17| La révélation
HÉLIOS
Oh. Mon. Dieu.
Dîtes-moi que j'ai mal entendu. Pitié, quelqu'un, dîtes-moi que j'ai mal compris !
Je cligne des yeux plusieurs fois, complètement paralysé. Heureusement, malgré mon état de choc avancé, j'ai tout de même la présence d'esprit de ne pas lui demander si c'est une blague.
Lentement, je me laisse retomber sur le banc des gradins tandis que Maia continue d'applaudir, les yeux humides. Je ne remarque que maintenant la fierté qui en déborde... et surtout l'amour.
Des tonnes et des tonnes d'amour. Un amour que pourtant, je pense être l'un des seuls à connaître.
Je me repasse sa révélation en boucle tout le reste du spectacle, qui dure encore une bonne heure de plus. Les danses s'enchaînent et tous les petits sont adorables, mais j'avoue que j'ai décroché.
Putain, et dire que je comptais lui faire ma grande déclaration ce soir ! Il faut croire qu'on est un peu plus reliés qu'on ne voudrait le croire, tous les deux. Sérieusement, c'est quoi ce timing ? Quelle était la probabilité qu'on décide tous les deux de vider notre sac le même soir ? Probablement très faible, j'en suis sûr. Dans tous les cas, maintenant que son aveu est sorti, je n'ai plus le choix que de taire le mien.
Pas parce que je ne le pense plus, mais parce qu'il y a plus important à gérer.
Quand le final a lieu, Maia se lève de nouveau pour applaudir, les yeux rivés sur la petite fille qu'elle m'a désignée tout à l'heure. Je ne fais que la regarder, moi aussi.
Elle semble minuscule à côté des préados qui ont tenté une danse contemporaine en début de spectacle. Son petit justaucorps et sa jupette transparente la rendent mignonne à croquer et même d'ici, je remarque qu'elle a de vraies joues à bisous. Mais ce que je vois le plus, c'est ce menton brusqué que j'ai vu tant de fois. Sur Félicia d'abord, au long des deux années où elle a été ma voisine, puis sur Maia depuis son arrivée il y a maintenant deux mois.
C'est complètement fou, cette histoire.
Quand les lumières se rallument, les enfants s'éparpillent et courent rejoindre leurs parents dans les gradins. Une effervescence que j'ai rarement vu à Bellevue prend possession de la salle et tout le monde se lève, parle fort et rassemble ses affaires. Maia, elle, est déjà en train de s'éloigner vers les escaliers.
— Viens ! m'appelle-t-elle avec un geste de la main.
Complètement engourdi, je secoue la tête et m'élance à sa poursuite. Nous descendons les escaliers en deux temps trois mouvements et bien vite, nous arrivons en bas. Maia fait un signe de tête à je-ne-sais-qui et quelques secondes plus tard, une femme blonde ainsi qu'un grand type brun nous rejoignent.
— Bonsoir ! s'exclame la blonde avec un grand sourire.
Elle doit avoir à peine plus de trente ans et me fait penser à ce genre de mère formidable clichée qu'on voit dans les films : cheveux blonds et lisses attachés à l'arrière de la tête avec une pince noire, grand sourire aveuglant et odeur apaisante et chaleureuse. Je parie qu'en plus de tout ça, elle aime cuisiner et faire de longues balades en forêt.
— Je me suis installée en hauteur, comme convenu, répond Maia en accompagnant sa phrase d'un hochement de tête entendu.
— Et tu es venue avec un ami... ? demande la femme d'un air curieux en me pointant du menton.
Maia me lance un regard furtif, les joues roses. En ce qui me concerne, je suis encore trop surpris pour être gêné par quoi que ce soit et me contente d'acquiescer tandis qu'elle me présente :
— Oh, euh, oui. Voici Hélios, c'est...
Elle me lance un drôle de regard, presque comme si elle attendait que je complète sa phrase. Aussi, je triture ma casquette mise à l'envers sur ma tête du bout des doigts avant de répondre :
— Un ami. Son meilleur ami, ajouté-je même en voulant pousser l'audace au maximum.
Ma plaisanterie fait sourire Maia, qui roule également des yeux en même temps. La femme, elle, me sourit poliment.
— Marc a tout filmé, je pourrais t'envoyer la vidéo si tu le souhaites, propose-t-elle ensuite en changeant de sujet.
— Ça me dirait bien, répond aussitôt Maia, tout sourire. Enfin, si Marc est d'accord.
Ledit Marc se connecte enfin à la conversation, lui qui était jusque-là resté très en retrait. Il passe une main dans ses épais cheveux bruns et pose un bras sur les épaules de ce qui semble être sa femme, le visage fermé mais une expression tout de même relativement polie sur ses traits d'homme d'affaire.
— Pourquoi pas, finit-il par répondre. Bon, chérie, on va devoir y aller, ajoute-t-il ensuite en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. Rose ne va pas tarder à sortir et elle va nous chercher.
— Oui, oui, évidemment, confirme sa femme en secouant la tête. En tout cas ça m'a fait très plaisir de te voir ici, Maia.
— Merci de m'avoir invitée. J'ai adoré le spectacle.
Les deux femmes échangent un sourire empli de choses que je ne comprends pas, juste avant que la blonde se tourne vers moi pour me demander avec un air malicieux :
— Et vous, alors ? Ça vous a plu ?
Le plus naturellement du monde, je réponds alors la première chose qui me passe par la tête.
— Oui, c'était top. Je trouve la danse super cool ; encore plus quand c'est fait par des petites filles.
Soudain, trois paires d'yeux sont braquées sur moi d'un air scandalisé. Je comprends un peu tard les sous-entendus qui auraient pu être cachés dans ma phrase mais dès que c'est fait, je m'exclame d'un air horrifié en secouant les mains :
— Oh, non, non, ce n'est pas du tout ce que je voulais dire ! Je voulais seulement dire que c'est toujours sympa d'aller à un spectacle de danse et d'autant plus quand ce sont des enfants qui y jouent parce que c'est mignon !
Je marque une légère pause, puis enchaîne histoire de clarifier le tout :
— Mignon dans le sens « adorable », pas dans le sens « sexy » ! Je veux dire, les enfants sont mignons comme un Pixar, ou comme... un petit chiot, par exemple.
Bon, c'est officiel : je fais les pires premières impressions du monde.
— Vous comparez les gosses à des chiens ? rétorque le type en face de moi avec un air blasé, les sourcils haussés.
— Non, non, c'est... Laissez tomber.
À noter sur la liste des choses à ne plus jamais faire : ouvrir la bouche. Il n'en sort que des conneries, de celle-là.
— OK... dit la femme, légèrement embarrassée. Ravie que ça vous ait plu, en tout cas.
Je me raidis, essayant de me planquer au maximum derrière Maia. C'est définitif : il faut que j'apprenne l'art du tact. Ou à la fermer, au choix.
— On doit vraiment y aller, insiste Marc-l'homme-d'affaire-qui-me-prend-pour-un-gros-con en jetant un nouveau coup d'œil derrière lui.
— OK, allons-y, répond sa femme. J'espère qu'on va se recroiser bientôt, Maia.
Je ne peux m'empêcher de me sentir mal. Ce n'est pas comme si je m'attendais à ce qu'elle cite également mon prénom, mais quand même – ça me fait relativement mal au cœur qu'on puisse me voir comme un sale type.
Aussi, en dernier recours, je ne peux m'empêcher de crier dans son dos tandis qu'elle s'éloigne derrière son mari :
— Je ne suis pas pédophile, hein !
Maia me lance un coup de coude pour me faire taire.
— Bon sang, tu es insortable.
Cependant, je crois déceler un sourire amusé sur son visage. Mon humour la pousse probablement à me pardonner déjà à moitié de lui avoir foutu la honte.
— Viens, on sort d'ici, me glisse-t-elle ensuite.
Tandis qu'elle s'éloigne vers la sortie, je la surprends à jeter un regard en arrière dans la direction du couple modèle. Celui-ci a été rejoint par la fameuse petite fille aux macarons, qui est en train de sautiller partout en riant. Mon cœur se serre à l'idée que ça puisse être la fille de Maia.
Sa fille, bon sang. Sa progéniture, sa chair, son sang. Une partie d'elle. Et comment ça se fait qu'elle ne rentre pas avec elle, dans ce cas ?
Quand nous arrivons dehors, un léger silence prend place dans notre discussion tandis que nous nous mettons en marche vers je-ne-sais-où. Je triture nerveusement le bout de ma casquette et Maia garde ses magnifiques yeux vairons rivés sur ses chaussures, probablement trop effrayée pour oser affronter mon regard en ce moment.
Alors, un peu parce que je hais les silences et surtout parce que je n'ai plus rien à perdre, je finis par demander de but en blanc :
— Alors comme ça, tu as une fille ?
Maia semble surprise par tant de franchise, mais acquiesce sans broncher. Je crois qu'elle n'en attendait pas moins de moi.
— Ce n'est pas vraiment ma fille, avoue-t-elle ensuite. Enfin, pas aux yeux de la loi. Techniquement, c'est celle de Céline et Marc.
Je marque une légère pause.
— Ils l'ont adoptée ?
Une tristesse infinie se fait voir dans les yeux de Maia juste avant qu'elle ne papillonne des paupières pour chasser ses larmes. Seulement, c'est trop tard : je les ai déjà vues.
J'ai déjà vu ces perles d'eau salée poindre aux coins de ses yeux dépareillés, menaçant de s'étaler sur le col de son gros pull blanc. D'ailleurs, je suis vite obligé d'enfoncer mes mains dans les poches de mon jean pour m'empêcher de les essuyer d'un revers.
(Sinon l'idée de les attraper avec mes lèvres m'est également venue en tête, mais je ne crois pas que ce soit le moment opportun pour le mentionner.)
— Oui.
Sa réponse est claire et pourtant, elle appelle à des millions d'autres questions. Maia semble le comprendre car elle s'immobilise en plein milieu de la rue déserte et coince une mèche de ses cheveux bruns derrière son oreille avec un drôle d'air.
— Est-ce qu'on peut aller chez toi ?
Ma pomme d'Adam roule dans ma gorge.
— Pour que je finisse mon histoire, précise-t-elle très vite. Je... Ce serait trop bizarre de terminer de raconter ça chez ma tante. Trop difficile, aussi.
J'acquiesce, la gorge nouée.
— Allons-y.
Le temps que nous rentrions dans notre rue, le soleil se couche. Aussi, le silence est moins gênant : nous marchons seulement côte à côte, les yeux rivés sur le ciel orangé.
Une fois chez moi, nous montons jusqu'en haut sans rien dire. Tandis que Maia retire ses chaussures, je trouve un post-it sur le comptoir où je dépose les clés.
ON EST SORTIES, ON AVAIT ENVIE DE FAIRE L'AMOUR DANS UN LIEU PUBLIC. NE NOUS ATTENDS PAS POUR MANGER, ÇA RISQUE DE DURER UN MOMENT :)
- XOXO, ALLIE.
Je secoue la tête, pas étonné le moins du monde. Ça ressemble totalement à un truc qu'elles pourraient faire et même si c'est une blague – je n'en suis pas totalement certain mais passons –, c'est exactement l'humour salé de ma sœur.
— Les filles sont sorties, annoncé-je à Maia tandis qu'elle se relève après avoir déposé ses chaussures, quelques mèches de cheveux fins dans la figure.
Elle acquiesce en se mordillant les lèvres.
— Viens, on va dans ma chambre, lui dis-je ensuite en partant devant.
La brune me suit et une fois dans la pièce, elle prend naturellement place sur mon lit. Elle se met à une extrémité et je me mets de l'autre, chacun adossé à un pan de mur.
Puis, je me racle la gorge et propose :
— Alors, est-ce que tu veux qu'on en parle plus en détail ?
Maia n'ose pas me regarder. Elle ramène ses genoux contre sa poitrine, puis répond doucement :
— D'accord... Mais ne m'interromps pas trop, sinon je risque de ne pas avoir la force de continuer.
Je hoche la tête, le cœur en vrac.
Putain, je sens que ça va être quelque chose.
— OK, alors... Je me lance, finit-elle par dire dans un soupir. Quand j'avais seize ans, j'étais une personne totalement différente. J'étais déjà un peu renfermée et légèrement sauvage sur les bords, je l'avoue... Mais comme j'étais entourée de Daphné, ça allait. Sa douceur l'emportait sur tout, et j'étais invitée aux soirées même si je ne connaissais pas les gens plus que ça. J'y allais rarement, mais Daphné arrivait à me convaincre de temps en temps.
Elle marque une légère pause et avale difficilement sa salive avant de reprendre.
— Un soir, un type de l'école m'a abordée pendant que je me servais un verre. On s'était déjà croisés mais sans jamais se parler. C'était Samuel, Sam, le garçon qu'on a vus l'autre jour au gala de ton université.
— Ton ex, deviné-je.
— Oui, justement. On a beaucoup parlé à cette soirée, et il m'a demandé si je voulais le revoir. J'étais sur les nerfs, angoissée, tellement stressée à l'idée de tout gâcher... Mais étonnamment, ça s'est bien passé – tellement bien d'ailleurs qu'il m'a ensuite proposé de se revoir. Le schéma s'est répété plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il ose m'embrasser au cinéma.
Un frisson désagréable me parcourt. Imaginer ce type embrasser Maia, je dois dire que c'est quelque chose dont je me serait bien passé.
— On s'est mis ensemble et, je... Je m'étais rarement sentie aussi bien de ma vie. On s'aimait, et j'ai toujours senti que j'étais bien avec lui. Il était particulièrement gentil, poli et agréable. Intelligent, aussi. Il avait un avenir brillant devant lui, c'était évident, et tout le monde le savait au lycée.
Elle garde les yeux rivés sur ses chaussettes, n'osant toujours pas me regarder. Je ne cesse de chercher ses yeux vairons mais ils me fuient constamment, creusant un vide dans ma poitrine qui ne cesse de s'étendre au fur-et-à-mesure de son récit.
— Bref, tout se passait à merveille... jusqu'à ce qu'un soir, environ un an et demi après notre rencontre en première, je commence à avoir de violentes douleurs au bas-ventre. J'ai d'abord cru que j'avais mangé quelque chose de pas frais et que ça allait passer, mais la douleur s'est faite de plus en plus forte. Au bout d'un moment j'ai même commencé à saigner et très vite, mes parents et ma tante ont décidé de m'emmener à l'hôpital.
— Ça commence à se gâter ton histoire, commenté-je.
Maia hausse une épaule, ne sachant sûrement pas quoi me répondre.
— Après avoir passé toute une batterie de tests, le verdict est tombé : j'étais enceinte de six mois, et j'avais fait un déni de grossesse. Dans moins de trois mois j'allais avoir un bébé, et il était carrément trop tard pour faire face à toutes les... options.
— Mon dieu, soufflé-je.
— Je me suis retrouvée au pied du mur. Mes parents étaient complètement démunis, ils ne savaient pas comment réagir et moi, j'étais brisée. Quelque chose en moi était en train de grandir, de s'épanouir, de vivre, et je n'avais rien remarqué. Je me sentais comme la pire femme de l'univers.
Elle essuie ses larmes d'un geste rageur, probablement parce que des relents de sentiments lui parviennent. J'étends alors mes jambes autour d'elle comme ça, même de l'autre côté du lit, elle sent que je suis tout près. C'est bête, mais je crois voir son corps se détendre légèrement à mon contact.
— J'y ai énormément réfléchi, mais j'en suis venue à la conclusion que ce bébé n'aurait pas d'avenir avec moi. J'étais une gamine paumée et sauvage, sans grands amis ni travail, toujours chez ses parents et avec des difficultés à comprendre qui j'étais et ce que je voulais. Malgré tout, j'ai tout de suite aimé ce bébé et j'ai aussitôt su qu'il méritait mieux que tout ça. Pour ce qui est de Sam... Il était promis à un avenir brillant, alors que moi, je n'avais encore aucun plan. À ce moment-là, la meilleure idée m'a alors paru être de ne rien lui dire et d'accoucher dans mon coin, puis de m'enfuir pour me reconstruire.
— Maia, soufflé-je.
— Je sais, c'est horrible... Mais à ce moment-là, je ne voyais aucune autre issue possible. Comment lui dire que je portais son enfant et que j'allais l'abandonner ? Il aurait essayé de m'en dissuader, je le connaissais assez bien pour le savoir. Et faible comme j'étais, je l'aurais probablement fait. Ça aurait été la pire décision de ma vie.
Une larme glisse sur sa joue avant qu'elle ne poursuive :
— Je me suis terrée chez moi en prétendant être malade et très occupée à préparer mon départ à la fac pendant un mois et ensuite, j'ai dit à Daphné que je partais en vacances avec mes parents pour l'été entier. En réalité, j'étais enfermée entre les quatre murs de ma chambre à me reposer pour que mon bébé soit en bonne santé.
Elle reprend sa respiration avant de poursuivre.
— Pendant ce temps, ma tante s'est occupée toute seule de toutes les formalités administratives. Mes parents étaient trop tristes et déçus et même s'ils essayaient de le cacher, ils m'en voulaient atrocement de foutre autant de vies en l'air. La culpabilité, la honte, la peine, tout ça... C'était tellement dur. Un soir, alors que j'étais au plus bas, j'ai laissé un message déchirant sur le répondeur de Sam pour le quitter. J'ai dit que j'avais rencontré un autre type, que je ne l'aimais plus, que je le quittais pour un autre. Que c'était mieux comme ça de toute façon, puisqu'on allait tous les deux ouvrir très bientôt un nouveau chapitre de notre vie.
Elle marque une légère pause, puis :
— Il ne m'a jamais rappelée. Je ne lui en veux pas, c'était tellement violent de ma part... Et puis, c'est ce que je souhaitais. Je savais que je n'aurais jamais pu le regarder de nouveau dans les yeux après ce que j'allais faire.
— Maia... soufflé-je de nouveau.
Mon cœur souffre en imaginant une Maia adolescente, enceinte, attendre seule dans sa chambre avec le cœur complètement brisé. J'ai envie de la prendre dans mes bras, d'être là pour elle. Si seulement je l'avais connue à l'époque, peut-être que les choses auraient été différentes.
— Sentir ce bébé grandir en moi... c'est l'une des plus belles choses que j'ai jamais ressenti. Même si j'ai plus d'une fois eu envie de mourir, de choper des médicaments ou autre chose, je me rappelais qu'il fallait que je reste forte. Pour elle – parce que oui, c'était une fille.
Ses mots résonnent en moi plus forts qu'ils ne devraient. Pour savoir ce que cela fait, être désespéré au point de penser à en finir est quelque chose de terrible. Il faut une force considérable pour prendre le dessus sur ses émotions, et il faut surtout trouver une raison de rester. Je trouve ça beau que pour Maia, cette raison ait été sa fille.
Moi, c'était Allison.
— Puis, vers la fin de l'été, est venu le moment de l'accouchement. J'ai eu des contractions affreuses en pleine nuit et en soulevant ma couette, j'ai compris que j'avais perdu les eaux et que je saignais beaucoup. Ma tante a appelé les pompiers et ils sont très vite arrivés, prenant possession de ma chambre comme si elle leur appartenait. Avec le recul je réalise maintenant qu'ils faisaient ce qu'il fallait pour m'aider mais sur l'instant, j'ai eu l'impression qu'on m'empêchait de respirer.
Je rapproche mes jambes autour d'elle, la gorge sèche.
Comment a-t-elle pu survivre à tout ça, bon sang ?
Et ce n'est pas encore terminé, me rappelle son regard infiniment triste.
— J'ai souffert énormément, mais le bébé est finalement sorti. Quand ses poumons se sont enfin déployés, quand elle a pleuré, je... Je me suis écroulée. J'ai sangloté comme une enfant, encore et encore, sans discontinuer. Les pompiers l'ont lavée, puis m'ont demandé si je voulais la porter. J'ai gardé mes yeux remplis de larmes rivés sur ma couverture, et j'ai secoué la tête. Je... je ne l'ai même pas regardée.
Elle secoue la tête, la respiration sifflante. Bon sang, je crois que je ne vais pas tarder à pleurer aussi si ça continue ainsi.
— Ensuite, ils l'ont emmenée. J'ai entendu ses pleurs de nouveau-né jusqu'à ce qu'elle monte dans le camion et qu'ils démarrent pour la transporter à la maternité. Ce n'est qu'une fois qu'ils sont partis que je me suis sentie étrangement calme, et... en paix. J'ai arrêté de pleurer, et je me suis allongée le temps qu'on me prodigue des soins. Je me sentais complètement vide, comme une machine passée sur off. Ma mère a cru que j'avais eu une attaque cérébrale. Elle a cru que j'étais morte mentalement.
Elle secoue la tête à cette pensée, laissant échapper une nouvelle larme solitaire qui roule sur sa joue.
— Les jours qui ont suivi, j'ai survécu mécaniquement. Je mangeais, je regardais le plafond toute la journée, puis je mangeais encore et je me couchais. Tout ça en boucle, encore et encore. Puis, environ une semaine après, les médecins m'ont dit que je pouvais « reprendre ma vie ». J'ai presque ri quand j'ai entendu ça. « Reprendre ma vie ? » Quelle vie ? La Maia que j'étais était morte. La nouvelle était seule. Celui qu'elle aimait était parti. Son bébé aussi. Il ne lui restait rien.
Ma poitrine me fait mal ; bordel, qu'est-ce qu'elle me fait mal. Entendre ces mots me bouleverse. Je n'aurais jamais cru qu'elle était passée à travers toutes ces épreuves.
— Alors, j'ai organisé mon départ avec mes parents. Je savais qu'il fallait que je parte sans prévenir personne parce que sinon, les restes de ma grossesse se verraient et je n'étais clairement pas prête à m'expliquer dessus ni à ce que ça arrive aux oreilles de Sam ou Daphné. J'avais honte, et à la fois... Je n'arrivais même pas à penser aux autres. Il n'y avait que cette putain de douleur dans ma poitrine et cette tâche de sang sur le sol tout près de mon lit, là où le bébé était sorti, pour me rappeler ce que j'avais fait et le trou que ça avait laissé dans mon cœur. Non, vraiment, il fallait que je parte.
Ma tante n'était pas d'accord, mais elle a finalement accepté parce qu'elle savait qu'il n'y avait pas d'autre issue possible. Alors, j'ai fait mon sac, pris quelques affaires et en une nuit, j'étais à l'aéroport. J'avais choisi le Canada un peu au hasard, sur un coup de tête. Je n'ai dit au revoir à personne, et j'ai pris ce putain d'avion.
Elle marque une petite pause, puis finit par conclure :
— Voilà. Voilà, Hélios, pourquoi est-ce que je suis partie il y a cinq ans.
Je suis bouche-bée. Littéralement.
— Maia... Je... balbutié-je.
— Ça va, me coupe-t-elle d'un geste de la main. Je vais bien. Je vais bien, parce que le bébé va bien. Mes parents sont partis peu après moi dans le Sud de la France pour changer d'air et se remettre de ce que je leur avais imposé, et ma tante a gardé la maison toute seule. Quand j'ai appris il y a peu qu'elle était morte, j'ai eu... un choc. J'ai honte, mais la première chose à laquelle j'ai pensé à ce moment-là c'était : « non, elle ne peut pas être décédée, je n'arriverai jamais revenir à Bellevue pour l'enterrer. »
Elle essuie une larme du bout du doigt, la voix tremblante.
— Elle m'a élevée, aidée et soutenue depuis le jour un et moi, je n'ai même pas pensé à sa mort. J'ai seulement été égoïste... Mais au bout d'un moment, j'ai fini par me rendre à l'évidence : c'était à moi de venir vendre la maison. Mes parents étaient partis à cause de moi, et il fallait que je revienne... Ne serait-ce que parce que je savais que ma fille grandissait ici, adoptée par un couple infertile de la ville que ma tante avait trouvé à l'époque et qui rêvait d'avoir un enfant.
Soudain, un schéma clair se dessine dans ma tête. Je murmure doucement :
— C'est pour ça que tu traînais tant près de l'école. Tu cherchais à voir ta fille...
Maia acquiesce, les yeux humides.
— J'espérais la croiser mais chaque fois, je finissais par m'enfuir avant d'en avoir la chance. Mais en venant l'autre jour je suis tombée nez-à-nez avec Céline et je n'ai pas pu me dérober. Et quand elle m'a invitée au gala de danse de Rose, j'ai su que je devais saisir ma chance. C'était maintenant ou jamais.
Je marque une légère pause, puis m'avance sur le lit. Maia me regarde faire, sur la réserve, tandis que je m'assieds tout près d'elle, les jambes écartées autour de son corps replié. Puis, doucement, je tends les bras et sans un mot, Maia vient se blottir contre moi.
Le moment est à la fois beau et douloureux. J'ai l'impression d'enfin comprendre qui elle est et pourquoi elle est qui elle est, comme si je ne connaissais même pas la vraie Maia jusque-là. Parce que ça ne fait aucun doute : c'est bien cette brune aux yeux vairons qui sanglote dans mes bras la vraie Maia. Pas celle qui s'enferme chez elle pour éviter les gens avec son masque de femme froide et insensible constamment sur le visage.
Tandis qu'elle cale son menton sur mon épaule, je l'entends murmurer :
— Parfois, quand je repense à ce soir-là et que les regrets m'assaillent, je vais près de l'école et la regarde au loin. J'ai fait ça des tas de fois la semaine dernière.
Je la serre plus fort dans mes bras, le cœur en miettes. Cette fille est incroyable. Elle ne méritait pas ça.
— Puis, je vois qu'elle est heureuse, bien entourée. Qu'elle a une mère et un père qui la comblent, remplissent son assiette, pansent ses genoux. Ils l'aiment, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Et si je vais la voir sans arrêt, c'est parce que je veux être sûre d'avoir fait le bon choix en la repoussant.
Je trace un cercle du bout du doigt dans son dos, par-dessus son pull blanc. Ses cheveux me caressent la mâchoire et je profite de la sensation, essayant de faire taire mon cœur qui pleure pour elle et ce qu'elle a dû endurer.
— J'aurais voulu que les choses soient différentes, murmure-t-elle soudain près de mon oreille d'une voix brisée.
— Je sais, lui réponds-je tout doucement. Je sais.
Elle prend une grande inspiration, puis me lâche une phrase qui, je le sais, va me hanter encore longtemps :
— Ce qui me fait le plus mal, c'est que la seule façon de la rendre heureuse était de l'éloigner de moi. Comme si nos deux bonheurs étaient incompatibles ensemble, comme sils marchaient de façon désynchronisée.
— Ne dis pas ça, soufflé-je.
Elle se recule et me couve du regard, de ces deux yeux dépareillés qui me font tant fantasmer. Des tas d'émotions se bousculent en eux et en me concentrant bien, je suis presque sûr que je pourrais y lire la définition du chaos.
Puis, doucement, elle finit par murmurer :
— Mais si c'est vraiment le cas, je suis prête à être malheureuse jusqu'à la fin des temps.
Et sans un mots de plus, ses lèvres s'écrasent sur les miennes.
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