22| L'enterrement

HÉLIOS

La maison de Maia est vendue.

C'est Barbara qui m'a annoncé la nouvelle ce matin, par texto. Je suis encore tellement éprouvé par cette nuit terrible où Allison m'a réveillé pour me hurler mes quatre vérités à propos d'Ethel que je n'ai même pas répondu. Un problème à la fois.

Je réalise que Maia va partir, seulement... Je suis trop concentré sur ma sœur pour y penser réellement. Allison a eu raison sur toute la ligne.

Ethel et moi étions jumeaux et la force de notre lien nous a poussés à constamment rejeter Allison. Elle était toujours la troisième roue du carrosse, la grande sœur reloue qui nous fait la morale et nous balance aux parents. Elle essayait de réduire nos couvre-feux sous prétexte qu'elle n'avait pas le droit de se coucher à cette heure-ci quand elle avait notre âge ou cachait la télécommande quand on jouait aux jeux vidéos au lieu de faire nos devoirs et à cause de tout ça, on lui en voulait. J'ai compris seulement aujourd'hui qu'elle essayait d'être juste, et impartiale. Et surtout, qu'elle faisait ça pour nous.

Je n'avais jamais réalisé à quel point mes parents et moi avions indirectement forcés Allison à prendre les rennes de la maison. Comme elle ne s'en est jamais plainte, j'ai bêtement pensé que ça lui allait. Non ; en fait, avec le recul... Je réalise que je n'ai rien pensé du tout. J'étais bien trop occupé à essayer de survivre sans Ethel pour penser à quoi que ce soit.

Allison aussi a perdu son frère et pourtant, elle est la seule à être restée forte à toute épreuve. Elle n'a jamais râlé à propos de ce qu'on lui demandait de faire ; elle l'a fait, c'est tout. C'est elle qui m'a acheté des cahiers pour m'exprimer quand j'avais l'impression que rien n'avait plus de sens et qui remplissait mon assiette. C'était aussi elle qui appelait mon père chaque soir pour savoir s'il avait du nouveau dans ses recherches, tout simplement parce que c'était la seule capable d'endurer chaque jour une autre mauvaise nouvelle.

J'étais en morceaux, et Allison aussi. La différence entre nous deux, c'est qu'elle a préféré les recoller avec ce qu'elle avait pour continuer d'avancer plutôt que d'attendre, comme moi, que le temps fasse son œuvre et que l'envie de vivre revienne.

Peut-être que si ma mère avait tenu le coup, ou si moi je l'avais fait, elle n'aurait pas fait ce choix de rester forte. Peut-être qu'elle se serait écroulée, elle aussi. Peut-être qu'elle aurait pleuré, encore et encore, qu'elle aurait regardé le plafond, trié des photos, pleuré encore. Peut-être que c'est moi qui aurait fini par la forcer à ne plus jamais parler d'Ethel pour la pousser à donner un coup de pied sur le sol pour remonter à la surface. J'en sais rien. On ne saura jamais.

J'ai mis trois ans à réaliser que dans cette histoire, je n'avais pas été la seule victime. Trois années pendant lesquelles j'ai écrit, dessiné, griffonné, gribouillé, noirci des tas de cahiers pour déverser ma peine alors que ma sœur était juste là, dans la pièce d'à côté, prête à m'écouter et à partager sa propre peine. On aurait pu se serrer les coudes, se soutenir, mais je nous en ai empêchés. En m'écroulant comme je l'ai fait, je nous ai empêchés de faire notre deuil d'Ethel ensemble.

C'est sur cette pensée que j'ai décidé de lui organiser une surprise, ce matin. Ce n'est pas une surprise joyeuse, mais plutôt une surprise thérapeutique. Ça fait longtemps qu'on aurait dû faire ça.

Ça fait longtemps que j'aurais dû être là pour elle.

— À droite, lui indiqué-je, les yeux sur le GPS affiché sur mon portable.

Ma sœur s'exécute. Elle a essayé de deviner où nous allions, mais elle n'a jamais réussi à trouver malgré tous ses essais. Du coup, je crois qu'elle est frustrée. Ou alors, peut-être qu'elle a peur.

Penser qu'Allison puisse avoir peur de quelque chose est un sentiment nouveau chez moi. J'ai toujours pensé qu'elle était l'incarnation même du courage, de l'audace et de la détermination et que sous cette couche de peau caramel, de cheveux ébène en bataille et d'immenses sweats, il n'y avait qu'un diamant brut scintillant de force. Je ne comprends que maintenant qu'Allison a ses failles, elle aussi.

Et je crois qu'il est temps d'arrêter d'essayer de la rendre invincible.

— C'est bon, on est arrivés, annoncé-je.

Allison se gare et défait sa ceinture, jetant des petits regards intrigués à travers le pare-brise. Dès qu'elle quitte la voiture, elle cherche des yeux un panneau indicatif mais dieu merci, elle n'en trouve aucun. Si elle savait où nous allions, je suis persuadée qu'elle n'aurait même pas levé le cul de son siège.

— Allez, viens, dis-je, quelques mètres en avance sur elle.

Elle me jette un regard méfiant mais accélère tout de même pour me rejoindre et passe son bras sous le mien. Nous marchons en silence jusqu'au portail en fer forgé et remontons une petite colline... avant d'arriver, enfin, là où je souhaitais l'emmener.

Quelques mètres en contrebas, des tas de tombes sont alignées sous nos pieds. Le soleil se reflète joliment sur le marbre des pierres tombales et le chant des oiseaux nous accompagne. La fraîcheur du mois de septembre est bel et bien là, mais c'est agréable. C'est un moment doux. Paisible.

— Non, murmure Allison, qui semble comprendre ce que je vais faire. On ne peut pas faire ça, Hélios.

Je resserre mon bras près de mon corps pour coincer le sien et l'empêcher de s'échapper. Cela semble l'agacer puisqu'elle me fusille du regard sans réussir à se dérober.

— On n'a pas de corps à enterrer, mais on a le droit de faire notre deuil quand même. Ethel est parti et il ne reviendra jamais, mort ou vivant. Ça mérite un enterrement, je trouve. On mérite un enterrement.

Allison lève la tête vers moi, essayant de masquer une vulnérabilité trop puissante pour y arriver. Elle me regarde droit dans les yeux, ses cheveux noirs voletant légèrement autour d'elle à cause du vent, puis finit par dire doucement :

— OK.

J'arque un sourcil, surpris. Je ne pensais pas qu'elle serait si facile à convaincre.

— OK ? répété-je histoire d'être sûr d'avoir bien entendu.

— OK, confirme-t-elle.

Elle marque une légère pause puis, avec sa mine de pitre, elle s'exclame en frappant dans ses mains avec un faux air ravi :

— Youhou, enterrons-Ethel-sans-l'enterrer-vraiment-parce-qu'on-peut-pas ; ça va être super fun !

Je roule des yeux en réprimant un sourire.

Je l'entraîne avec moi en bas de la colline, serrant son bras contre moi pour la stabiliser et l'empêcher de tomber dans l'herbe. Une fois en bas, je la sens hésitante – à juste titre. Du coup, je prends les devants et choisis l'une des allées complètement au hasard. Nous la remontons doucement, en silence, jusqu'à ce qu'Allison se racle la gorge pour me dire :

— Alors, euh... Qu'est-ce qu'on fait ?

Je lis l'inscription sur la pierre marbrée en face de moi tout en répondant :

— On choisit deux tombes assez espacées – et si possible sympas – pour accueillir Ethel entre elles.

Ma sœur arque un sourcil, réprimant un sourire. Ah, ça ; l'humour noir, ça fonctionne à tous les coups avec elle.

— C'est assez glauque, comme phrase.

Elle marque une légère pause, puis hausse les épaules en disant d'un ton décontracté :

— J'adore.

Je souris en secouant la tête, resserrant mon étreinte autour de son bras.

Pendant la demi-heure qui suit, nous nous baladons dans le cimetière en cherchant l'endroit parfait. Nous lisons les inscriptions sur les tombes, regardons les photos, inventons des vies aux gens. Nous faisons ça sur un ton léger mais profond, toujours dans le respect des défunts mais avec juste assez de fun pour ne pas avoir envie de se flinguer.

— Celle-là à l'air super gentille, finit par dire Allison au bout d'un moment.

Je baisse les yeux sur la tombe qu'elle regarde. Il s'agit d'une femme morte l'année dernière, à quatre-vingt-cinq ans. Sur la photo, elle a les cheveux blancs et un sourire adorable. Sa tombe est remplie de fleurs et de plaques, signe qu'elle doit être énormément regrettée.

Ça ne m'étonne pas. Elle avait l'air d'être un amour.

— On dirait une mamie gâteaux, commenté-je.

Allison acquiesce, un sourire doux aux lèvres. Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vue aussi calme, aussi détendue. Aussi... en paix.

— Carrément. On peut presque deviner l'odeur de fleurs séchées et de cookies encore chauds dans sa maison.

— Elle serait bien le genre à avoir une collection de tabliers de cuisine ou de bibelots en porcelaine, ajouté-je, les mains dans les poches de mon manteau.

— Et à tricoter des pulls pour Noël !

Nous échangeons un sourire entendu.

— Je crois qu'Ethel l'aimerait bien. On devrait le mettre ici.

Je hoche la tête en signe de validation et me décale jusqu'à la tombe d'à côté, qui est située pile à la bonne distance de celle de Simone, la grand-mère adorable, pour nous laisser assez de place pour Ethel.

— Celui-ci a l'air moins sympa, commenté-je en arquant un sourcil devant la photo mise sur la tombe en face de moi.

Allison me rejoint et grimace en regardant par-dessus mon épaule.

— Euh... Ouais, bon, OK ; mais on ne va pas se fier qu'au physique. On n'est pas des gens superficiels, ici.

Je me tourne vers elle avec un air sceptique.

— Hmh. Il n'a aucune fleur sur sa tombe, même pas de fausses. Aucune plaque, non plus. On dirait que personne n'est venu depuis des lustres.

— Peut-être que sa famille habite loin.

Je ne peux m'empêcher de jeter un nouveau coup d'œil à la photo. Il s'agit d'un type d'une cinquantaine d'années, dégarni et à lunettes, avec des dents jaunes et luisantes sous le flash de son selfie. Je lui devine d'avance une odeur prononcée de tabac froid et une addiction aux jeux à gratter qu'on trouve dans les bureaux de tabac, ainsi qu'une certaine passion pour Cyril Hanouna et les partis politiques douteux.

— C'était un solitaire, OK ? dit Allison d'un ton convaincu, comme si c'était désormais son devoir de le défendre à tout prix. Ethel était aussi un ermite, d'abord. Il l'aurait bien aimé.

Je croise les bras, toujours un peu méfiant.

— Roh, Hélios ! s'impatiente ma sœur en tapant du pied. En dehors du fait qu'on enterre pas vraiment notre frère, je veux juste te rappeler qu'Ethel avait parfois une sale gueule, lui aussi. Tu te rappelles quand il plaquait ses cheveux en arrière ? Sincèrement, si on avait foutu une photo comme ça sur sa tombe, j'aurais aussi eu peur de lui.

Je retiens un rire, secouant la tête d'un air désespéré.

— Comme tu voudras... cédé-je.

Allison me lance un sourire espiègle.

— Dans ce cas, on enterre Ethel ici : entre Simone-la-mamie-trop-chou et...

— ... Roland-le-pédophile.

Allison me fusille du regard.

— Si ça se trouve il est là et il t'entend, enfoiré. T'étonne pas si tu ressors d'ici hanté.

J'étouffe un rire tandis que ma sœur entreprend d'écarter la bande de terre entre les deux tombes avec ses mains. Elle ne se pose pas de question, ne se demande pas si c'est dégueulasse ou si elle va en avoir sous les ongles, non ; elle gratte la terre, tout simplement. Mon cœur se gonfle à l'idée qu'elle soit aussi impliquée.

Je savais que je devais l'emmener ici.

— Termine ça, je reviens tout de suite, annoncé-je en voyant qu'elle n'a pas besoin de mon aide.

Je fais un aller-retour rapide à la voiture et quand je reviens, je la trouve assise par terre près du minuscule trou qu'elle a creusé. Elle a les jambes croisées nonchalamment, comme si elle n'était pas actuellement assise dans un cimetière et que les gens pouvaient croire qu'on est en train de profaner des tombes. Non, en fait, à la regarder, on croirait qu'elle regarde Finneas et Pherb dans le canapé.

— Ah bah t'en as mis du temps, se plaint-elle quand j'arrive à sa hauteur.

Je lui tends la main pour l'aider à se relever et essuie moi-même son fessier plein de terre. Puis, je lui tends l'une des roses que j'ai ramené de la voiture.

— C'est une blague ? dit-elle en arquant un sourcil, médusée. Tu pousses le bouchon un peu trop loin, Lili.

Je lui donne un coup d'épaule bien placé. Je hais ce surnom plus que tout et comme c'est une sorcière, elle l'utilise dès qu'elle veut me foutre en rogne – et ça fonctionne à chaque fois.

— OK, bon, on commence, finis-je par annoncer en sortant un papier de ma poche.

Je déplie la feuille et la parcourt rapidement des yeux mais très vite, Allison me l'arrache des mains.

— Non mais je rêve, t'as écrit les étapes d'un enterrement ? s'exclame-t-elle.

J'essaie de lui reprendre la feuille des mains mais elle recule pile à temps pour m'en empêcher.

— Quoi, tu sais exactement comment ça se passe, toi ? rétorqué-je.

— Non, avoue-t-elle. Non, j'en sais rien, mais on n'a pas besoin de faire tout ça. « Lire des poèmes » ? lit-elle avec un air dégoûté. Non, non, pas question. Ethel était nul en français, de toute façon.

Je ne réponds rien, acceptant qu'elle choisisse. C'est moi qui l'ait emmenée ici sans rien lui dire, alors je comprends qu'elle ait envie de prendre un peu le contrôle. Ce n'est pas dans les habitudes de ma sœur de se laisser complètement aller.

— « Recueillement par le silence », on oublie, dit-elle d'un ton catégorique. Musique, c'est mort – sans mauvais jeux de mots – : il avait des goûts de merde et je refuse de passer du Eminem à son faux-enterrement ; j'ai encore une dignité, merci. Bougies aussi, ça dégage.

Elle élimine des tas d'étapes écrites sur ma liste si bien qu'à la fin, quand elle résume fièrement ce qui reste, cela ne prend même pas dix secondes :

— On peut juste déposer la fleur, enterrer l'objet et s'en aller, du coup.

Je lui arrache le papier des mains et le range de nouveau dans ma poche en rétorquant :

— Ouais, mais non. On est là pour faire un notre deuil et tout ça on aurait pu le faire chez nous, dans le jardin. On se doit au moins de faire chacun un discours.

Ma sœur me regarde avec des yeux brillants, l'air de me supplier de ne pas la forcer à faire ça.

— S'il te plaît, souffle-t-elle. Je ne peux pas.

— Si, dis-je d'un ton sans appel. Si, tu peux.

Elle a l'air surprise par tant de détermination de ma part, si bien qu'elle ne répond rien et se contente de croiser doucement les bras sur sa poitrine, me laissant faire ce que j'ai à faire.

Aussi, je prends une grande inspiration et commence, essayant d'avoir l'air sûr de moi :

— Aujourd'hui, nous sommes là pour enterrer le souvenir d'Ethel. Nous n'enterrons ni son corps ni sa personne, seulement les marques qu'il a laissé dans nos vies.

À ma droite, Allison s'est raidie. Elle a les yeux rivés sur le trou toujours vide qu'elle a creusé avec ses mains et triture ses doigts encore pleins de terre, concentrée.

— Ethel... Tu étais mon jumeau. Toi et moi, on était un binôme. On fonctionnait ensemble. Ton cerveau complétait le mien, mon cœur comprenait le tien. Grandir avec toi est l'une des choses que j'ai préféré au monde.

J'avale difficilement ma salive, essayant de garder le menton droit. C'est difficile, mais je résiste.

Allison a été forte à l'époque, pas moi. Maintenant, c'est à mon tour d'être le pilier sur lequel elle pourra se reposer quand tout va s'écrouler.

— Je n'arrive pas à me défaire de cette culpabilité qui pèse en moi depuis que tu es parti, avoué-je alors. Depuis ce soir-là, je... Je me dis que j'aurais pu te retenir. Je t'aurais empêché de partir ou au moins, je t'aurais demandé de m'expliquer pourquoi est-ce que tu voulais faire ça. Je ne sais pas si ça aurait changé quelque chose, mais on aurait tous eu le cœur plus léger.

Je reprends mon souffle, évitant de regarder Allison pour ne pas craquer.

— J'ai passé les trois dernières années à te détester de m'avoir détruit, de nous avoir tous détruit. Trois ans c'est long, Ethel. Ça fait plus de mille jours et environ vingt-six mille heures – désolé, c'est mon âme de matheux qui ressort. Pendant ces trois années, je t'en voulais tellement que j'espérais presque que... Que...

Je jette un coup d'œil furtif à ma sœur pour voir si elle tient le coup et si je peux décemment finir ma phrase. Je la retrouve toujours debout, concentrée sur son trou, les yeux pleins de larmes. Elles sont là, elles existent, mais elles ne coulent pas.

Allison dans toute sa splendeur.

— J'espérais presque que tu sois mort, avoué-je alors d'une traite. Je sais, c'est horrible. Je crois que je voulais juste savoir que tu étais parti pour rien, que tu avais eu ce que tu méritais pour nous avoir abandonnés.

Une larme sortie de nulle part dévale soudain ma joue droite. Tout près de moi, je sens soudain les doigts de ma sœur s'entrelacer aux miens. Elle les serre, fort ; elle les écrase presque. À cet instant, je jure que sentir qu'elle est là pour moi, encore et toujours, envers et contre tout, est la chose la plus réconfortante qui existe.

— Mais maintenant, j'ai grandi. J'ai compris. Tu n'étais pas heureux, et tu es allé chercher le bonheur. Tu n'as pas attendu qu'il vienne à toi. Je ne sais toujours pas comment tu as fait pour disparaître dans cette gare routière et t'enfuir sans laisser de traces mais putain, tu l'as fait. Ça prouve encore une fois que tu étais bel et bien le plus intelligent de nous deux, finalement.

Je sens la trace de mon unique larme sécher à cause du vent. Ma joue me pique, mais je ne l'essuie pas.

— C'est con mais je crois que j'ai changé d'avis à ton sujet depuis que j'ai rencontré Maia, avoué-je alors sans trop savoir pourquoi. Quand j'ai appris qu'elle aussi était partie, qu'elle avait laissé Daphné sans nouvelle... ça m'a fait mal. J'ai eu mal de me dire que j'aimais une sorte d'évaporée. Encore.

Les yeux dépareillés de Maia me viennent soudain en tête, à la fois doux et pleins de caractère. J'ai hâte de rentrer à la maison et de la prendre de mes bras.

— J'ai mis un peu de temps à comprendre que sa situation n'était pas la même que toi mais qu'au final, elle avait tout de même quitté Bellevue pour survivre ; comme toi, j'imagine. Je me plais à penser que tu es parti parce que tu n'avais aucun autre choix. Me dire que tu aurais pu faire autrement me détruit, alors j'ai évincé cette possibilité depuis longtemps.

Les doigts d'Allison tremblent contre les miens. Je ne crois pas que ce soit le froid.

— Alors, Ethel... Où que tu sois dans le monde, je te souhaite d'être heureux. Je te souhaite d'aller bien, d'être entouré, d'être aimé. Je te souhaite que ton départ ait été utile, qu'avoir renié ton ancienne vie ne t'ait pas empêché d'en créer une nouvelle plus à ton image. La seule chose que je te demande c'est que si tu es encore en vie, appelle maman et papa. Ils n'ont jamais arrêté d'espérer que tu rentres ; tu restes leur enfant quoi qu'il arrive. Moi, j'ai fait mon deuil. Ça y est. J'ai accepté que tu ne reviendras jamais à la maison.

Une nouvelle larme dévale soudain sur ma joue, par-dessus la trace salée laissée par l'autre. Ma poitrine me fait mal mais étrangement, je me sens apaisé. Mon corps est léger, prêt à s'envoler. Je suis calme. En paix.

Alors, doucement, je conclus :

— Je t'aimerai toujours, où que tu sois, proche ou à des milliers de kilomètres de moi. Toujours.

Un long silence s'abat sur nous tandis que nous digérons mes mots. Tout est sorti tout seul, je n'avais rien prévu. Si c'était si naturel, c'est peut-être parce que ça fait bien longtemps que j'ai retenu ces mots emmêlés ensemble. J'ai eu tort de croire que les enfermer dans un cahier suffirait à les effacer.

— Alors, euh, je suis censée t'applaudir ? demande doucement Allison d'une voix qui peine à sortir.

Je me reconnecte doucement à la réalité et secoue la tête.

— Non. Tu peux lui parler, maintenant. C'est à toi.

Ma sœur fixe le trou d'un air apeuré. Ses doigts tremblent dans les miens quand elle murmure :

— Je ne crois pas que je vais y arriver.

Je me tourne vers elle, prenant mon air le plus rassurant.

— Allie, dis-je doucement. Je sais que tu peux le faire. Vas-y, ça fait du bien.

Elle me lance un regard triste à en mourir qui ressemble à s'y méprendre à un coup de poignard en pleine poitrine.

— Tu promets ?

— Promis.

Sur ce, elle se tourne doucement vers le trou. Je vois sa poitrine se lever et s'abaisser à une vitesse folle sous son énorme sweat violet.

— Ethel...

Sa voix se brise aussitôt et déjà, les larmes se mettent à couler sur ses joues. Elles ne traduisent plus de la colère, de la frustration voire même de la haine comme l'autre fois ; cette fois, elle laisse seulement tomber ses barrières. Elle arrête d'être courageuse.

— Pardon, murmure-t-elle. Pardon de t'avoir pourri l'existence quand tu étais là.

— Allison, tu... la coupé-je.

— Non, Hélios, intervient-elle en secouant la tête. Tu avais raison, l'autre soir. J'étais insupportable avant qu'il parte et à cette époque, je n'avais aucune excuse. Il n'y a jamais d'excuse pour être inbuvable avec ceux qu'on aime.

Elle essuie ses larmes d'une main, laissant une trace de terre sur sa joue. Je ne l'essuie pas.

— Je crois que j'étais jalouse de ta complicité avec Hélios. Vous étiez deux contre le monde entier, papa et maman étaient deux aussi, alors que moi... J'étais seule. C'était dur de grandir en ayant l'impression d'être de trop, d'être une pièce rapportée.

Je ne peux m'empêcher de sentir mon cœur se briser dans ma poitrine. Elle ne m'a jamais dit ça, jamais. Elle a toujours fait la fière, agi comme si la famille ne comptait même pas pour elle.

— Pardon d'avoir voulu te changer, reprend-t-elle d'une voix brisée. Tu étais parfait comme tu étais, et c'était complètement con de ma part d'avoir voulu te forcer à t'ouvrir aux autres, à te faire des copains, à te trouver une petite-amie. Ce n'était tout simplement pas dans ta nature, et j'aurais dû le comprendre.

Elle a raison. Ethel était un loup solitaire, comme Maia mais d'une façon encore plus intense. Contrairement à la brune, il se sentait mal avec du monde, pas seulement bien quand il était seul comme ça peut être le cas pour ma copine. Être entouré l'angoissait presque, comme si sa compagnie et la mienne étaient les seules au monde qui le laissaient exister, respirer.

Mais puisqu'il est parti, je me demande si je n'ai pas exagéré cela. Peut-être qu'il était la seule personne avec qui il se sentait bien, finalement. Peut-être que je ne faisais pas partie de la liste.

— J'ai été tellement énervante que je me suis longtemps demandée si tu n'étais pas parti par ma faute. J'ai souvent pleuré le soir dans ma chambre en te suppliant de revenir, d'arrêter de m'infliger cette culpabilité affreuse. Je ne pouvais pas me résoudre à vivre avec ça.

Elle prend une grande inspiration, puis poursuit :

— En tout cas, la chose que je veux que tu retiennes le plus dans mon discours c'est : pardon. Pardon de ne pas avoir été la hauteur. Ça n'a jamais voulu dire que je ne t'aimais pas ou que je t'aimais moins.

Je la regarde, les yeux plein d'eau, m'apprêtant à la féliciter pour avoir ouvert son cœur. Seulement, elle s'empresse d'ajouter une dernière chose :

— Oh, et, je n'ai pas oublié ton conseil. « Sois courageuse, même si tu ne l'es pas. Personne ne peut voir la différence. » En fait, je me le suis même fait tatouer.

J'écarquille les yeux.

— Tu t'es quoi ?

Ma sœur sourit à travers ses larmes.

— Oups.

Ensuite, nous nous regardons un long moment en se serrant la main. On savoure cet instant de plénitude, de vide. Il n'y a plus de problème qui existe, plus de regret. Allison n'a pas précipité le départ d'Ethel et je n'ai pas failli à mon devoir de frère en l'empêchant de partir. On était des gosses.

« Mais ça vous a rendu plus fort », dirons certains.

On n'avait pas besoin d'être plus forts.

On avait besoin d'être en sécurité.

On avait besoin de notre frère.

Au bout d'un moment, Allison renifle et me demande si on peut rentrer à la maison. Je décide que c'est le bon moment pour sortir la chaîne de ma poche, que je dépose dans le trou creusé par ma sœur.

Je fixe la gourmette un long moment, les reflets argentés se reflétant dans mes yeux noirs. Il l'a laissée en partant, soigneusement déposée sur son bureau, bien en évidence. C'était sa façon de me dire qu'il ne reviendrait pas.

Alors, lentement, je passe les mains dans mon cou et détache le fermoir de la mienne. La gourmette glisse dans ma main dans un tourbillon de chaîne argentée et je la fixe un instant avant de la laisser tomber dans le trou, avec celle d'Ethel.

Les deux parties sont enfin réunies. Maintenant, il ne me reste plus qu'à apprendre à vivre sans.

Ensuite, Allison rebouche le trou en quelques secondes et nous déposons nos deux roses par-dessus. Je plante en terre la minuscule pancarte que j'avais ramené, celle qui est normalement censée nous servir pour nommer les plantes.

Avant de partir, nous relisons une fois, deux fois, trois fois, mille fois la pancarte. Personnellement, je l'imprime sur ma rétine pour ne pas l'oublier. Je ne veux pas écrire ni dessiner à son propos dans mes cahiers ce soir.

Et, aussi, je sais que je ne reviendrai pas ici. J'ai tourné une page, et je veux maintenant fermer le livre.

Quand nous remontons la colline et marchons jusqu'à la voiture, je ne peux m'empêcher de jeter un regard furtif derrière mon épaule. Je repense à la pancarte avec ces quelques mots écrits à la craie, pourtant indélébiles dans nos cœurs :

E T H E L

Merci d'être passé dans nos vies. C'était court, mais intense.

On ne t'oublie pas.

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