20| Le jumeau
HÉLIOS
Chaque année, en France, plus de quarante mille personnes disparaissent. Environ les trois quarts sont retrouvées et reviennent saines et sauves auprès de leur famille après les épreuves qu'ils ont vécu.
Le truc c'est que pour les 25 % restants, l'histoire est moins sympa. Dix mille personnes ne réapparaissent pas et la plupart du temps, personne ne comprend jamais pourquoi est-ce qu'ils ont disparu. C'est souvent des histoires sordides : meurtre, enlèvement, séquestration. On n'en a jamais la preuve, mais on imagine forcément le pire.
Parmi ces disparus, il y a ceux qui ont des accidents. Ils tombent d'une falaise en randonnée, sont victimes d'une catastrophe naturelle ou crashent leur voiture dans un lac paumé en rentrant de soirée. Ces gens-là n'ont pas de chance, c'est tout. Leurs familles souffrent indéfiniment de ne pas savoir la vérité mais au moins, la personne disparue n'a pas causé cette souffrance volontairement – même si personne ne le sait jamais.
Et puis, enfin, il y a les évaporés. Ceux-là disparaissent du jour au lendemain sans laisser de trace : ils s'évaporent comme de l'eau qui sèche au soleil, d'où le nom qu'on leur a donné. Ils partent volontairement sans dire au revoir à personne, ne donnent aucun indice, ne laissent aucune information. Ceux-là détruisent des vies et le pire, c'est qu'ils s'en fichent. Ils ont changé la leur, et c'est tout ce qui compte à leurs yeux.
Mon frère, Ethel, est un évaporé.
Avoir un jumeau, c'est l'une des plus belles choses qui existe sur cette Terre. Ce lien inexplicable qui relie deux êtres m'a toujours surpris quand Ethel était encore là, près de moi. On était très différents et pourtant, je ressentais toujours ce qu'il ressentait et inversement. On se comprenait en un regard sans même ouvrir la bouche, on savait comment l'autre allait réagir, ce qu'il pensait, ce qu'il avait envie de dire ou de ne pas dire. On était connectés, c'est tout.
C'est pour ça que le jour où il est parti, j'ai eu l'impression qu'on m'avait arraché un bout de moi.
Un soir, il avait l'air soucieux en rentrant de l'école. Il était assez solitaire, il avait peu d'amis et était assez renfermé contrairement à moi alors bêtement, je me suis dit qu'il devait être triste à cause de ça. Je me suis allongé sur mon lit, placé juste en face du sien dans la chambre que nous partagions, et je l'ai regardé lire sa BD en essayant de comprendre s'il allait réellement mal ou si c'était seulement une petite frustration passagère.
Au bout d'un moment, il a intercepté mon regard curieux et a haussé un sourcil l'air de dire : « quoi ? ». J'ai secoué la tête de gauche à droite, et il s'est replongé dans sa lecture. Je l'ai regardé encore un peu, soucieux, mais j'ai fini par conclure qu'il allait bien et j'ai commencé à dessiner.
Ce soir-là on s'est douchés, on a mangé et on a fini nos devoirs côte à côte juste avant de dormir. Je lui ai raconté des histoires idiotes à propos d'une fille de mon cours de maths expert, on s'est dit bonne nuit comme d'habitude, puis je me suis endormi en premier.
Quand j'ai ouvert les yeux au petit matin, le lit en face de moi était vide.
Il était parti. Comme ça, sans un mot. Juste... parti.
Mes parents étaient complètement paniqués et moi, je sentais quelque chose allait réellement de travers. J'ai regardé toute la famille angoisser et appeler la police pendant que j'essayais de calmer les battements affolés de mon cœur qui, déjà, savait que rien ne serait plus jamais comme avant.
Les agents chargés de l'affaire ont mis à peine deux heures pour comprendre ce qu'il s'était passé. Un achat de ticket de bus sans destination avait été acheté via l'ordinateur de mon frère et son compte en banque avait été débité du montant nécessaire à cet achat. La dernière fois que les caméras de surveillance l'ont repéré, il était en train d'entrer dans la gare routière parmi un énorme flot de passagers, son casque sur les oreilles et les mains enfoncées dans les poches de son sweat noir, celui qu'il mettait tous les deux jours parce qu'il ne voulait pas porter une autre couleur et que ma mère refusait de se plier à ses exigences quand nous achetions des vêtements.
« Il a dix-huit ans, il a le droit d'aller où il le souhaite. Je suis désolé. »
Voilà ce que la police nous a dit. Boum, enquête terminée.
Mon père ne s'est pas arrêté là. Il a cherché Ethel pendant des semaines – des mois, même. Il a fouillé plusieurs pays, appelé des tas de gens, interrogé les millions de personnes qui auraient pu l'avoir vu. Sans succès.
Pendant un an, j'ai essayé de garder la tête hors de l'eau. Ma mère était détruite et Allison a pris le flambeau, le menton haut. Elle ne s'est jamais plainte de rien et a tout pris sur ses épaules parce qu'à ce moment-là, il fallait bien que quelqu'un le fasse et personne d'autre qu'elle n'était en état.
C'était la pire année de ma vie. J'ai eu mon bac par hasard entre deux crises d'angoisse. J'ai développé des sortes de troubles obsessionnels compulsifs, aussi : dessiner sans arrêt, partout et tout le temps, tous les visages que je croise. Écrire ce que je fais, ce que je mange, où je vais, avec qui, juste au cas où il tombe dessus un jour et puisse me retrouver.
Dès que j'ai pu, j'ai déménagé. J'ai vécu en internat pendant un an et ensuite, j'ai rejoint ma sœur chez Daphné.
Ethel est devenu tabou. Prononcer son prénom est désormais impossible et chez moi, nous n'en parlons jamais. La coloc' a gardé les mêmes règles tacites que celles que nous avions implicitement fixé chez mes parents : Allison refuse que nous disions son nom, que nous parlions de lui ou que nous parlions d'avant tout court. Pour elle, nous sommes nés il y a trois ans. Ce qu'il s'est passé avant n'a jamais existé.
Alors, tous les dix septembre depuis trois longues années, je simule de prévoir des tas de choses pour que ma sœur croie que j'essaie de me noyer dans des activités pour oublier. En réalité, je passe la soirée dans un bar ou dans la rue à boire, encore et encore, en maudissant mon jumeau.
Je m'en suis tellement voulu de ne pas avoir essayé de le retenir. De ne pas avoir vu ce qu'il pensait, de ne pas avoir insisté quand je l'ai regardé lire sa foutue BD. J'aurais pu l'empêcher de faire ça, j'aurais pu. Mais comme beaucoup de mes regrets, c'est une chose que je n'ai pas faite.
Je ne parle jamais de lui. Jamais. À personne.
Prononcer son prénom est comme hurler un gros mot à pleins poumons et je ne sais plus comment je suis censé aborder le sujet. Mes sentiments à son égard sont tellement confus que je ne sais même pas si je suis censé le détester ou le regretter.
Je le hais d'être parti comme ça, et encore plus d'avoir laissé assez d'indices pour que l'on sache qu'il l'avait fait de son plein gré. Une partie de moi que je déteste plus que tout me hurle que je préférerai presque qu'il ait fait une mauvaise rencontre.
Au moins, il n'aurait pas choisi de partir.
Je le hais de m'avoir détruit, d'avoir pris cette partie de moi sans même me laisser une chance de la dupliquer, de la comprendre pour mieux la reconstruire. Je le hais aussi de ne pas m'avoir dit ce qu'il allait faire, de ne pas m'avoir expliqué ses motivations. Peut-être que j'aurais compris, qui sait. Je l'aurais peut-être même aidé à partir, j'en sais rien.
Tout ce que je sais, c'est que mon frère était spécial. Il était renfermé, timide, un peu geek. Il aimait lire, faire du basket avec moi dans le jardin et écouter de la musique avec Allison sur son lit. Il avait cet humour pince-sans-rire que j'étais l'un des seuls à comprendre, ce petit sourire à la fois malicieux et réservé qui le caractérisait. Ethel était quelqu'un de loyal, de fidèle, mais à l'inverse de moi qui sait reconnaître quand on fait quelque chose d'injuste. Il n'avait pas cette foi aveugle que je place en les autres, ni cette habilité que j'ai à me faire facilement des amis. Je crois que c'était ça le plus dur, pour lui.
Bien que nous soyons jumeaux, personne ne nous a jamais comparés – en tout cas, pas dans ma famille. Il était lui, j'étais moi, et on était différents. Normal, puisqu'on était deux êtres humains bien distincts.
À l'école, c'était autre chose. On disait souvent de lui qu'il était mon ombre, que je l'éclipsais. J'ai toujours essayé de faire comprendre aux gens que sa personnalité était comme ça, que je ne faisais rien pour qu'on l'oublie et que sa timidité ne faisait pas de lui quelqu'un de moins intéressant, mais les gens s'en fichaient. Ils ne voyaient que moi et même si ça me faisait de la peine pour mon frère, j'avoue que j'étais content. J'étais Hélios, le Hélios, et j'aurais été con de ne pas profiter de l'attention qu'on m'accordait alors que je n'avais rien fait pour la mériter.
En revanche, je me rappelle avoir toujours tout fait pour qu'Ethel se sente à sa place. Je mangeais quasiment tous les midis avec lui, je rentrais de l'école à pied à ses côtés plutôt qu'avec mes copains et j'ai parfois rejeté des filles parce qu'elles lui plaisaient aussi et que je ne voulais pas risquer de le blesser. Je crois qu'il se sentait humilié que je doive faire ça pour lui, mais je ne me suis jamais senti obligé de le faire. Je l'aimais, et j'aurais tout fait pour lui. C'était un morceau de moi, une extension de mon être.
Comme par hasard, en grec, Hélios signifie « soleil » quand Ethel veut dire « lune ». J'avais trouvé ça génial quand je l'avais appris : au-delà du sang et de notre connexion mentale, on était même liés par notre prénom.
Le problème, c'est que j'ai réalisé un peu tard que lorsque l'un se lève, l'autre se couche. La lune et le soleil vivent sur des cycles désynchronisés, jamais en même temps.
Ils sont incompatibles... comme Ethel et moi.
∞
— Hello.
Je pousse un soupir et me frotte les yeux, encore endormi. J'ai la langue lourde contre mon palais et mes fringues me collent.
— Hello, dis-je à mon tour en apercevant Maia à travers mes longs cils.
Elle est déjà prête pour commencer sa journée : elle a enfilé un ensemble de jogging vert pâle et a attaché ses cheveux en queue de cheval. Elle est casual mais magnifique, comme d'habitude.
Je remarque aussi qu'elle n'a pas mis de lentilles colorées, ce qui fait rouler ma pomme d'Adam dans ma gorge un peu malgré moi. Mes yeux se posent ensuite sur les chaînes en or qu'elle porte autour du cou, scintillantes. J'ai remarqué qu'elles étaient toujours là, peu importe les circonstances.
Soudain, je me surprends moi-même à demander :
— Tu ne les enlèves jamais ?
Maia met quelques secondes à comprendre que je parle de ses colliers.
— Non.
Elle marque une minuscule pause, puis clôt les paupières avant d'avouer :
— J'ai mis le même dans une enveloppe pour Rose. Céline m'a promis de lui donner quand elle sera plus grande mais en attendant, je mets le mien pour sentir qu'elle est toujours là, près de moi.
J'acquiesce en silence, mes doigts s'enroulant soudain autour de ma propre chaîne en argent. Maia semble penser à la même chose que moi puisqu'elle demande alors :
— Et toi ?
J'hausse une épaule, feignant de m'en foutre.
— C'est ma gourmette de naissance. Je ne la quitte jamais non plus.
Maia hésite un instant mais fait finalement un pas vers moi pour attraper la chaîne entre ses doigts froids. Ils effleurent la peau de mon cou tandis qu'elle la fait tourner entre ses doigts, faisant accélérer mon idiot de cœur.
— Elle est tordue, remarque-t-elle.
Je ferme les paupières une seconde.
— En fait... C'est parce qu'elle s'emboîte avec une autre.
Maia semble comprendre ce que je veux dire et entrouvre légèrement les lèvres, s'excusant en silence.
— Oh.
— Ouais.
Nous échangeons un regard triste que je romps en me raclant la gorge, m'asseyant au bord du matelas. Cela fait reculer Maia, qui s'adosse à la porte-fenêtre d'un air légèrement mal à l'aise.
— Dis donc, j'étais bourré comment, hier soir... ? questionné-je en remarquant que mes chaussettes sont dépareillées.
Elle arque un sourcil et croise les bras sur sa poitrine, un sourire amusé aux lèvres.
— Beaucoup trop. Tu m'as carrément fait une déclaration d'amour.
Son ton me laisse penser qu'elle s'en fiche, mais je la connais assez pour savoir qu'elle essaie de me demander si je le pensais vraiment. Mes joues chauffent tandis que je rétorque :
— J'espère que ce n'était pas trop intense.
Elle hausse une épaule, toujours souriante.
— Juste ce qu'il faut.
Je détourne le regard, trop inconfortable pour dire quoi que ce soit.
J'ai honte d'être venu chez elle hier soir après qu'elle m'ait demandé du temps. J'ai bien compris que je n'étais pas le problème, qu'elle avait seulement besoin de se sentir mieux... Mais dès que l'alcool a fait effet, tout s'est envolé. J'avais le cœur en miettes à cause d'Ethel, d'elle, du mal que j'ai fait à Barbara, de tous les foutus traumas qu'il me reste et de plein d'autres choses encore et soudain, rien n'a plus compté que ma propre peine. J'avais besoin qu'elle se taise, rien qu'une minute, et la seule chose que j'ai trouvé pour effacer cette douleur a été de venir voir Maia.
C'était la pire décision à prendre et même si j'ai honte d'avoir couru vers elle comme un gamin dans les jupons de sa mère, je ne le regrette pas pour autant. Si je ne l'avais pas trouvée, à cette heure-ci je serais sûrement ivre mort sur un trottoir sale ou endormi dans une benne à ordures.
— J'ai, euh, préparé un petit-déjeuner, me dit-elle doucement.
Je relève la tête, surpris.
— Vraiment ?
— Oui... Je me suis dit que ça éloignerait un peu la gueule de bois.
Je la fixe une seconde, chassant le voile de chaleur qui se dépose sur mon cœur.
Elle veut du temps et quand elle sera enfin prête, elle partira bientôt. Ne t'attache pas trop, me souffle une voix raisonnable dans ma tête.
Est-ce que je vous ai déjà dit que la chose que je déteste par-dessus tout c'est d'être raisonnable ?
Je la suis dans les escaliers tandis qu'elle se dirige vers la cuisine. Je caresse Mimi au passage, ce qui fait grimacer Maia.
— Je n'arrive pas à croire qu'elle t'aime et pas moi, dit la brune en remplissant deux tasses de café. Je la nourris, merde. Elle devrait au moins me montrer un peu de gratitude.
J'hausse une épaule, rétorquant avec prétention :
— C'est pas sa faute ; tout le monde m'aime, moi.
Maia acquiesce, confirmant implicitement.
— C'est vrai, répond-elle sans même essayer de me contredire. Tout le monde t'aime.
Je vois sur ses traits que quelque chose cloche, mais je garde les lèvres scellées l'une contre l'autre tandis qu'elle dépose du pain et de la confiture sur la table. Elle a l'air... soucieuse.
— Quoi ? finis-je par la questionner tandis qu'elle tire la chaise en face de moi pour s'y asseoir.
— Quoi, « quoi » ?
Nous nous évaluons du regard, tous les deux sur la défensive.
— Tu as dit ça d'un drôle de ton, expliqué-je.
Elle roule des yeux.
— Non, Hélios. Je le pensais, c'est tout.
— Tout le monde ne m'aime pas, la contredis-je.
— Oh, arrête. Tu sais aussi bien que moi que c'est faux.
— Mais non, c'est...
Elle me coupe d'un geste de la main.
— C'est un fait, Hélios. Les gens t'aiment tous parce que tu es poli, gentil et bien élevé. C'est génial, et tu as raison d'en profiter.
Je fronce les sourcils.
— ... Mais ? tenté-je.
En face de moi, Maia enroule ses mains autour de sa tasse et garde les yeux fixés dessus. Je crois qu'elle se retient de soupirer.
— Je ne comprends juste pas... Pourquoi est-ce que tu m'as choisie.
Je marque un temps d'arrêt, essayant de garder les pieds sur Terre. Avoir une conversation sérieuse d'aussi bon matin devrait être interdit, putain.
— Choisie pourquoi ? demandé-je, les sourcils froncés.
Maia se dandine sur sa chaise, signe qu'elle s'impatiente.
— J'en sais rien, je... Tu m'as dit hier que tu ne parlais jamais de ton frère, à personne. Et pourtant, tu m'en as parlé. Je sais que tu étais bourré, mais tu n'étais pas obligé de le faire quand même.
Elle reprend sa respiration et plante ses yeux dépareillés dans les miens avant de terminer :
— Je ne comprends juste pas pourquoi est-ce que parmi tous les gens que tu connais et qui t'adorent, tu m'as choisie moi pour te confier sur ça.
Je cligne des yeux plusieurs fois, confus. Est-ce qu'elle est sérieuse, là ? N'est-ce pas évident ?
— Tu te fous de moi ? demandé-je, les mains à plat sur la table. Tu veux me forcer à te le redire, ou quoi ?
— Quoi ? Lâche-t-elle, confuse, visiblement sans comprendre de quoi je parle. Mais de quoi tu parles ? Redire quoi, au juste ?
Je lève les yeux au ciel.
— Oh, très bien, tu fais semblant d'être débile.
Offusquée, la brune écarquille grand les yeux en se levant de table d'un seul bond.
— « Débile » ? T'es chez moi, je te rappelle ! Un peu de respect, putain !
— Tu comprends tout de travers ! m'exclamai-je en me levant à mon tour.
Nous nous regardons en chiens de faïences, aussi frustrés l'un que l'autre.
— Pardon de ne pas être assez perspicace pour deviner les sous-entendus pourris que tu planques dans tes phrases, rétorque-t-elle alors de sa voix la plus sèche.
Je pousse un profond soupir agacé.
— Ce n'est pas un sous-entendu ; tu le sais déjà !
Elle croise les bras, l'air buté.
— Mais je sais quoi, putain ?
Bon, c'est définitif, nous sommes en train de nous disputer. Je ne sais plus très bien pourquoi, mais c'est un fait. Le problème, c'est que je ne sais pas gérer le conflit. Je suis juste... un Bisounours. J'ai peur des disputes, j'ai peur des gens qui hurlent, j'ai peur de perdre les gens que j'aime, alors je me tais toujours en général. Alors forcément, quand le temps des embrouilles arrive, je ne sais jamais comment réagir.
— Que si je me confie à toi, c'est parce que je t'aime !
Ouais, bon, faudrait peut-être que j'apprenne à gérer mes émotions quand même.
En face de moi, Maia a les yeux grand ouverts et me fixe d'un air médusé. Le silence assourdissant qui nous entoure pèse lourd mais au moins, ce poids n'est plus en moi. Je me sens... soulagé. Au moins, maintenant, elle le sait.
Ça fait drôle de le dire à haute voix. Il n'a fallu que deux mois pour que mon cœur décide sans trop de raison que c'était elle que j'allais aimer. Ça ne m'était jamais arrivé avant et je ne sais pas si c'est réellement à ça que ça devrait ressembler, mais voilà.
J'aime Maia, et c'est réel. Qu'elle le veuille ou non, d'ailleurs.
— Désolé, finis-je par souffler. Tu me demandes du temps et moi je débarque chez toi complètement bourré pour te faire des déclarations... c'est vraiment nul. Je suis vraiment nul.
La brune me fixe toujours sans rien dire, la bouche entrouverte. Aussi, je me sens obligé d'ajouter :
— T'as le droit de pas ressentir la même chose, encore une fois je ne te force en aucun cas à partager mes sentiments et je sais que je suis super intense, en vrai de vrai ça me ressemble pas, je suis jamais aussi explicite avec les gens ni...
— Hélios, me coupe-t-elle alors.
Je me tais aussitôt, le cœur en alerte.
— Oui ? dis-je, les yeux brillants.
En face de moi, la brune avale difficilement sa salive. Ses doigts sont tellement crispés sur le rebord de la table que ses jointures en sont devenues blanches.
— Promets-moi que tu vas oublier tout de suite ce que je vais te dire et qu'on en parlera plus jamais.
J'hoche la tête un peu trop rapidement, prêt à tout accepter.
À cet instant, je ne sais même pas ce qu'elle s'apprête à me dire. Tout ce que je sais c'est que j'ai face à moi une femme incroyable, courageuse, belle et intelligente et que lorsqu'elle est près de moi je me sens plus heureux que jamais. Elle bouche les trous que d'autres ont laissé et sa personne s'est infiltrée partout en moi au fil des jours sans même que je m'en rende compte. Je me souviens de chaque détail, de chaque moment passé avec elle, et j'aime chacun de ses défauts. J'aime que mon cœur l'ait choisie en sachant pertinemment que je n'avais aucune chance, et encore plus maintenant que j'en ai une minuscule. Mon âme de scientifique aime qu'elle soit assez courageuse pour savoir écouter sa tête quand il le faut, quitte à blesser les gens autour. J'aime sa sensibilité, le fait qu'elle ne s'ouvre qu'à ceux qui le méritent vraiment.
J'aime tout ce qu'elle est, était et sera, tout simplement. À ce stade, je crois qu'on peut dire que je suis carrément mordu.
— Promets-le moi, dit-elle sévèrement.
— Promis, dis-je aussitôt.
Elle baisse légèrement les yeux, tirant sur les manches de son pull pour s'occuper les mains.
— OK, murmure-elle. OK, OK, OK.
Je reste complètement immobile et la regarde se mordiller les lèvres, le cœur sur le point d'exploser. Merde alors, est-ce qu'elle va me foutre une gifle pour avoir osé lui dire que je l'aime droit dans les yeux ? Elle en serait capable, mais je n'espère pas. Je tiens au peu de dignité qu'il me reste, quand même.
— J'étais une grenade, commence-elle alors, tout doucement. Depuis mes seize ans, j'étais une putain de grenade prête à exploser à tout instant. Je me suis blindée pour éviter que n'importe qui puisse me dégoupiller et tout faire exploser, et ça m'a pris des années. À cause de ça, il y a des tas de choses que j'ai loupées, gâchées ou foutues en l'air.
Je reprends difficilement ma respiration, la regardant s'approcher. Elle se poste près de moi, son menton tout proche du mien et le visage droit. Nos joues se frôlent et son parfum me monte au nez, à la fois doux et caractériel.
— Mais depuis que je t'ai rencontré... Quelque chose a changé. Je ne l'ai pas senti au début parce que j'étais trop concentrée à garder mes barrières le plus haut possible, mais je le comprends maintenant. Tu as toujours été gentil, tellement gentil avec moi. Ça faisait longtemps que quelqu'un n'avait pas été aussi compréhensif, que quelqu'un n'avait pas essayé de comprendre qui je suis.
— Maia... soufflé-je en inclinant légèrement le visage vers le sien.
— Attends, laisse-moi finir, me coupe-t-elle doucement. Je sais que j'ai des tas de choses à revoir chez moi, et je pensais que je ne pourrais pas me consacrer à toi tant que je n'avais pas réglé mes problèmes. Tant que la grenade que j'étais n'avait pas explosé, je vivais dans la peur qu'elle se réveille un jour et détruise tout sur son passage.
Sa joue frôle de nouveau la mienne tandis qu'elle s'approche encore un peu plus près. Je sens son souffle chaud sur mon épaule par-dessus mon haut blanc, manquant de me faire dérailler.
— Je sais que je n'ai pas encore réglé tous mes soucis, avoue-t-elle ensuite, la gorge serrée. Je sais que je suis toujours vraiment fucked up, qu'il y a des tas de choses que je n'ai pas mises au clair... Mais j'ai envie de croire que je peux pardonner la fille que j'étais. Je peux lui pardonner d'avoir abandonné au lieu de rester, et d'avoir blessé tant de gens en le faisant. Et si je peux la pardonner, je peux aussi la remercier. Je peux la remercier d'avoir su laisser partir son enfant même si c'était la chose la plus difficile qu'elle ait jamais eu à faire.
Elle marque une légère pause, le souffle court. Tout en moi me souffle de la toucher, de la prendre dans mes bras et de l'embrasser à pleine bouche, mais je prends sur moi. Elle n'a pas fini, et je veux lui laisser le temps et l'espace dont elle a besoin. Elle le mérite, et il est temps que quelqu'un la laisse crier les mots qu'elle a tant retenu.
— Cette fille-là a fait des tas de choses horribles, mais je sais que ce n'était pas une mauvaise personne. C'était juste... une bombe à retardement. Elle a encaissé, encore et encore, attendant patiemment le moment où elle exploserait. Elle s'est protégée pour que ça n'arrive pas, et elle a réussi. Elle a tenu le coup. Mais maintenant... il est temps que je la laisse partir. Il est temps que je dégoupille la grenade.
Ses doigts touchent les miens près de nos cuisses respectives. Ils sont froids, mais je sais qu'elle ne l'est pas. Elle ne l'est plus.
— Je ne veux plus vivre en attendant que quelque chose explose en moi et que j'abandonne pour de bon. Je veux être cette fille géniale que je rêvais de devenir quand j'avais seize ans, celle qui avait des rêves de psychologie plein la tête et l'envie de voyager, de rire, de connaître de nouvelles personnes. Je veux être la même, mais en mieux.
Alors, elle marque une pause. Pendant quelques secondes, nous n'entendons plus que nos cœurs qui battent de façon désynchronisée mais avec la même force. Un vide que j'ai toujours eu en moi est en train de se remplir et je peux presque entendre ses propres failles se résorber de son côté.
Puis, doucement, elle conclut :
— Je crois que c'est bon. J'ai eu le temps qu'il me fallait.
Tous mes neurones se coupent pendant une bonne minute.
— Quoi ?
Elle laisse reposer sa joue contre la mienne, pour de vrai cette fois. Tout mon corps me supplie de la serrer plus fort et de ne plus jamais la laisser partir.
— Si tu veux toujours de moi, je... je crois que je t'aime, moi aussi.
J'ai l'impression de me faire frapper par la foudre. Je suis tellement choqué que je recule d'un bond et pointe un doigt vers elle en m'exclamant :
— T'es sérieuse, là ? Tu ne me fais pas de blague, hein ?
Maia roule des yeux en faisant claquer sa langue contre son palais.
— Hélios, putain ! Tu gâches tout ! grogne-t-elle.
C'est là que, lentement, mon cerveau se remet à fonctionner. Le sang circule de nouveau, mon cœur se gonfle et les choses m'apparaissent enfin claires comme de l'eau de roche.
J'aime Maia, et elle m'aime aussi.
Putain, c'est le plus beau jour de ma vie.
Alors, je ne réponds plus de rien et fonds sur elle. Je prends son visage en coupe entre mes mains et plaque mes lèvres sur les siennes comme j'en ai tant rêvé.
Presque aussitôt, elle répond à mon baiser. Ses bras s'enroulent autour de moi tandis que nos langues se rencontrent de nouveau, pour la seconde fois. Pourtant, tout est nouveau.
Cette sensation dans ma poitrine, ces étincelles au bout de mes doigts... C'est tellement étrange et neuf et excitant que je lorsque je me recule légèrement pour reprendre ma respiration, je me sens obligé de murmurer :
— Je crois que je vais pleurer.
Et c'est quand le rire de Maia résonne dans mes oreilles que je me sens enfin, enfin à ma place.
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