21| Les étoiles
MAIA
Hélios et moi sommes ensemble.
OK, j'avoue, c'est la chose la plus bizarre que j'ai eu à dire de ma vie. Pourtant, chaque fois que j'y pense, un immense sourire s'imprime bêtement sur mon visage et je suis obligée de regarder Mimi--le-chat-qui-me-voue-une-haine-profonde pour cesser d'avoir l'air si idiote. Je pensais que je détesterais ça mais finalement, je suis ravie de pouvoir vous annoncer que je fais désormais partie de la catégorie « filles idiotes et amoureuses complètement accros à leur copains ». Je sais, ça craint. Heureusement, Hélios n'a pas l'air de trop s'en plaindre.
Nous commençons à prendre nos marques en tant que couple, ce qui est moins étrange que je l'aurais cru. Comme ses cours ont repris cette semaine, il passe me voir quand il a terminé. Quand il arrive, je me jette dans ses bras comme une grosse débile pathétique et enroule mes jambes autour de lui pendant que nous nous embrassons.
Ne vous en faites pas, je nous trouve aussi mignons à vomir. Il y a deux semaines, j'aurais probablement hurlé de dégoût rien que d'y penser.
Ensuite, il fait ses devoirs dans la même pièce que moi pendant que j'avance les travaux. Il se sent un peu mal de me regarder porter des cartons et reboucher des murs pendant qu'il reste assis mais je l'engueule dès qu'il quitte ses manuels des yeux, alors il n'a pas le choix que de rester calmement concentré sur ses devoirs. Mais la meilleure partie dans tout ça, c'est que lorsqu'il finit ses devoirs et moi mes travaux, nous partons à l'aventure.
C'est lui qui a eu l'idée d'appeler ça comme ça. La plupart du temps nous allons seulement chez le marchand de glace ou se balader au parc mais parfois, on innove. Dans ces moments-là, nous prenons la voiture et nous écoutons de la musique avec toutes les vitres ouvertes ou nous allons seulement chez lui, dans sa chambre, pour dessiner. Il essaie de m'apprendre petit à petit mais comme je suis nulle, je finis souvent par le regarder faire. Voir son poignet se tordre et sa langue légèrement tirée par la concentration me rend suffisamment heureuse pour la semaine entière.
Il m'accompagne regarder Rose, aussi. C'est étrange d'avoir quelqu'un à mes côtés après toutes ces fois à le faire tout seule, mais il est adorable alors je ne peux décemment pas m'en plaindre. Il écoute toutes mes exclamations de joie et les petits commentaires que je fais et parfois, il parle d'elle de lui-même. L'autre fois, quand il a dit qu'elle avait mon menton, je me rappelle avoir failli pleurer.
Plus j'en découvre sur lui, moins la décision de quitter Bellevue me semble bonne. Penser à ma rentrée au Canada dans moins d'un mois me déchire le cœur et songer à quitter cette ville pour toujours également. Je n'aurais jamais cru dire ça, mais je me sens finalement à l'aise ici. Mon copain, ma meilleure amie et ma fille sont ici. Ma vie est ici. Rien ne me retient nulle part ailleurs si ce n'est la fac.
En tout cas, j'essaie de penser à tout ça le moins possible et de me concentrer sur Hélios et moi. En parlant de lui, nous sommes censés nous voir ce soir. Il m'a promis de m'apprendre à dessiner des portraits, alors je trépigne d'impatience. Je sais d'avance que je n'y arriverai pas, mais la perspective de passer un moment en sa compagnie me suffit.
Je tape du pied sur la marche, impatiente qu'il m'ouvre. Heureusement, je l'aperçois dévaler les escaliers dans la fenêtre incrustée à la porte.
Dès qu'il m'ouvre, il plante ses lèvres sur les miennes. Il dépose ses mains dans mon cou, murmurant tout contre mes lèvres :
— J'ai attendu de faire ça toute la journée.
Je souris bêtement. Sérieusement, ce type a fait de moi une vraie conne de teen drama.
Soudain, j'entends un bruit de vomissement tout près de nous. Nous relevons la tête en même temps et apercevons Allison postée à la fenêtre de l'étage en train de nous fixer.
— Bouh, ils sont amoureux ! Qu'on leur jette des pierres ! s'exclame-t-elle avec un faux – ? – air dégoûté.
Hélios lui lance un doigt d'honneur tandis que nous pénétrons à l'intérieur, amusés. Je n'arrête pas de sourire tandis que nous montons jusque dans sa chambre.
Une fois dans la pièce, je laisse tomber mon sac près de son bureau et m'assieds sur son lit. Il me rejoint vite et me serre contre lui, visiblement content de me voir.
— Tu m'as manqué, dit-il, le nez dans mes cheveux.
— On s'est vus hier, réponds-je pour éviter de lui dire qu'à moi aussi, il m'a manqué.
Il m'embrasse dans le cou en répliquant :
— Ouais, ben quand même. Si tu habitais ici je te verrais tous les jours.
Je ris doucement en passant une main dans ses cheveux bouclés. L'un des autres changements depuis que nous sommes ensemble, c'est que je le vois beaucoup plus sans casquette. Comme ce n'est pas très pratique d'en porter une quand une personne un peu énervante tire sur vos boucles à longueur de journée – moi, oups –, il en met de moins en moins quand on se voit chez lui ou chez moi.
— J'habite juste en face, débile.
— Oui, mais tu pars bientôt.
Je me statufie, surprise. Il ne le dit pas froidement, juste... Il énonce des faits.
Et il a raison.
— Ce n'est pas tout de suite, dis-je en balayant l'idée d'un revers de la main.
— C'est dans un mois, rétorque-t-il.
Il se recule pour s'asseoir en tailleur en face de moi, le visage fermé. Il a soudain l'air renfrogné, comme si la joie de me revoir s'était envolée. C'est lui qui a amené le sujet, mais il a l'air de déjà le regretter.
Pour tout dire, moi aussi.
— Ça nous laisse encore trente-et-un jours, rétorqué-je avec le ton le plus positif que j'ai en stock.
— Ouais, mais après ? Tu vas être de l'autre côté du Pacifique. Et je sais pas toi, mais moi j'ai pas les moyens de prendre l'avion pour le Canada toutes les deux semaines.
Je ramène mes genoux contre ma poitrine.
— Je sais, dis-je doucement.
Nous nous regardons d'un air triste. Nous avons repoussé ce sujet de conversation depuis plusieurs semaines, mais il fallait bien que ça arrive un jour en haut de la liste des choses à nous dire.
— Vois le bon côté des choses : ta sœur arrêtera de faire semblant de vomir chaque fois qu'elle nous voit, plaisanté-je pour détendre l'atmosphère en l'attrapant par le cou.
Je place mes cuisses de chaque côté des siennes et frotte mon nez contre le sien, forçant un sourire. Lui ne se donne pas cette peine, se contenant de me serrer contre lui dans une étreinte mélancolique.
— Je ne veux pas que tu partes, murmure-t-il.
— Hélios...
— Sérieux, Maia. Tu es déjà partie de cette façon il y a cinq ans et tu ne peux pas le refaire quand ça te chante. Je compte sur toi, maintenant.
Je me raidis.
— Ça n'a rien à voir.
— Pourtant, tu pars toujours pour le Canada en nous laissant tous derrière.
J'esquisse un mouvement de recul.
— T'es con de me balancer ça à la figure.
Le visage fermé, je me détache de lui pour m'asseoir un bon mètre plus loin sur le lit. En voyant mon air blessé, il finit par pousser un soupir en s'excusant :
— Désolé... Je suis juste frustré de savoir que tu vas t'en aller. Ça me fait flipper.
— Ce n'est pas une raison pour me dire des trucs comme ça. Je croyais que tu avais compris que je voulais tourner la page.
Je fixe le mur en face de moi, celui sur lequel a été récemment scotché une photo d'Allison qui fait un doigt d'honneur. Je ne sais pas très bien ce qu'elle fiche là, mais passons.
— Excuse-moi, souffle-t-il soudain en se rapprochant de moi.
J'acquiesce tandis qu'il passe un bras autour de mes épaules. Je me laisse aller contre lui, ma tête contre son torse.
— On en reparlera plus tard, OK ? propose-t-il ensuite. Tu as raison : on a le temps, alors ça ne sert à rien de se presser. Tu veux qu'on regarde un film ?
Je plisse les yeux.
— Ça dépend. Est-ce que tu vas me forcer à revoir un Christopher Nolan ?
Hélios roule des yeux, exaspéré.
— Ce mec est un génie !
— Ses films n'ont aucun sens, rétorqué-je.
Le brun secoue la tête tandis que je retiens un rire. Il est hyper impliqué dans ce sujet ; quand je lui ai dit l'autre soir que je n'avais pas aimé Inception, il a failli sauter par la fenêtre.
— Dans ce cas, tu peux choisir le film, cède-t-il.
Je me lève du matelas d'un seul bond, toute contente.
— Mais pas de film d'horreur ! me coupe-t-il aussitôt.
Je m'arrête net, déçue.
— Hé !
— Sorry not sorry, rétorque-t-il, fier d'y avoir pensé. Je prends aucun plaisir à voir des gosses hurler de terreur.
Je lui coule un regard dégoûté.
— La honte.
Il arque un sourcil, amusé. En se levant du lit, il me tape les fesses avant d'ouvrir la porte en grand en s'exclamant :
— En avant, mauvaises troupes ; Interstellar nous attend !
Je grimace et lâche de ma voix la plus menaçante :
— Je vais te tuer, Dritten.
Et son visage se fend d'un grand sourire juste avant qu'il ne s'enfuie en courant dans le couloir.
∞
Ce soir-là, je me réveille en sursaut dans le lit d'Hélios après avoir fait un cauchemar.
À peine réveillée, je m'efforce de calmer ma respiration haletante et de me reconnecter à la réalité. À ma gauche, tout près du mur, Hélios dort à poings fermés. Son t-shirt à rayures est légèrement remonté sur son dos et même dans le noir, sa peau caramel semble à la fois étincelante et soyeuse. J'ai envie de déposer un baiser sur sa colonne vertébrale mais je me retiens pour ne pas le réveiller et me contente de le regarder en essayant de me calmer.
Il a l'air calme, paisible. Sa bouche est légèrement entrouverte et plaquée sur son oreiller, et ses boucles noires inondent les draps bleu marine. Il dort sur le ventre, une main sous son oreiller et l'autre tendue vers moi, presque comme s'il voulait s'assurer que je ne parte pas.
Mon cœur se serre en me remémorant notre discussion en fin d'après-midi. J'ai peur qu'il puisse percevoir mon retour au Canada comme un abandon, lui qui a déjà été blessé de cette façon par le passé. Je veux tellement faire les choses bien, je veux tellement qu'il soit heureux que parfois, penser à lui me fait mal.
J'essaie de ne pas penser à tout ce qu'il rate en étant avec moi. J'essaie de ne pas me comparer à Barbara et à toutes les autres même si c'est extrêmement dur, et j'essaie surtout de garder en tête mes belles résolutions et mon nouveau mode de vie. C'est difficile, mais j'essaie.
Seulement, même en y mettant toute ma volonté, à certains moments je sens que les choses vont de travers. On se voit toujours tous les deux et moi ça me va parce que je suis très casanière et solitaire mais je sais que lui, ce n'est pas son cas. Il aime faire la fête, voir ses amis toutes les semaines et profiter de sa sœur et de Daphné alors que moi, je me sens plus à l'aise toute seule ou seulement avec lui. On est très différents sur ce point, je le sais et je sais aussi qu'il est au courant, mais j'ai peur qu'à la longue il finisse par le regretter. Qu'au bout d'un moment, il se dise que je l'ai empêché de vivre sa vie.
Je ne dois pas penser à ça, me répété-je. Il m'aime, je l'aime, c'est tout ce qui compte. Ne pense pas à ça.
C'est bête mais malgré tout, je sens les larmes me piquer les yeux. Comme une conne, je pense soudain à Rose. Quand je l'ai laissée, je savais qu'elle aurait quand même une mère. Mais Hélios ?
Il n'aura pas de moi de remplacement. Ce sera juste lui, exactement comme il était avant. Je sais qu'il était heureux mais j'ai peur que ce ne soit plus le cas si je m'en vais, maintenant que je suis passée dans sa vie.
Parce que c'est comme ça, avec Hélios. Il aime les gens très fort, très vite, et ne les oublie jamais. Il a beau faire croire au monde qu'il écoute seulement sa raison, que c'est un vrai scientifique dans l'âme et qu'il se prosterne devant son portrait de Galilée tous les matins – OK, j'avoue, ça je l'ai inventé –, c'est faux. Hélios est un type artistique, qui aime la vie et les gens. Il voit le bon partout.
Sur ça aussi, nous sommes différents. Je vois toujours le verre à moitié vide par peur d'être déçue quand lui le voit à moitié plein parce qu'il s'accroche au positif. J'envie sa mentalité, mais nous sommes diamétralement opposés. C'est comme ça.
Je chasse mes larmes d'un battement de cil en me retournant dans le lit, le cœur battant. Histoire de me calmer et de penser à autre chose, je me concentre sur la décoration à peine perceptible dans le noir et fixe les tableaux accrochés au mur, ses étagères remplies de livres, nos chaussures entassées les unes sur les autres près de la porte, son bureau, la boîte qui est en-dessous et...
Intriguée, mon regard reste fixé quelques secondes de plus sur cette boîte. Elle est fermée mais j'aperçois grâce à la fente sur le côté qu'elle est pleine de cahiers.
Je sais qu'Hélios écrit et dessine, beaucoup et tout le temps. J'ai compris que c'était sa thérapie, sa drogue. Que lorsqu'il n'écrit pas, lorsqu'il ne dessine pas, il sent que les choses lui échappe, qu'il va les oublier ou à l'inverse, qu'il va se les trimballer en lui encore longtemps. Il écrit pour figer des moments sur le papier ou pour déverser les émotions qu'il ne veut pas regarder. C'est à la fois son exutoire, son journal intime et son défouloir. Il a un lien particulier avec ces cahiers et, bêtement, je me demande soudain s'il a beaucoup écrit à mon propos à l'intérieur.
Un coup d'œil sur ma gauche m'apprend qu'il dort toujours à poings fermés. Tandis que je me hisse sur mes pieds je fais bien attention à sentir si le matelas tremble de son côté – ce qui n'est pas le cas, signe qu'il est profondément endormi. Tout doucement et en faisant le moins de bruit possible, je récupère mon téléphone sur la table de nuit et enclenche la lampe torche.
La culpabilité me serre la gorge mais bêtement, je n'y pense pas tellement. Tout ce que je me demande, c'est s'il a eu besoin d'écrire sur moi et si oui, pourquoi.
Je reste immobile, plantée au milieu de la chambre, pendant plusieurs secondes au cas où Hélios se réveillerait mais ça n'arrive pas. Ses paupières restent closes et sa respiration régulière résonne doucement dans mes oreilles, réglée comme du papier à musique.
Alors, le plus silencieusement possible, je me penche juste assez pour ouvrir la boîte en carton glissée sous son bureau et en tire le premier cahier que je trouve. Les doigts tremblants, je le feuillette et m'arrête parfois à certaines pages.
Toutes les pages sont noircies de dessins, de poèmes et de petits mots en français ou en allemand. Il m'avait déjà montré l'un de ses cahiers et j'avais déjà vu à quoi cela ressemblait, mais je pensais que celui que j'avais vu était une exception. En réalité, pas du tout ; celui-ci aussi est blindé de stylo, de crayon de papier, de feutre. Il y a des portraits griffonnés dans les marges, des post-it collés à la va-vite et parfois, sans raison, des flèches qui ne mènent nulle part.
Je m'arrête sur les pages où je crois me reconnaître. Il y a parfois des dessins de mes yeux avec mon prénom écrit juste en dessous, parfois de mon menton ou de ma silhouette. Ils sont souvent inachevés, à moitié coloriés pour la plupart ou alors il y a seulement certaines parties du dessin qui ont été repassées au feutre fin noir. Je n'arrive jamais à savoir si c'est un choix délibéré ou s'il n'a simplement jamais pris le temps de les terminer.
En feuilletant encore un peu plus, je remarque plusieurs fois mon prénom écrit parmi des paragraphes en allemand. Il a aussi collé des textes pris dans des journaux ou imprimé qu'il a entourés et annotés de mon prénom. Sur l'une des pages, il n'y a que quatre lettres écrites en boucle et qui, ensemble, remplissent toute la page : m a i a
Certains pourraient trouver ça flippant mais moi, ça me brise seulement le cœur. Ça me fait mal de me dire qu'il se sent obligé de faire tout ça pour se sentir mieux et que pour ce que j'en sais, ça ne marche pas forcément.
L'une des pages qui me marque le plus est centrée sur Allison. Des tas de doigts d'honneur sont dessinés sur la page, ainsi que des smileys rageurs et des notes de musique ou des silhouettes habillées de pyjamas ou de vêtements baggy. Il y a aussi un petit dessin de chat, un autocollant rouge et rose en forme de cœur qui clame « love is blind and lovers cannot see » et une carte de tarot constellée d'étoiles. Il a dessiné un soleil et une lune à côté mais soigneusement séparés de la carte, pas alignés avec les étoiles. Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais c'est en tout cas très joli. Très artistique.
— Qu'est-ce que tu fous ?
Mon cœur manque un battement et le cahier m'échappe des mains, s'étalant sur le sol. Je tombe alors nez-à-nez avec Allison, plantée dans l'encadrement de la chambre.
— Putain, j'ai cru mourir, soufflé-je en plaquant une main sur ma poitrine.
Je jette un œil paniqué à Hélios, qui dort toujours à poings fermés. Sérieusement, je me demande s'il se réveillerait s'il y avait une attaque nucléaire.
— Tu n'as pas à regarder ça, rétorque-t-elle sèchement toujours à voix basse. T'as déjà entendu parler de la vie privée, putain ? Allez, donne-moi ça.
Honteuse, je ramasse le cahier à la couverture noire et le lui tends. Elle l'attrape brutalement et me fait signe de la rejoindre dans le couloir en s'y engouffrant en premier.
Oh, oh. Je sens que ça va être ma fête... à juste titre, mais quand même.
Quand j'arrive dans le couloir, Allison est adossée en mur juste en face de moi. Elle me fait signe frénétiquement de fermer la porte comme si j'étais complètement débile et une fois que c'est fait, elle rétorque :
— Tu sais que s'il apprend que tu as lu tout ça, Hélios va te tuer ? Il tient à ces cahiers comme à la prunelle de ses yeux.
Je baisse les yeux, les joues rouges. Sérieusement, qu'est-ce qu'il m'a pris d'aller fouiller dans ses affaires ?
C'est officiel : je suis la pire petite-amie de tous les temps. Il faudra que j'en parle à Daphné lors de nos éternels débats « c'est quoi la chose que tu fais mieux que tout le monde ? ».
— Je sais, je... Je voulais juste... balbutié-je.
Allison arque un sourcil, l'air d'attendre la fin de ma phrase... qui n'arrive jamais. Je n'ai aucune excuse, et elle finit par le comprendre. Aussi, elle pousse un soupir exaspéré et rabat la capuche de son énorme sweat jaune fluo par-dessus ses cheveux frisés.
— Chaque fois que je commence à te trouver fréquentable tu fais quelque chose de détestable. À croire que tu le fais exprès, c'est exaspérant, dit-elle entre ses dents, les yeux sur le carnet.
Je ne réponds pas, encaissant le coup silencieusement. Je n'ai absolument rien à dire pour me défendre parce qu'à vrai dire, elle a totalement raison.
Je crois que c'est pour cela que bien que ce ne soit pas du tout réciproque, j'aime beaucoup Allison : elle a essayé très fort de ne pas me détester, mais elle revient chaque fois à cette haine. Je me reconnais en elle là-dedans.
Moi aussi, j'essaie de ne pas me détester. Ça ne fonctionne jamais.
— Il ne veut jamais me montrer ce qu'il gribouille là-dedans, dit-elle à voix basse en feuilletant le cahier à son tour. C'est con, parce que c'est hyper joli.
Elle s'apprête à le refermer quand soudain, une page attire son attention. Il s'agit de la même que je regardais quand elle m'a prise en flagrant délit, celle qui est centrée sur elle.
Elle a l'air tout d'abord surprise de tomber sur tout ça, puis heureuse, puis... dévastée. Quand elle aperçoit la carte de tarot, sa bouche s'arrondit et son cœur semble marquer un arrêt.
— Tu vois ce que je vois ? murmure-t-elle d'une voix brisée.
— Quoi ?
Elle fixe la page pendant encore de longues secondes avant de me tendre le cahier. Elle pointe les étoiles du doigt, puis successivement le soleil et la lune.
— Les trois éléments ne sont pas ensemble, pas vrai ? demande-t-elle.
Je fixe le dessin, désireuse de ne pas lui donner de réponse approximative. Elle a l'air d'y tenir.
— Je ne sais pas, on dirait que...
Je m'interromps et regarde d'encore plus près, les paupières plissées.
— Allez, accouche ! me presse-t-elle.
Je lui lance un regard froid. Je ne vois aucune trace de sa colère habituelle sur ses traits, juste d'une peur sans limites. Elle a l'air de sincèrement tenir à ma réponse.
— La lune et le soleil sont ensemble, ça ne fait aucun doute, réponds-je.
— Mais pas les étoiles, complète-t-elle.
Ses yeux brillent dans la semi-obscurité du couloir.
— Pas les étoiles, confirmé-je.
Soudain, quelque chose change sur son visage. C'est comme si quelque chose n'était plus pareil, comme si elle avait soudainement compris quelque chose.
Ou plutôt : comme si elle en avait assez.
Soudain, sans prévenir, elle ouvre la porte de la chambre d'Hélios à la volée et allume la lumière. Sous le choc, je la regarde fondre sur son frère et le secouer par les épaules, trop surprise pour réagir.
— Réveille-toi ! lui dit-elle d'une voix forte, bien trop forte. Allez, debout putain !
— Allison ! m'exclamai-je en essayant de la faire reculer. Mais qu'est-ce que tu fais ?
— Te mêle pas de ça, Maia.
Son ton est menaçant mais ses yeux, eux, sont plein d'eau. On dirait qu'elle est dévastée.
— Allez, debout ! rugit-t-elle de nouveau en secouant Hélios.
Le brun se réveille tout juste, complètement sous le choc. Il a l'air à la fois confus et paumé, ce qui est normal vu la façon dont il vient d'être réveillé.
— C'est quoi, ça, hein ? crie Allison en brandissant le cahier juste sous ses yeux. Tu m'expliques ?!
Hélios semble complètement perdu. Il a encore la marque de l'oreiller sur la joue et se frotte les yeux en essayant de comprendre de quoi elle parle.
— Euh, un de mes cahiers, répond-t-il franchement.
Il a l'air trop crevé pour comprendre que ce n'est pas normal qu'elle ait fouillé dans ses affaires. En revanche, Allison est en pleine possession de ses moyens et elle colle le cahier juste sous les yeux de son frère en beuglant :
— Pourquoi est-ce que les étoiles sont seules, hein ? Pourquoi est-ce qu'elles sont à part ?
Hélios passe une main dans ses boucles folles, le regard vitreux. Il fixe la page d'un air absent, presque comme si ce n'était pas lui qui avait fait tout ça.
— Allison, laisse-le se rendormir, interviens-je d'une voix douce. Ça n'a pas de sens, tu...
— La ferme ! me coupe-t-elle sans même se retourner. Allez, réponds-moi ! hurle-t-elle à son frère. Pourquoi est-ce que les étoiles sont seules, dis-moi !
— Elles sont sur la carte, dit bêtement Hélios.
Allison semble à bout de nerfs. Des larmes dévalent maintenant ses joues bronzées et elle brandit le cahier toujours plus près du visage de son frère.
— Tu aurais pu dessiner le soleil et la lune par-dessus ou tout à côté, mais non, lâche-t-elle avec des sanglots dans la voix. Tu as mis les astres loin des étoiles, juste assez pour qu'on comprenne qu'ils n'ont rien à voir.
Une lueur s'allume dans les yeux d'Hélios. Il semble enfin être assez réveillé pour comprendre ce qui met sa sœur dans cet état-là, mais je ne suis pas sûre que ce soit positif. Il semble soudain honteux, comme s'il avait envie de s'enfoncer dans son matelas et de disparaître.
— Ça ne veut rien dire...
— Si, Hélios, ça veut tout dire, rétorque Allison en essuyant ses larmes d'un revers de manche. Tu m'as mise seule dans un coin de la page et toi et Ethel dans un autre. Comme toujours.
Mes yeux s'écarquillent quand je comprends enfin de quoi il retourne et je tends une main vers Allison pour la calmer mais Hélios, plus rapide que moi, rétorque avec le menton haut :
— D'accord, très bien. Tu veux que je te le dise à voix haute ? Oui, j'ai fait ce dessin consciemment. Je me suis mis avec Ethel et je t'ai mise de l'autre côté. Et tu sais pourquoi ? Parce que je suis le seul à qui il manque, dans cette putain de maison !
La gifle part toute seule. La main d'Allison s'écrase dans un craquement sinistre sur la joue de son frère, qui est aussitôt marquée d'une trace rouge. Impuissante, je regarde la scène se dérouler comme dans un mauvais film.
Je n'arrive pas à croire qu'il y a encore vingt minutes, tout le monde dormait à poings fermés dans la maison.
— Je t'interdis de dire ça, siffle Allison entre ses deux, les joues trempées de larmes.
— Tu le détestais ! rugit Hélios, désormais bien réveillé. Tu n'arrêtais pas de le secouer, de le forcer à sortir, à voir du monde, à lâcher ses BD ! Tu ne voulais pas le laisser tranquille une minute !
— Je faisais ça pour son bien, Hélios !
Le brun secoue la tête avec un air amer.
— Non. Tu faisais ça pour toi, parce que tu ne voulais pas l'avoir dans tes pattes. Déjà il y a trois ans tu te croyais meilleure que tout le monde.
Cette fois, Hélios a le temps de voir la baffe venir. Il l'intercepte sans problème, les doigts enserrés autour du poignet de sa sœur. Des larmes brûlantes de rage, de peine et de regrets dévalent le visage de celle-ci.
— J'ai tout fait pour toi, tout. Quand maman s'est écroulée et que papa est parti, j'ai été la seule à garder la tête hors de l'eau. J'ai tout pris sur mes épaules, y compris ta petite vie misérable. T'étais une vraie loque humaine et pourtant, j'ai pris soin de toi. Et j'ai jamais eu le droit à un pauvre merci, putain.
Le frère resserre sa prise, le rouge lui montant aux joues.
— Oh, et tu t'es jamais demandée pourquoi ? raille-t-il. Parce que tu étais une vraie connasse, tout comme aujourd'hui d'ailleurs ! Tu ne nous as pas laissé le droit d'être triste. Tu nous as forcés à nous mettre debout, à faire comme si de rien était. Tu voulais qu'on l'oublie, Allison !
La brune se dégage de la prise de son frère et le pousse en arrière avant de reculer. Des flammes de rage et de haine incendient ses yeux en amande et ses mains tremblent tellement que j'ai peur qu'elle soit en train de faire une crise d'épilepsie.
— Et moi, alors ? Tu ne t'es jamais dit que j'aurais bien voulu être triste, moi aussi ? hurle-t-elle. Moi aussi, j'ai perdu mon frère et pourtant, personne ne s'est jamais demandé comment j'allais !
Cette fois, Hélios ne renchérit pas. Il regarde simplement sa sœur se laisser glisser sur le sol, en larmes. Son cœur semble se briser dans sa poitrine rien qu'à la regarder être aussi triste.
— C'était mon jumeau, dit-il tout bas. C'était une partie de moi, et je l'ai perdue pour toujours.
Allison sanglote.
— C'était mon frère, à moi aussi. Ce n'était pas mon jumeau, mais je l'aimais plus que tout. J'aurais tout fait pour vous deux.
Hélios semble soudain légèrement radouci. Il continue de couver sa sœur du regard, la respiration sifflante.
— Je sais que j'ai été dure avec lui, murmure Allison d'une voix brisée. Je suis souvent un peu trop sévère et critique, je... Je suis comme ça. Je voulais seulement... qu'il s'ouvre un peu aux autres. Je voulais qu'il soit comme toi, qu'il soit heureux.
Une larme solitaire roule sur la joue d'Hélios. Il garde la face mais je sais qu'intérieurement, tout en lui est en lambeaux.
— Tu as tout fait pour qu'on l'oublie, dit-il dans un chuchotis brisé.
— Non, rectifie Allison. Je voulais seulement qu'on arrête d'en parler parce que je savais que sinon, vous ne vous relèveriez jamais. Et moi, j'étais épuisée. Je ne pouvais pas continuer à tous vous soutenir toute seule.
Hélios la couve du regard tandis qu'elle pleure, le visage plaqué sur ses genoux. Je n'avais jamais vu Allison vulnérable, pas une fois. Et je n'avais jamais pensé que pour elle aussi, les choses avaient été horribles.
— Pardon, murmure soudain Hélios en se dirigeant vers elle.
Il s'accroupit près de sa sœur et l'entoure de ses bras. Celle-ci continue de pleurer sans bouger, prostrée.
— Pardon de ne pas t'avoir demandé comment tu allais, ajoute-t-il tout bas.
Allison sanglote toujours quand Hélios pose délicatement son menton sur son épaule et qu'il lui demande de la voix la plus douce qui soit :
— Est-ce que ça va, maintenant ?
Allison secoue la tête de droite à gauche.
— Non, avoue-t-elle, la lèvre inférieure tremblante. Et ça n'ira plus jamais.
Et dans un torrent de larmes, leurs bras et leurs cœurs s'entremêlent pour ne former plus qu'un, même s'il manque une pièce pour compléter le puzzle.
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