon père l'a cherché pendant un an dans tous les pays auxquels on a pu penser mais il ne l'a jamais trouvé.
— Mais tu n'es pas ton père.
— Maia, soupire-t-il. Je n'ai pas plus d'outils que lui en ma possession.
J'hausse une épaule, essayant de lui proposer tout ce à quoi j'arrive à penser.
— Tu as les réseaux sociaux. Je doute que ton père ait cherché là-dessus, il y a trois ans.
Hélios secoue la tête.
— Ethel n'est pas du genre à se créer un compte Instagram, répond-t-il d'un ton catégorique.
— Tu ne pensais pas non plus qu'il était du genre à disparaître du jour au lendemain et pourtant, il l'a fait quand même.
Ça a le don de le faire taire. Il ouvre la bouche et la referme sans rien dire, plusieurs fois. Mes mots ont l'air de le toucher à un endroit qu'il ne soupçonnait pas.
— Tu as le temps d'y réfléchir, finis-je par dire doucement en embrassant son cou. On en reparlera, si tu veux.
Il semble distrait quand il acquiesce. J'entoure de nouveau mes bras autour de lui et l'embrasse chastement sur les lèvres, ce qui a le don de le détendre. Très vite, il répond à mon baiser et sa main remonte sous mes omoplates. Il passe l'autre main dans mes cheveux et me murmure soudain à l'oreille :
— Je hais les soutien-gorges.
Je ris doucement en prenant les devants. Quand il tombe sur le sol, Hélios arque un sourcil en me regardant.
— On a combien de temps avant que Daphné revienne ?
Je lui souris, amusée.
— Bien assez, je pense.
Un sourire éclaire son visage juste avant qu'il ne me soulève de nouveau, cette fois pour me porter jusqu'à sa chambre.
∞
Boucler mes derniers cartons se révèle bien plus difficile que ce que je croyais.
Ma maison a été vendue il y a plus de huit jours maintenant, et les déménageurs sont censés venir en fin de semaine pour récupérer mes cartons et les conduire jusqu'à l'aéroport, dans un container. Je vais emmener la plupart des meubles de ma tante au Canada et le reste sera envoyé dans le Sud, dans la maison de mes parents. Je les ai eu hier au téléphone, et ils étaient ravis d'apprendre que j'avais réussi à m'occuper de la vente toute seule. Vu les tonalités soulagées dans leurs voix, ils ne voulaient surtout pas revenir s'en occuper eux-mêmes.
Une partie de moi soupçonne que c'est parce qu'ils souhaitaient que je revienne et me confronte à mes démons, et une autre sait que c'est parce qu'ils ont aussi beaucoup trop souffert ici, à Bellevue. Ils m'ont vue malheureuse au point de penser à mourir, enfermée dans ma chambre et enceinte jusqu'au cou. Ils ont vu la petite fille radieuse que j'étais devenir renfermée, en colère, se détester petit à petit au fil des années.
C'était dur pour eux de se dire qu'ils n'avaient pas réussi en tant que parents. Voir que j'étais tombée enceinte à seize ans et que j'avais « mal tourné », ils ont dû le vivre comme un échec personnel. Je suis leur unique enfant, et ils ont tout investi en moi. J'étais leur seul pari, leur unique option pour l'avenir.
En tant que respectivement pharmacienne et pédiatre, ils imaginaient que je ferais mieux qu'eux – probablement que je deviendrais chirurgienne ou anesthésiste, ou peut-être radiologue si j'avais été un peu moyenne en médecine. La psycho, pour eux, ce n'est que secondaire. Soigner l'esprit, ce n'est pas la priorité comparé au corps.
Chaque décision que j'ai prise, que ce soit d'abandonner Rose, de ne pas suivre leurs pas dans une école de médecine brillante ou de quitter Bellevue précipitamment en les chargeant de prévenir eux-mêmes les anciens acteurs de ma vie ; tous mes choix les ont déçus. Ils ne me l'ont jamais dit, mais je le sais. Je l'ai senti. Ils pensent peut-être avoir merdé quelque part dans mon éducation ou avoir mal fait quelque chose, je ne sais pas. Je ne leur en veux pas. À leur place, j'aurais peut-être pensé pareil.
Mais au-delà de ça, je pense que la raison pour laquelle ils ne souhaitaient pas revenir à Bellevue est qu'ils y ont laissé ma tante. Eux aussi ont fini par partir quand c'était devenu trop difficile ; seule ma tante Félicia a été assez forte pour rester dans la maison, pour ne pas s'enfuir. Elle était la meilleure d'entre nous, et elle doit énormément leur manquer. Ma mère et elle étaient extrêmement proches, comme les deux versants d'un même miroir.
Ma tante me manque énormément, à moi aussi.
Je ne parle pas souvent d'elle, ni à Hélios, ni à Daphné, ni à personne ; j'essaie de ne pas trop y penser non plus, d'ailleurs. Elle était tellement courageuse, forte et formidable. Les gens l'admiraient, moi la première. Elle était pour moi l'incarnation d'une femme épanouie, de quelqu'un qui a réussi sa vie. Carrière brillante, caractère à la fois ferme et adorable, aimée de tous ses voisins, collègues, amis. Tous ceux qui avaient la chance de croiser son chemin en sortaient grandis. Heureux. Comblés.
Elle était une étoile filante, et personne n'a jamais su l'attraper pour la reproduire.
— Ça fait drôle de voir ta maison toute vide, dit Daphné d'une voix triste en passant son doigt sur la rampe d'escalier.
J'acquiesce en silence. Elle est venue pour vider ma chambre d'adolescente tandis que je finalisais les derniers détails dans la maison. Je n'ai pas pu me résoudre à m'occuper moi-même de cette pièce, finalement.
— Je n'arrive pas à croire que tu repars, murmure alors ma meilleure amie en se laissant tomber sur la marche la plus basse de l'escalier.
Ses cheveux blonds lui tombent légèrement devant le visage, mais cela ne suffit pas à masquer son air triste. Elle a semblé sur le point de pleurer tout l'après-midi.
Je la rejoins d'un pas lent et m'assieds à côté d'elle, juste avant de lui répondre :
— Moi non plus.
Ensuite, nous ne disons rien pendant un moment. Elle laisse reposer sa tête sur mon épaule et nous fixons la porte d'entrée ensemble, les souvenirs emplissant nos cœurs. Nous avons grandi ensemble dans cette maison, et nous y avons fait les quatre cent coups. C'est là que nous avons cassé une vitre en faisant du frisbee à l'intérieur bien que ma mère nous l'ait interdit, que nous avons joué des tours affreux à Mimi, que nous avons bouché les toilettes en y vidant nos soupes pour éviter de les boire ou que je lui ai raconté ma première fois en murmurant sous ma couette pour que mes parents ne nous entendent pas. Au-delà de moments familiaux, j'ai vécu tellement de choses avec Daphné, ici. Les murs sont emplis de nos rires, de nos larmes, de nos secrets. Des choses que nous nous sommes dites, de musique et de hurlements à cause de films d'horreur, aussi.
Au bout d'un moment, je repense bêtement à ce que m'a dit Allison il y a quelques temps maintenant. Je n'en ai jamais parlé à Daphné parce que j'avais peur de mettre un froid entre nous, mais je réalise que c'est le bon moment pour mettre les choses à plat. Je ne peux décemment pas repartir au Canada sans avoir éclairci la nature de ses sentiments à son égard, ni sans être sûre qu'elle ne va pas continuer de m'aimer en secret alors que je serais à l'autre bout du monde.
— Dis, euh... commencé-je. Est-ce que ça t'embête que je sorte avec Hélios ?
Daphné semble surprise par ma question. Elle se redresse et passe ses cheveux derrière son oreille en répondant :
— Non, non, pourquoi tu me demandes ça ?
Je prends une grande inspiration, évitant de regarder ses yeux bleus.
— Peut-être que je me trompe, et si c'est le cas tu as le droit de me hurler dessus, de te foutre de ma gueule ou de faire tout ce que tu veux, mais... Pendant quelques temps, j'ai cru que tu avais des sentiments pour moi. Amoureux, je veux dire.
À ma droite, Daphné est bouche-bée. Elle ne dit rien pendant de longues secondes, m'assommant presque avec son silence.
Puis, d'une petite voix, elle déclare :
— Comment tu as su ?
C'est plus fort que moi, je me prends la tête entre les mains en poussant un léger gémissement.
Alors c'était vrai. Allison avait raison : Daphné a des sentiments pour moi et moi, je n'ai rien remarqué.
Putain de merde.
— Oh, Daph'... gémis-je.
— Je suis désolée, s'excuse-t-elle aussi. Désolée, désolée, désolée. J'ai pas fait exprès, je te jure.
Je relève la tête, pile à temps pour croiser son regard affolé.
— Arrête de t'excuser, c'est pas ta faute, répliqué-je. C'est juste... je ne comprends pas comment... pourquoi...
— On est vraiment obligées d'en parler ? dit-elle d'un ton presque suppliant, fuyant mon regard.
Je suis obligée de prendre sur moi d'une puissance extrême pour ne pas en profiter pour fuir comme je le fais si bien et réponds :
— Je crois, oui.
— Oh.
Nous soupirons en même temps, juste avant de baisser les yeux sur nos chaussures. Ça fait bizarre de se retrouver à côté d'elle dans cette situation. D'habitude, nous ne pouvons pas passer cinq minutes l'une à côté de l'autre sans éclater de rire.
Sauf que là, personnellement, j'ai tout sauf envie de me taper une barre.
— C'est venu il y a assez longtemps, avoue-t-elle alors avec précaution. Je devais avoir, genre, treize ans... et je me demandais si j'aimais les filles. Et c'est con mais à cet âge-là, je n'étais proche d'aucune fille en dehors de... toi.
Il est vrai qu'à cette période, nous traînions tellement ensemble qu'aucune de nous n'avait vraiment d'autres amis. Tout le monde aimait Daphné – et me tolérait par extension, puisque j'étais comme son ombre –, mais personne n'était vraiment proche d'elle en dehors de moi.
— C'est arrivé d'un coup, sans prévenir, poursuit-elle. Si je me rappelle bien, j'ai rêvé qu'on s'embrassait, et... Non, c'est bon, c'est trop gênant, s'interrompt-elle d'elle-même en se levant.
Je la rattrape par le bras pile à temps avant qu'elle ne s'enfuie en lui disant :
— Non, attends ! Finis, s'il te plaît.
Elle a les yeux pleins d'eau quand elle fait volte-face dans ma direction.
— Non, Maia. Je ne vais pas te raconter comment je suis tombée amoureuse de toi, ni à quel point c'était difficile de te voir avec Sam. Et je ne vais clairement pas aborder non plus le moment où tu es partie sans me dire au revoir et que tu as littéralement piétiné mon cœur.
Je suis sans voix.
— Daph', murmuré-je, surprise.
— Quoi ?! rétorque-t-elle. Je sais, c'est complètement con. Tu n'as jamais été attirée par les filles, et tu m'as toujours vue comme ta meilleure amie. Et tu l'étais aussi, je te le jure, c'est juste qu'au bout d'un moment... Quelque chose a changé. Tu étais plus jolie, plus intelligente, plus tout. Ça me tuait de ne rien pouvoir te dire.
À mon tour, je sens mes yeux me piquer.
— Mais je me détestais, murmuré-je.
— Je sais. Je sais, Maia. C'est con, mais c'est peut-être ça qui m'énervait le plus dans toute cette histoire. J'avais tellement, tellement envie de te le dire, juste pour que tu retrouves enfin un peu de confiance en toi. Je voulais juste que tu me voie à travers mes yeux.
Je baisse les yeux. Un léger silence s'installe, douloureux. Des tas de choses désagréables planent entre nous, et c'est seulement la deuxième fois que ça arrive – la première étant le jour où nous nous sommes revues lorsque je suis rentrée à Bellevue il y a de ça plusieurs mois.
— Et maintenant ? finis-je par demander. Qu'est-ce que tu ressens pour moi, maintenant ?
Daphné ouvre la bouche... puis la referme sans avoir dit un mot. Elle finit par soupirer en se rasseyant à côté de moi, les mains tremblantes.
— J'ai jamais pu... J'ai jamais pu faire mon deuil de toi. Tu es partie sans rien dire, sans un au revoir, sans que je sache si tu reviendrais, et... Mon cœur s'est dit que tu finirais par revenir. J'ai attendu longtemps, jusqu'à ce que je me dise que c'était fini. Tu ne reviendrais plus.
Sa voix est posée, calme. Elle ne tremble pas. Je ne sais pas comment elle fait pour rester digne dans cette situation.
— J'ai rencontré Allison quand je commençais à me reconstruire. Elle était tout l'inverse de moi : bruyante, provocatrice, belliqueuse. Elle disait tout haut ce qu'elle pensait, qui elle était. On lui avait tellement appris à se taire et à encaisser qu'elle avait appris à hurler pour se faire entendre.
— Elle n'a pas changé, soufflé-je.
Un sourire triste éclaire le visage de Daphné.
— Non.
Elle passe une main dans ses cheveux blonds, hésitante, avant de poursuivre :
— Je suis tombée amoureuse d'elle. Je ne vais pas te mentir, ça m'a fait drôle d'aimer quelqu'un pour qui c'était réciproque. Mais c'était génial, aussi. Je me suis construite autour d'elle. J'ai grandi. J'ai appris. Je suis devenue une personne plus ouverte, plus confiante aussi. Je ne sais pas exactement ce qu'est l'amour mais tout ce que je sais c'est que chaque fois que j'y pense, c'est le prénom d'Allison qui me vient en tête.
Je repense au regard triste de la brune au gala, quand elle m'a avoué qu'elle pensait que Daphné avait des sentiments pour moi. « Il y avait un petit quelque chose dans les yeux de Daphné que je n'avais encore jamais vu. Pas même avec moi. », m'a-t-elle dit.
C'est faux, ai-je envie de lui répondre, même avec plusieurs mois de retard. Elle t'aime. Elle t'aime plus que moi. Je l'ai brisée, tu l'as réparée. Tu lui as redonné le bonheur que je lui avais pris.
— Quand tu es revenue, les sentiments que j'avais enfoui en moi en espérant que tu reviennes ce sont réveillés. Je les croyais morts depuis le temps, mais non. Cinq ans plus tard, ils existaient encore.
— Je suis désolée, murmuré-je.
— C'est pas...
Elle s'interrompt avant de dire « ta faute ». Je ne lui en veux pas ; elle a raison. C'était ma faute. Tout était ma faute. Si je lui avais dit ce qui se passait, si je lui avais dit que j'allais m'enfuir, elle aurait pu faire son deuil de notre potentielle histoire d'amour et se donner à cent pour cent à Allison. Et comme pour tout le reste, on en serait pas là aujourd'hui.
— Ça fait trois mois que j'essaie de passer au-dessus de mes sentiments, avoue-t-elle, les yeux brillants. J'ai hésité à t'en parler, mais... Je crois que j'ai bien fait de me taire. J'ai bien fait, parce que je sais aujourd'hui que c'est fini. L'affection que j'ai pour toi ne tient qu'à nos souvenirs, à la personne que tu es et à ce qu'on a vécu ensemble. Plus aux sentiments amoureux que j'ai pu ressentir envers toi.
J'acquiesce doucement.
— Qu'est-ce que je suis censée te dire ? Lui demandé-je, le cœur en vrac.
Elle hausse les épaules.
— J'en sais rien. Que j'ai fait les bons choix, peut-être ?
— Tu as fait les bons choix, confirmé-je.
— OK.
Nous nous regardons d'un air triste, juste avant que je ne lui dise :
— Allison t'aime. C'est une vraie chieuse, il y a des choses en elle qui semblent être complètement brisées – et peut-être même irréparables –, et on lui a fait du mal, on l'a rejetée et probablement pas assez aimée... mais elle t'aime. Elle t'aime tellement que même en pensant que tu en aimais une autre, elle n'était pas prête à te laisser tomber.
Daphné écarquille les yeux, surprise.
— C'est vrai ?
— Oui. Avant qu'elle ne m'en parle, je n'avais rien deviné de tes sentiments.
Et là, comme une enfant, ma meilleure amie se met à pleurer. Elle sanglote, renifle, essuie ses larmes du revers de la main mais de nouvelles les remplacent aussitôt.
Alors, comme avant, comme nous l'avons toujours fait, je passe mes bras autour d'elle et la serre contre moi, très fort. Je lui murmure que ça va aller, qu'elle a tout bien fait, qu'elle n'a rien à se reprocher. Je lui dis aussi que je l'aime, que je ne lui en veux pas, que rien n'est sa faute. Je m'excuse aussi pour ce que je lui ai fait, quand j'étais consciente de la blesser ou non.
Et en retour, elle me répond simplement :
— Tu ne t'enfuis pas, cette fois, hein ?
Je sens une larme s'échapper de mon œil quand je lui réponds :
— Non. Cette fois, je ne m'enfuis pas. Je veux juste être heureuse.
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