19| Le power-point

MAIA

Maia : Je suis désolée.

Je relis une énième fois mon message, confortablement calée sur les multiples oreillers calés sur le lit de ma tante. Encore une fois, il me paraît trop simple, trop idiot, pas assez percutant et surtout, pas assez convaincant. Il va croire que je me fous complètement de ce que je lui ai fait, ce qui est tout sauf le cas.

Aussi, j'efface tout et fait une nouvelle tentative...

Maia : Pardon d'être partie après notre baiser. Je crois que j'ai besoin de comprendre si je peux enfin réussir à m'aimer avant de me lancer dans quelque chose avec toi.

... que j'efface aussitôt. Sérieusement, je comprends mieux pourquoi j'ai eu sept au bac de français ; je ne sais pas aligner trois mots sans avoir l'air d'une folle beaucoup trop intense.

Je pousse un soupir qui fait voleter quelques mèches brunes devant mon visage. Elles retombent le long de mes pommettes tandis que je m'enfonce plus profondément dans mes coussins, le cœur lourd.

J'ai enfin compris qu'il était temps de changer mon rapport à moi-même et je suis très fière de mes efforts, mais je regrette d'avoir fait de la peine à Hélios au passage. Une voix dans mon cœur me hurle de ne pas le laisser filer mais une autre, celle que je dois justement combattre, me dis que je n'en vaux pas la peine de toute façon.

Au moment où je m'apprête à rédiger un nouveau message, j'aperçois trois petits points apparaître du côté d'Hélios. Mon cœur loupe un battement et je quitte la conversation en deux secondes top chrono avant de balancer mon portable de l'autre côté du lit.

Merde, merde, merde.

C'est un putain de signe subliminal. Pourquoi est-ce qu'il pense à moi en même temps que je pense à lui, d'abord ? Il est brillant, et génial. Il a tellement de choses plus intéressantes que ça à faire.

Je fixe l'écran de mon portable du coin de l'œil en me rongeant les ongles, stressée. Quand celui-ci s'allume enfin, signe qu'il m'a envoyé un message, mon cœur sursaute et je décide de compter jusqu'à dix dans ma tête avant de me jeter dessus pour regarder ce qu'il a écrit.

Hélios : Regarde par la fenêtre.

Je relis le message plusieurs fois, tremblante. Pitié, faites qu'il ne m'attende pas en bas de chez moi. Je ne supporterai pas de devoir m'expliquer avec lui ; je ne suis pas assez courageuse pour lui dire droit dans les yeux que je suis complètement en vrac et que même un type aussi génial que lui ne pourra jamais me réparer. Je ne pourrais jamais oser lui dire qu'il n'y a que moi pour remplir ce rôle mais que ça ne m'empêche pas de ressentir des choses étranges à son égard. Je...

Oh mon dieu non, je n'oserai jamais dire tout ça.

Les mains moites, je me lève lentement de mon lit et quitte la chaleur de ma couette pour m'approcher de la fenêtre. Je m'en approche tout doucement, avec méfiance, presque comme si j'avais peur qu'il ait le nez collé derrière, prêt à me sauter dessus.

Mais une fois devant, je réalise que ce n'est pas le cas. Hélios n'est pas juste derrière ma fenêtre de chambre à m'attendre, et je ne le vois pas non plus planté devant mon portail. Mais alors, où est-il ?

Au même moment, mon portable vibre dans ma main. Le sang bat à mes tempes quand je lis une simple phrase :

Hélios : Lève les yeux.

Je fais ce qu'il me dit et cette fois, je croise enfin son regard. Il est de l'autre côté de la rue, dans sa propre chambre, et me regarde à travers son velux. J'aperçois une silhouette derrière lui mais je n'arrive pas à deviner de qui il s'agit – probablement sa sœur ou Daphné, j'imagine.

Je passe plusieurs secondes à le fixer avec la bouche grande ouverte, le cœur battant. Il a l'air bien, serein. Je ne m'attendais pas à le voir dévasté après mon rejet de l'autre fois – disons que je n'ai pas encore assez confiance en moi pour cela – mais peut-être un peu confus ou perdu, pas aussi... détaché. Il a le visage dénué d'expression en dehors d'un fin sourire poli, celui qu'il a constamment sur le visage et qui est naturel chez lui. Celui qu'il offre à tout le monde, tout le temps.

Pourtant, même d'ici, je sens que quelque chose se passe entre nous deux. Mes yeux glissent le long de son gros pull bleu électrique passé par-dessus une chemise blanche et comme une conne, je m'imagine pendant une seconde le lui retirer. Ses cheveux bouclent sous sa casquette et ses yeux brillants me fixent, eux aussi.

Bon sang.

Soudain, doucement, il lève le doigt vers moi avant de le pointer sur la gauche. Interdite, je reste immobile un instant avant de comprendre ce qu'il veut me dire.

Alors, j'ouvre la fenêtre avec les doigts tremblants et prends une grande inspiration avant de me pencher dans la direction qu'il m'indique. C'est là qu'en énorme, projeté sur la façade de la maison voisine, je découvre un power-point intitulé sobrement : « POURQUOI MAIA AUBERY DEVRAIT SORTIR AVEC HÉLIOS DRITTEN ».

Non, ne me dîtes pas qu'il a vraiment fait ça.

Et pourtant si, putain. Il l'a fait. Il a vraiment fait un power-point de collégien qui énonce toutes les raisons pour lesquelles je devrais sortir avec lui avec des diapositives aux couleurs criardes et des mots écrits en Comic Sans MS. Les slides défilent une par une devant mes yeux ébahis, chacune avec une nouvelle raison de le choisir.

1- Hélios est un type gentil

2- Il saura prendre soin de Maia

3- Il habite avec deux filles alors il est rôdé sur tous les sujets importants pour la gent féminine (égalité des sexes, art, bijoux, couchers de soleil, photos et Colin Firth, entre autres choses)

4- Il embrasse bien (Maia en est témoin)

5- Il aime rire, voyager, discuter toute la nuit

6- Il est ami avec Barbara, qui est une femme géniale et incroyable et puissante et belle et courageuse et qui n'a QUE des amis très badass ce qui fait d'Hélios une personne badass (par extension)

7- Et surtout : il aime tout chez toi, même les trucs que tu n'aimes pas.

Quand il arrive à la diapositive de conclusion, mon cœur est littéralement sur le point de s'échapper par la fenêtre.

« SI TU SOUHAITES CHANGER D'AVIS ET T'EXCUSER (ET SORTIR AVEC MOI), TU N'AS QU'À ME SOURIRE. SINON, FAIS UN SALTO ARRIÈRE. »

J'étouffe un rire, les yeux humides. Merde, alors ; je n'arrive pas à croire qu'il ait fait ça.

Ce mec m'a fait un putain de power-point pour me demander d'être sa copine et même si j'ai très envie de dire oui, je dois refuser. Bordel.

Aussi, je me reconnecte lentement à la réalité et secoue doucement la tête. De l'autre côté de la rue, Hélios me regarde d'un air empli d'espoir.

Alors, le plus lentement possible, je referme la fenêtre. Quand nos regards se croisent de nouveau, son sourire s'est effacé. Il me fixe avec déception, la télécommande qui gère le projecteur dans la main et l'autre brandie dans un signe d'incompréhension.

Je ne veux pas qu'il croie que c'est sa faute, parce qu'il a tout fait parfaitement. Je veux qu'il sache que tous les problèmes viennent de moi, et donc que je dois les régler seule. Ainsi, je sors mon téléphone de ma poche et tape un message que j'envoie sans même le relire.

Maia : Je ne peux pas faire ça... Tout est ma faute. Tu as été parfait. Pardon.

Quand il reçoit mon texto, mon cœur bat si fort qu'il me martèle les côtes. Le moment où il lit mon message me semble être le plus long que j'ai jamais passé de ma vie, devant le gainage en cours de sport et le temps de cuisson des cookies.

Puis, soudain, il pianote sur son écran et relève les yeux. Même d'ici, je remarque qu'ils brillent.

Hélios : Pas de souci, tu n'es pas obligée de m'aimer. Tu as tous les droits.

Oh.

Et il est compréhensif, en plus. Putain de merde, qu'est-ce que je suis en train de faire ?

Maia : Ce n'est pas le problème.

Tout mon corps me brûle : mes joues, ma poitrine, mes doigts qui parcourent le clavier de l'iPhone. J'essaie de réfléchir à ma réponse mais il ne m'en laisse pas vraiment le temps, répondant un simple point d'interrogation pour me presser – ce que je comprends. S'il mettait plus d'une minute à préciser sa pensée dans ce genre de moments, je crois que je me serai tapé la tête contre les meubles.

Aussi, je prends une grande inspiration et termine ma réponse le plus rapidement possible.

Maia : C'est juste que... Je veux essayer de m'aimer, moi, avant de me consacrer à toi. Est-ce que tu comprends ?

J'ai à peine appuyé sur « envoyer » que je relève les yeux pour regarder sa réaction. Quand il lit mon message, son visage se fige et il entrouvre les lèvres, choqué. Il semble le relire plusieurs fois, beaucoup trop sûrement pour que je puisse de nouveau me tenir à ses côtés sans avoir honte. Puis, mon téléphone bipe et je découvre sa réponse :

Hélios: On en reparlera quand tu seras prête, alors. J'attendrai le temps qu'il faudra.

Mon cœur fait un triple salto arrière dans ma poitrine tandis que je range mon portable dans ma poche. Nous nous fixons de chaque côté de nos fenêtres, tous les deux remués par ce qu'il vient de se passer.

Je crois qu'Hélios a des sentiments pour moi et le pire, c'est que je crois en avoir aussi.

Maintenant, il n'y a plus qu'à.

Le soir où je revois Hélios, c'est tellement inattendu que je manque de faire une crise cardiaque.

Après l'épisode du power-point, j'ai décidé de prendre ma vie en main. Ça faisait bien longtemps que je me laissais aller mais cette fois, quelque chose s'est déclenché en moi.

Aussi, j'ai énormément avancé les travaux dans la maison et ait donné le feu vert à Barbara pour mettre la maison en vente. Elle m'a semblé légèrement plus lasse que d'habitude, mais je peux la comprendre : j'ai du retard sur mon chantier et je fais un peu trop traîner la vente. Pour une professionnelle, ce doit être dur de rester patient.

J'ai également empaqueté et rangé toutes les affaires de ma tante. C'était extrêmement difficile de mettre le nez dans ses affaires, mais je me suis sentie proche d'elle. J'ai longuement pensé à son sourire, son air déterminé et son indépendance quand j'ai vidé ses placards et empaqueté sa vie, m'excusant encore et encore en silence d'être partie et de l'avoir laissée seule ici.

Ma tante n'a jamais rencontré l'amour de sa vie et elle n'a donc jamais eu l'occasion d'avoir un enfant. Elle aurait pu trouver un vieux mec dans un bar pour réaliser son rêve de devenir mère mais elle ne l'a jamais fait ; elle était bien trop généreuse pour cela. Comme moi, elle voulait le meilleur pour ses enfants. Alors, elle n'en a pas fait.

Pour elle, j'étais comme sa fille et pour moi, elle était ma deuxième mère. En scotchant le dernier carton, je me suis demandé si elle avait été heureuse ainsi. Si partager sa vie avec celle de sa sœur, de son beau-frère et de sa nièce lui avait suffi, si elle n'avait pas voulu plus. J'ai essayé de me convaincre que oui.

Grâce à tous mes efforts, chaque pièce de la maison est donc désormais quasiment vide – à l'exception de ma chambre d'adolescente. Je n'ai pas encore réussi à y remettre les pieds depuis la dernière fois, mais je suis sûre que j'y arriverai. Maintenant que je sais que Rose va bien, que le sang sur le sol n'est plus qu'un mauvais souvenir échappé d'une autre vie, je peux surmonter ça. Je suis forte.

J'ai décidé de commencer le sport, aussi. J'en ai toujours fait pour maigrir et jamais parce que ça me plaisait, alors j'ai décidé de changer de mindset et j'ai pris un abonnement mensuel à la piscine municipale. Avant, je sais pertinemment que je n'aurais jamais osé aller dans un endroit bondé de monde et où les gens peuvent me voir en maillot de bain mais aujourd'hui, je me suis sentie bien en dépensant cet argent. Je vais y aller, pour de vrai, et je vais me sentir mieux. Ça va venir progressivement.

Concernant Rose, j'ai aussi demandé à Céline si je pouvais continuer de venir à l'école de temps en temps pour la regarder grandir. Elle m'a dit oui, à condition que je n'aille pas lui parler parce que Marc est contre l'idée que je rentre dans sa vie. Ça m'a fait mal sur le moment, mais j'ai accepté parce que je le comprends. Une partie de moi est contente qu'il ait fait cela : ça me prouve que j'ai fait le bon choix en leur confiant mon enfant. Il n'y a rien d'évident à ce que je souhaite revoir ma fille, et je suis heureuse qu'il pense d'abord à son bien-être avant celui des autres. C'est son rôle, et il le remplit bien.

Même si je n'ai pas le droit de l'approcher, je peux au moins maintenant m'asseoir dehors sur un banc pour la regarder jouer. Je n'ai plus besoin de me planquer dans ma voiture comme une voleuse ni de mettre mes lunettes de soleil, ce qui m'arrange. Peut-être que les mamans arrêteront de me prendre pour une pédophile – en tout cas, ça m'arrangerait.

J'essaie de me parler avec plus de bienveillance, aussi. C'est difficile de changer la façon dont je m'adresse à moi-même depuis toujours, mais je me force. Quand je mange trop j'essaie de ne plus me traiter de grosse mais de me dire que je ferai plus attention demain et quand je pleure devant Desperate Housewives, j'essaie de ne plus me crier d'arrêter d'être faible et simplement accepter ma sensibilité.

J'essaie de changer depuis deux semaines et pourtant, j'ai l'impression d'être déjà une sorte de Maia 2.0. Je suis moins énervée, moins exigeante avec les autres. Je souris plus, aussi ; et c'est vraiment con que je ne sois pas plus sociable parce que les gens adoreraient ça – Mimi, elle s'en fout, mais ça doit être parce que c'est seulement un chat.

Finalement, la seule chose qui me manquait pour aller réellement mieux, c'était Hélios.

Mais ça, c'était sans compter sa venue chez moi un soir, aux alentours de trois heures du matin, alors que je mangeais des céréales devant Scooby-Doo.

— Hélios ? lâché-je, sous le choc, sur le pas de la porte, juste après avoir entendu sonner.

Si vous vous posez la question : j'ai bien vérifié de qui il s'agissait avant d'ouvrir ma porte, évidemment. Je ne suis quand même pas assez folle pour ouvrir sans réfléchir à un inconnu en plein milieu de la nuit., même lorsqu'il est aussi mignon qu'Hélios.

— Saaaluuuut, répond-t-il d'une voix un peu trop joyeuse quand il me voit. Tu es trop belle, Maia. Tu m'as manqué.

J'arque un sourcil et baisse les yeux sur ma tenue, qui est essentiellement composée d'un bas de pyjama à carreaux roses et d'un vieux t-shirt troué volé à mon père il y a des années.

OK, je crois qu'il est bourré.

— Je suis en pyjama, répliqué-je doucement. Tout va bien ?

Il acquiesce tout en s'appuyant au chambranle de la porte pour garder l'équilibre. Il a passé une chemise à carreaux bleu marine presque noire complètement froissée par dessus un débardeur blanc, sa casquette à l'envers est mise de travers et son odeur est un mélange amer de tequila et de parfum. Il est dans un drôle d'état mais bizarrement, je trouve ça sexy.

Reprends-toi, ma fille.

— Oui oui, répond-il finalement en balayant l'air d'une main. Je crois que je suis juste un peu pompette.

— Juste un peu ? questionné-je, amusée, en l'attrapant par les épaules pour le stabiliser.

Mon geste semble lui déplaire puisqu'il se raidit et me repousse, ce qui me fait froncer les sourcils.

— Non, non, pas de câlin. Tu as dit que tu voulais du temps.

Je ne peux m'empêcher d'esquisser un sourire.

— Je ne te faisais pas de câlin, répliqué-je.

— Ah non ?

— Non, Hélios. J'essayais de t'empêcher de te rétamer.

— Ah.

Il hausse les épaules d'un air tristounet, ce qui me fait secouer la tête. On dirait une version de lui cinq cent fois plus intense et enfantine, c'est bizarre. Ça me plaît.

— Tu n'es pas rentré avec Axel ? demandé-je soudain en regardant par-dessus son épaule.

Je ne vois aucune trace du grand type qui accompagne toujours Hélios aux soirées. Même si j'avoue être un peu soulagée de ne pas le recroiser – depuis qu'il m'a fait sa blague douteuse sur les rimes entre son prénom et le sexe (???) –, j'aurais préféré qu'il soit là. J'ai dû mal à croire qu'Hélios ait pu rentrer tout seul jusque-ici dans cet état.

— Il n'était pas à ta soirée ? ajouté-je en me reconcentrant sur le brun.

— J'étais pas à une soirée ; je me suis bourré la gueule tout seul au bar.

Je me fige, resserrant ma prise autour de ses bras.

— Quoi ? Mais, pourquoi ?

Alors, doucement, il se penche vers moi. Je reste complètement immobile tandis que sa joue couleur caramel se pose contre la mienne. Son odeur me déstabilise et mon cœur manque de s'arrêter au moment où je sens son souffle contre ma peau.

Puis, avec une lasciveté indécente, il me murmure à l'oreille :

— C'est un secret.

Il se recule avec un air satisfait, un peu comme un gamin tout content de sa bêtise. Aussi, j'arque un sourcil et rétorque, encore retournée :

— Comme tu veux. Mais je peux savoir ce que tu fais là, par contre ?

Je ne sais pas ce que j'ai dit de drôle mais en tout cas, Hélios éclate de rire. Les boucles ébène qui dépassent de sa casquette se balancent sur son front et sur sa nuque tandis qu'il rit à pleine bouche, dévoilant une rangée de dents blanches qui manque de m'aveugler.

— Pourquoi tu rigoles ? demandé-je, légèrement souriante devant son air idiot.

Tout en riant, il manque de s'écrouler par terre et se retient à moi au dernier moment. Je me retrouve plaquée contre son torse, le menton tout contre son cœur affolé et les bras croisés dans son dos pour l'empêcher de s'étaler de tout son long sur le sol.

— Parce que je crois que je venais de dire que je t'aimais, mais j'suis même plus sûr.

J'écarquille les yeux, les joues rouges.

Oh bordel.

— Hélios, putain, soufflé-je en raffermissant ma prise sur son dos.

— Quoi, « putain » ? répète-il d'une voix traînante. Moi je le dis, et j'ai presque même pas honte : je suis amoureux de toi, Maia. C'est trop nul, pas vrai ? Je suis censé être l'homme, mon grand-père dirait même « le mâle alpha », mais je suis tombé amoureux de toi et maintenant j'ai l'impression que j'sais plus vivre quand t'es pas près de moi.

Je reste pantoise contre lui, la bouche entrouverte.

On ne m'avait jamais fait une telle déclaration auparavant – pas même Samuel en deux ans de relation. Et je sais, je sais qu'il est bourré, mais quand même.

Je décide de garder ses mots dans un petit coin de ma tête et demande, toujours tout contre son torse :

— On en parlera plus tard, OK ? En attendant, je vais te ramener chez toi.

Il se met à se débattre légèrement, essayant de dégager son corps enlacé au mien.

— Pourquoi ?

— Allison est là, et j'ai pas le droit d'être triste.

Ses bras sont retombés le long de son corps et aussi, ses mains frôlent mes cuisses sans qu'il ne le veuille quand il gesticule pour me répondre. Je me retiens de frissonner et use tout le self-control que je possède pour demander :

— Comment ça ?

Il hausse les épaules, une moue infiniment triste sur le visage. Soudain, il semble presque être redevenu enfant, comme tout petit. Il n'a plus cet air constamment souriant qu'il prend toujours en présence des gens, même quand ceux-ci sont un peu blessants ou agaçants. Là, il ne reste pas politiquement correct. Il laisse échapper sa tristesse, et ça me fait tout drôle de le voir aussi vulnérable.

— Parce qu'on n'a pas le droit de parler de lui, alors ça veut dire que je peux pas être triste.

Je me recule légèrement, juste assez pour le regarder dans les yeux. Même s'il ne « peut pas être triste », je crois que c'est un peu tard de toute façon. Ses yeux noirs sont remplis de larmes qu'il retient visiblement et je sens son buste se laisser aller contre moi.

— Tu vas dormir ici, OK ? finis-je par dire en essayant de le soutenir. Allez, viens.

Je le serre plus fort et l'entraîne péniblement jusqu'à la chambre de ma tante, où il s'écroule aussitôt sur le lit. Je lui demande de retirer ses chaussures tandis que je vais lui chercher de l'aspirine dans la salle de bains.

Une fois devant la glace, je m'interromps une seconde et pose mes mains sur le rebord du robinet en reprenant ma respiration. Les paupières closes, j'inspire et expire plusieurs fois avant de me décider à fixer mon reflet pour replacer quelques mèches de cheveux.

« Je suis tombé amoureux de toi et maintenant j'ai l'impression que j'sais plus vivre quand t'es pas près de moi. »

Non seulement ces mots me bouleversent mais surtout, je réalise que c'est la première fois que je ne me demande pas si je les mérite. Je les savoure et les laisse s'aventurer en moi, dans mon cœur, ma tête, partout.

Ça fait un drôle d'effet, je dois l'avouer.

Quand je reviens dans la chambre, Hélios n'a pas bougé d'un pouce et il a toujours ses chaussures aux pieds. Je pousse un soupir avant de me poster au bord du lit et d'attraper sa jambe pour les lui enlever moi-même.

— J'aime pas ton chat, dit-il soudain sans aucun contexte.

Je ne sais même pas s'il dit ça parce qu'il a croisé Mimi dans la maison ou s'il vient d'y penser, juste comme ça.

Je desserre ses lacets, un fin sourire aux lèvres.

— Ce n'est pas mon chat, et je ne l'aime pas non plus.

Il ne répond rien à cela, pensif.

Une fois ses chaussures sur le sol de ma chambre, je fais le tour du lit et l'aide à avaler l'eau et le médicament que je lui ai ramené. Il fait ça sans broncher ce qui me simplifie largement la tâche, et je souris quand il se lèche les babines comme s'il venait de goûter à quelque chose de délicieux.

Seigneur, il a beaucoup bu.

— Dis, Maia, dit-il doucement au bout d'un moment.

Ses yeux noirs brillent dans la semi-obscurité de la chambre.

— Quoi ?

— Est-ce que tu comptes partir ?

Je penche légèrement la tête, le cœur serré. Sa main serre ma hanche quand il remarque que je mets un peu de temps à lui répondre et il me dit d'un ton suppliant, son visage tout près du mien :

— Vends pas ta maison, steuplait. Reste.

— Hélios... commencé-je.

— Reste, me coupe-t-il. Reste, Maia. Je peux pas perdre encore quelqu'un que j'aime.

Ses mots se logent direct dans ma poitrine mais j'essaie de ne pas le montrer. Je savais qu'Hélios m'aimait beaucoup, mais pas qu'il m'aimait tout court. J'avais sous-estimé la force de ses sentiments et c'est carrément bête mais soudain, je me sens légère. C'est comme si je savais enfin que j'avais un endroit au monde où j'étais aimée malgré toutes mes casseroles, malgré tout ce que je suis et que je n'aime pas toujours.

Alors, doucement, je m'allonge à côté de lui par-dessus la couette. On se regarde en silence, sa main toujours verrouillée sur ma hanche. Ses doigts frôlent ma peau par-dessus mon pyjama, m'envoyant de petites décharges électriques droit dans le cœur.

Ce moment dure un certain temps, et je le savoure énormément. Je me sens bien, à cent pour cent bien, et ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps.

— Dis... finis-je par dire en rompant le silence. Pourquoi est-ce que tu n'as pas le droit d'être triste, aujourd'hui ?

Les doigts d'Hélios se crispent légèrement sur ma hanche comme si soudain il était assez sobre pour se rappeler qu'il déteste le sujet.

— Parce que c'est comme ça. Chez moi, on ne parle jamais du dix septembre. On se contente juste de passer cette journée chacun de son côté.

— Mais pourquoi ?

Hélios soupire et roule sur le dos, les yeux rivés au plafond.

— Tu te souviens quand tu avais fait ta crise d'angoisse au gala et que je t'avais promis qu'un jour, je te dirai moi aussi un truc important à mon sujet ? dit-il.

— Oui, je m'en rappelle.

Il m'avait dit que quelqu'un l'avait abandonné, que cette personne était partie et qu'il la haïssait. Qu'il avait eu le cœur brisé et que rien n'avait plus jamais été pareil.

— Eh bah... Cette journée concerne tout ça. On « fête » quelque chose, aujourd'hui.

— Quoi ? dis-je doucement.

Il fixe toujours le plafond de ses yeux noirs, les bras croisés sous sa tête par-dessus l'oreiller. Il a l'air à la fois perdu dans ses pensées et à la fois trop conscient de la réalité pour en être réellement déconnecté. Je réalise à cet instant que je n'avais jamais vu autant de douleur et de confusion se peindre sur ses traits auparavant.

Puis, soudain, il se racle la gorge et déclare :

— Allison et moi, on n'a pas toujours été que deux.

Mon cœur manque un battement et j'écarquille les yeux, sous le choc.

Je m'attendais à tout et n'importe quoi : une ex qui lui brise le cœur, son père qui se barre, sa mère dépressive ou même son meilleur ami mort — en bref, tous les putains de scénarios mais pas ça.

— Quoi ? lâché-je alors d'une voix étranglée.

Hélios roule de mon côté, sa chemise à l'odeur musquée effleurant mon visage. Il a l'air complètement détruit : ses yeux sont humides et sa lèvre tremble. Ses mains aussi. On dirait qu'il fait un début de crise de panique, ça me fait peur.

Je suis pas comme lui, moi. Je ne sais pas gérer les gens qui paniquent, je ne sais pas réconforter les gens ; je suis déjà bien trop fucked up pour réussir à m'occuper de quelqu'un d'autre.

Heureusement, tout près de moi, Hélios se contient. Ses tremblements sont relativement restreints et seuls ses yeux expriment une peine difficile à contenir.

— On était trois frères et sœurs, explique-t-il alors tout bas. Allison, Ethel et moi. C'était mon jumeau.

— « C'était » ? répété-je sans pouvoir m'en empêcher.

Il secoue la tête, laissant échapper une larme solitaire. Mon cœur se brise en mille morceaux dans ma poitrine quand je la regarde glisser sur sa joue droite et mourir sur l'oreiller calé sous sa joue.

Puis, il me regarde un long moment et quand il se sent prêt, il avoue enfin :

— Il est parti il y a trois ans, et il n'est jamais revenu.

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