15| La déclaration
HÉLIOS
Après avoir déposé Maia chez elle, j'avais la tête pleine de doutes et de questions.
À la limite, ça aurait été supportable si je n'avais pas dû rentrer avec elle en voiture. Imaginez-moi, coincé entre Maia et Barbara : pour faire simple, j'étais engoncé entre celle pour qui je commence à avoir des sentiments et celle pour qui je devrais en avoir. Pour qui je voudrais sincèrement en avoir.
J'avoue, je ne faisais pas le fier.
Heureusement, les lendemains de soirée sont toujours très calmes à la coloc'. Allison et moi dormons généralement jusqu'à midi et Daphné part courir avant de préparer le petit-déjeuner, le plus souvent des pancakes ou des crêpes.
— Bien dormi ? lâché-je de ma voix rauque du matin en croisant ma sœur dans le couloir.
Ses boucles noires sont toutes aplaties et elle a enfilé un énorme sweat – l'un des miens, si j'en crois l'inscription « beware of the dog, he's very sarcastic » floquée dessus – par-dessus son pyjama bleu ciel.
— Hmh, grogne-t-elle pour toute réponse.
Elle s'essuie les yeux, puis ajoute :
— Faim.
Je lève les yeux au ciel.
— Tu sais que normalement, il y a plusieurs mots dans une phrase ? plaisanté-je, désormais bien réveillé.
Allison ne me répond même pas, trop occupée à se hisser sur un tabouret de bar. De mon côté, je m'occupe de sortir de la vaisselle et du jus d'ananas. Pile au moment où je commence à remplir nos verres, la porte s'ouvre sur une Daphné essoufflée mais souriante, comme d'habitude.
— Hello vous deux ! s'exclame-t-elle joyeusement en se dirigeant vers nous. Vous avez bien dormi ?
J'acquiesce, et Allison réitère son grognement. Daphné l'embrasse sur la tempe et passe une main affectueuse dans les cheveux emmêlés de sa petite-amie, tout sourire.
— J'ai croisé Maia près de l'école, explique-t-elle ensuite en buvant une grande gorgée d'eau fraîche.
— Ah oui ?
Allison me lance un regard de travers, et je comprends que j'ai peut-être été un peu trop empressé dans ma façon de répondre. Il faudrait peut-être que je me détende un peu, sinon elle risque de me poser des questions.
— Yep. Elle attendait dans sa voiture, comme d'habitude.
— « Comme d'habitude » ? répète Allison, les mains autour de sa tasse débordante de café. C'est flippant, d'avoir ce genre de routine. Elle espionne des gosses, quand même.
— N'importe quoi, la défend aussitôt Daphné. Elle adore seulement le parc devant l'école, et je sais que ça l'apaise de voir les enfants jouer. Et puis, c'est bien qu'elle prenne des pauses pendant ses travaux.
Le regard de ma sœur se durcit légèrement, aussi je décide de changer légèrement de sujet pour détendre l'atmosphère :
— D'ailleurs, on pourrait peut-être aller l'aider avec tout ça un de ces jours, non ?
Ma sœur replonge le nez dans son café. Je crois que le thème de la conversation est un peu trop proche de Maia pour qu'elle puisse s'investir.
— Pourquoi pas, répond Daphné avec un haussement d'épaule enthousiaste. En tout cas, c'est vraiment cool que vous soyez devenus aussi proches.
Je ne peux m'empêcher de rougir légèrement. Je crois que le mot « idiot » n'a jamais autant clignoté sur mon front.
— Euh, oui. C'est une fille géniale.
— Sinon Barbara va bien, hein, rétorque Allison d'un ton condescendant. Mais est-ce que ça t'intéresse, au moins ?
Je la fusille du regard. Quelle peste, bordel.
— Attends, qu'est-ce que je suis censée comprendre, là ? réplique alors Daphné.
Elle a mis ses poings sur ses hanches par-dessus son leggings. Je la soupçonne d'essayer d'avoir l'air sévère, voire même menaçante – et le pire, c'est que ça marche relativement bien.
— Rien, réponds-je aussitôt.
— Hélios la kiffe, renchérit Allison au même moment.
Je m'apprête à répliquer mais ma sœur ajoute entre ses dents :
— Décidément, il faut croire qu'elle a un tas d'admirateurs.
Daphné et moi échangeons un regard à la fois troublé et scandalisé.
— Tu insinues quoi, là ? s'exclame Daphné.
— Ouais, quoi ? ajouté-je à mon tour. Parce que pour ta gouverne, je ne la « kiffe » pas !
— Hélios, pas avec moi, réplique ma sœur en roulant des yeux. Ça fait vingt ans que je te supporte, je te connais par cœur.
J'ouvre la bouche, puis la referme sans avoir dit un mot. C'est décidé, ma sœur m'énerve. Elle sait toujours tout, tout le temps. C'est horriblement agaçant.
— OK, alors ça fait un, admet Daphné. Mais j'ai cru comprendre que tu mettais le mot « admirateurs » au pluriel, Allison.
Ma sœur ne répond pas, concentrée sur son café. Elle a l'air si décontractée que je sens aussitôt que quelque chose cloche. Moi aussi, je la connais par cœur.
Et je sais que lorsqu'elle a l'air trop détendue, ce n'est qu'un masque. Seul un robot pourrait avoir l'air aussi détaché pendant une sorte de « dispute » avec sa petite-amie.
— C'est Axel, dis-je alors. Il a aussi des vues sur Maia.
Les yeux noirs de ma sœur rencontrent les miens, presque cachés derrière sa tasse. Elle me remercie silencieusement, mais je ne souris pas. Je ne peux pas sourire alors que je viens de tout comprendre.
Allison qui prend Maia à part pendant le gala alors qu'elle ne la supporte pas – les raisons à cela m'apparaissent désormais évidentes –, la crise d'angoisse de la brune quand je l'ai rejoint dehors et la façon dont elle a souhaité éviter quelqu'un ensuite : toutes les pièces du puzzle s'assemblent d'elles-mêmes dans ma tête.
Daphné a des sentiments pour Maia, ça ne fait aucun doute.
Ce que je ne comprends pas, c'est ce que ma sœur fiche encore ici. Si elle l'a compris avant moi, elle devrait être déjà loin.
— Bon, OK, finit par céder Daphné en arquant un sourcil.
Toute sa bonne humeur semble redescendue. Sait-elle que nous avons compris ? Ou est-elle seulement énervée à l'idée que d'autres personnes puissent chercher à attirer l'attention de Maia ?
— Je vais me doucher, annonce-t-elle ensuite en tournant les talons.
Ni Allison ni moi ne levons les yeux quand elle disparaît dans le couloir mais dès que la porte de la salle de bains claque, nos regards sont immédiatement attirés l'un vers l'autre.
— Pourquoi est-ce que tu ne t'en vas pas ? finis-je par demander.
Ma sœur secoue la tête.
— Je l'aime, et je sais qu'elle m'aime. Il y a seulement quelque chose qu'elle n'explique pas dans ses sentiments pour Maia, et ce n'est pas sa faute. Je ne peux pas lui en vouloir pour cela.
— Allie, répliqué-je d'une voix ferme. Tu devrais au moins lui en parler.
— Non. Je la connais : elle va nier, puis elle va avouer, elle va pleurer et elle va tout remettre en question. Tout ça... ça ne sert à rien. Maia m'a confirmé qu'elle n'a pas de sentiments pour Daphné de son côté, alors il ne peut rien se passer.
— Allie.
Ma sœur sait que je suis très sérieux quand je répète plusieurs fois son prénom – ou ici son surnom, en l'occurrence. Elle le sait parce qu'en général, quand il faut que je l'appelle, je l'insulte ; c'est affectif entre nous.
— Ça va, je te jure, réplique-t-elle.
— Alors pourquoi te sens-tu obligée de lui lancer des piques, dans ce cas ?
Allison ouvre la bouche et tente d'articuler quelque chose, mais elle se ravise au dernier moment. Elle ramasse sa tasse et la dépose dans l'évier et commence à s'éloigner tandis que je lance dans son dos d'une voix forte :
— Tu mérites quelqu'un qui est cent pour cent avec toi, Allison. Pas quelqu'un dont le cœur est déjà pris... à moitié ou non.
∞
— On dirait un mouton.
J'arque un sourcil, peu convaincu.
— Euh, moi je vois juste un nuage.
À ma droite, Barbara se redresse sur ses coudes avec une mine indignée. Ses joues sont roses comme si elle était en train de prendre un coup de soleil et elle a plusieurs brins d'herbe pris dans sa queue de cheval défaite, témoins des heures que nous venons de passer allongés dans son jardin à discuter.
— Et moi qui essayait d'être un peu moins terre-à-terre – t'as complètement cassé mon délire ! plaisante-t-elle.
Je lui souris pour toute réponse, les paupières mi-closes. Un léger silence s'installe, apaisant. Le soleil brille sur nous, l'herbe est confortable et je suis en bonne compagnie. Sérieusement, je ne vois pas ce que je pourrais demander de plus.
Enfin...
— Dis, Hélios, finit-elle par dire. Est-ce qu'on est amis ?
Elle n'hésite pas dans sa question, ne bégaie pas. Barbara est comme ça : elle dit ce qu'elle pense, va droit au but. Elle aime quand les choses sont dites à haute voix – sauf au téléphone, ça, elle déteste.
— Euh, oui, pourquoi tu me demandes ça ? répliqué-je, sur la défensive.
– Parce que, hum... C'est bête, mais je ne sais pas trop comment te considérer. Tu as le droit de rire et de me rejeter, mais, euh... Un type m'a demandé mon numéro à l'agence l'autre jour, et je ne lui ai pas donné.
Je me tourne vers elle pour lui faire face. Son visage projette une douce ombre sur le mien tandis qu'elle ajoute, visiblement un peu mal à l'aise :
— Au début j'ai essayé de me convaincre qu'il ne me plaisait pas et que c'est pour cela que j'avais refusé, mais avec le recul j'ai réalisé qu'il était plutôt mignon et que, euh... Enfin, j'ai seulement pensé que ce ne serait pas correct.
Je reste muet quelques secondes, le cœur battant. Est-ce qu'elle est en train de me faire un genre de déclaration ? Je ne sais jamais, avec Barbara. Ou peut-être que je ne sais jamais tout court, j'en sais rien.
— Vis-à-vis de moi ? questionné-je alors.
La brune me regarde d'un drôle d'air, un peu comme si je venais de poser une question à la con.
— Oui, Hélios, confirme-t-elle. Vis-à-vis de toi.
— Oh.
Je m'assieds, légèrement sous le choc. Je ne sais pas à quoi je m'attendais en traînant autant avec Barbara et en étant si proche d'elle, mais c'était idiot. Maintenant, je me retrouve dans une situation impossible.
— Je ne sais pas quoi dire... commencé-je alors, la joue appuyée sur mon genou.
— Je ne te demande pas de me faire une déclaration, pas du tout, réplique-t-elle en secouant les mains. Je veux juste... savoir où on en est tous les deux. Je sais qu'on ne s'est rien promis, et peut-être même que tout se passe dans ma tête, j'en sais rien...
Je suis peut-être perdu, mais elle ne mérite pas de croire que je me suis joué d'elle. Je suis sincère depuis le début : quand j'ai commencé à lui parler j'ai tout de suite senti que nous allions bien nous entendre. Elle est drôle, gentille et intelligente.
Et je pense qu'elle mérite de le savoir.
— Non. Tout n'est pas dans ta tête.
Ses lèvres s'étirent en un beau sourire, mais elle s'empresse d'essayer de le cacher.
— Cool. Alors, euh... Qu'est-ce qu'on fait ?
— J'en sais rien. C'est bien le problème.
Je vois qu'elle s'impatiente légèrement, arrachant des brins d'herbe du bout des doigts.
— Je ne vois pas ce qu'il y a de compliqué... dit-elle ensuite d'un ton innocent.
Je cille.
— Moi. Moi, je suis compliqué.
Elle penche la tête, souriant légèrement.
— Si je peux me permettre, je ne trouve pas ; au contraire. Tu es honnête, et droit. On comprend toujours ce que tu penses.
Je la fixe une seconde, les joues en feu.
— Justement, je...
— Je sais ce que tu penses, dit-elle ensuite. Tu hésites parce qu'on est amis et que tu ne veux pas gâcher ça. Je suis d'accord avec toi là-dessus.
Oh.
— Ce n'est pas seulement ça, avoué-je. Je t'adore, sincèrement, ajouté-je gentiment. Je te trouve extra et à un autre moment de ma vie je pense que je n'aurais même pas hésité une seconde avant de demander à sortir avec moi.
— Ah. Ça commence mal.
Elle sourit légèrement, pourtant. Je pense qu'elle croit que je vais la rejeter et donc, elle essaie de rester digne – c'est tout à son honneur.
— Non, non, attends, répliqué-je. Ce que je veux te dire, c'est que... Je sais que tu es parfaite pour moi. On se correspond, on se comprend et on se respecte. Ton amitié veut dire beaucoup pour moi, et je te trouve géniale. Je le pense vraiment.
— OK... mais ?
Je ne peux retenir une grimace.
— Mais... Je... J'ai toujours suivi la science, finis-je par avouer. Tu me connais, et tu sais que je privilégie toujours la raison au cœur. La plupart des choix que je fais sont dictés par ma conscience et j'essaie toujours de comprendre pourquoi je les fais. Le truc, c'est que ce fonctionnement a des limites.
Barbara acquiesce, alors je poursuis d'une voix douce :
— Ce n'est pas contre toi. Je crois juste que cette fois, je dois écouter mon cœur.
Elle me regarde d'un air triste.
— Et ton cœur te dit de ne pas aller vers moi.
— Non, avoué-je, à contrecœur.
— Bon.
Sur ce, elle se lève et dépoussière sa jupe à volants. Je me mets à mon tour sur mes pieds, la poitrine serrée.
— Je veux vraiment que tu saches que je te rejette parce que mon cœur ne sait pas gérer la situation, ajouté-je. Ma tête, elle, sait que je fais une énorme connerie.
Barbara me lance un sourire résigné, mais compréhensif. Savoir qu'elle reste digne et gentille dans cette situation me retourne l'estomac.
Oh oui, tu fais une sacré erreur, me souffle mon cerveau.
— J'espère juste que tu ne vas pas le regretter, dit-elle ensuite. Mais sache que si c'est le cas... Je serai là. Je ne dis pas que je vais t'attendre entre-temps mais je serai là, c'est tout. En amie, au moins.
Je hoche la tête, touché. Elle sait ce que je pense de tout ça, maintenant. Le dire à haute voix s'est révélé plus facile que je le croyais, surtout grâce à Barbara. Je savais qu'elle comprendrait, je n'ai jamais eu le moindre doute à ce propos. Je m'en veux seulement de lui faire de la peine, elle qui ne le mérite pas.
Right person, wrong moment.
Désormais, il ne me reste plus qu'une chose à faire : savoir si j'ai fait le bon choix.
Et pour ça, il faut que j'aille dire ce que je ressens à Maia.
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