13| La question

HÉLIOS

Bon, c'est désormais évident, Maia m'attire. Énormément.

Non seulement c'est un problème mais étant donné que je suis extrêmement doué pour fuir, c'en est un d'autant plus gros. Sentir que cette fille me fait de plus en plus d'effet me fait flipper, et je crois que je ne suis pas encore prêt à prendre des mesures pour que cela cesse.

Aussi, j'ai décidé de faire l'une des choses que je fais le mieux : la fête.

En parlant de fête, – objectivement – celle-ci est relativement ratée. Je ne sais pas qui s'est occupé de l'alcool mais il est clairement de mauvaise qualité et même après trois jeux à boire, je me sens encore en pleine forme. En plus, ils ne passent que du rap commercial et le type dont la playlist est diffusée dans les enceintes semble bouder les années 80. Bref : je me fais chier, et j'ai toujours Maia dans la tête. Bon sang, je crois même que c'est pire que tout à l'heure.

— Tu viens te baigner ? me hurle soudain Axel dans l'oreille.

Je grimace, persuadé d'être désormais à moitié sourd.

— Y'a pas de piscine, réponds-je simplement.

Axel hausse une épaule, son verre vacillant dangereusement dans sa main gauche.

— Ouais, mais il y a un évier.

Mais ?

— Reste assis, tu veux ? rétorqué-je en le forçant à poser son cul dans l'un des sièges en cuir encore libre du salon. Il paraît que ça aide les idées débiles à disparaître.

— Quelle idée débile ?

Il a le regard vitreux et un air bête – même si ça, malheureusement, ça lui arrive relativement souvent. Je me demande combien de litres d'alcool il a dû boire pour être bourré comme ça.

— Ne bouge pas, je vais te chercher de l'eau, annoncé-je en m'éloignant vers la cuisine.

Je me faufile dans le salon en essayant de bousculer le moins de monde possible et salue une connaissance au passage avant de réussir à atteindre la cuisine. Une fois à l'intérieur, je réussis à dénicher un verre propre dans les placards que j'entreprends de remplir au robinet. Puis, en bon ami que je suis, je me dirige vers le frigo dans l'idée de récupérer des glaçons – c'est mon remède miracle pour limiter la gueule de bois.

Au moment où je referme le congélateur, mon regard est attiré par les portes-vitrées juste derrière. Un type est en train de fumer tout en discutant avec une brune visiblement mal à l'aise. Eh mais attends, serait-ce...

Non, m'arrêtai-je de moi-même. Maia n'irait jamais à une fête, ce n'est clairement pas son genre. Il faut vraiment que j'arrête de la voir partout.

Je fais alors volte-face pour rejoindre Axel et là, comme un coup du destin, tombe nez-à-nez avec un chat noir.

Et devinez qui a un chat noir qui la déteste et qui s'enfuit tout le temps ? Non mais allez, devinez, c'est drôle.

Oui, bon, on s'est compris.

— Et merde, grogné-je en déposant les glaçons sur le comptoir.

J'attrape le chat sans problème et pousse la porte-fenêtre du pied. Nous ne sommes qu'à trois rues de chez-moi : je pourrais être revenu d'ici dix minutes.

— Oh, Hélios !

Je relève la tête et m'arrête au milieu de l'allée de jardin. Je comprends que c'est la fille qui parlait au fumeur qui est en train de m'appeler. Et le pire, c'est que j'avais vu juste : c'est bien Maia.

— Je cherchais Mimi, m'avoue-t-elle quand elle arrive à ma hauteur.

— C'est ce que je me suis dit, réponds-je. J'allais te la ramener.

Elle penche légèrement la tête en esquissant un petit sourire. Je remarque qu'elle a les yeux couleur noisette, ce soir.

— Merci. Tu veux bien la garder dans tes bras jusqu'à chez moi ? Elle me hait ; si j'essaie de la prendre dans mes bras, elle va s'enfuir tout de suite.

J'acquiesce. Même pas besoin de la supplier de la ramener chez elle, ça se fait tout seul ! J'ai un karma d'enfer ce soir, dis donc.

— Euh, avant, il faut juste que j'aille vérifier qu'Axel va bien, me rappelé-je soudainement. Je crois qu'il est complètement torché.

Maia hoche la tête et je l'entraîne dans la maison. Ensuite, nous passons chercher les glaçons et l'eau dans la cuisine et  enfermons le chat dans un placard le temps d'aller chercher mon ami.

Tandis que nous nous faufilons entre les invités, je sens Maia se tendre derrière moi. Je devine facilement qu'elle n'est pas dans son élément, aussi je ralentis légèrement le pas et tends mon bras vers elle. Ses doigts s'enroulent aussitôt autour de mon biceps, me retournant l'estomac.

Merde alors, il faut sérieusement que je me détende.

Une fois dans le salon, je constate avec bonheur qu'Axel est toujours sagement assis là où je l'ai laissé. Il semble s'être enfilé minimum trois verres de plus mais sinon, ça va. Il a toujours les yeux ouverts, un pouls et ses deux reins alors j'imagine que tout va bien.

— Oula, lâche Maia en fronçant le nez quand je force mon ami à vider le verre d'eau.

— Ouais... Il est humain, je te jure, ajouté-je.

Elle me lance un regard espiègle.

— Mmh. À ce stade, je suis sûre qu'il a plus d'alcool que de sang dans les veines.

Je lui souris.

— Pas faux.

Ensuite, je plaque les glaçons contre le front d'Axel pour le faire redescendre un peu en température. Il essaie de m'en empêcher mais heureusement, il est vite distrait par Maia.

— Oh, saluuuut, dit-il d'une voix traînante. Moi c'est Axel, et ça rime avec sexe. Ça te dit ?

Maia me lance un regard paumé, la bouche entrouverte par la surprise.

— Rassure-moi, c'est bien l'alcool qui parle là ?

J'hausse une épaule avec un air désolé.

— « Axel » ne rime même pas avec « sexe », glissé-je à mon pote en passant mon bras sous ses aisselles pour l'aider à se lever. Par contre, ça rime avec « tu me saoules mec, il faut sérieusement que tu arrives à te contrôler en soirée parce que c'est chiant pour tes amis modèles ».

Axel se gratte la tête, n'ayant visiblement pas compris ma vanne. Maia, elle, se contente d'esquisser le petit sourire mi-moqueur mi-amusé qui lui est propre.

— Bon, euh, je crois que je vais le ramener chez lui, dis-je à la brune. Désolé pour le chat...

Maia acquiesce d'un air entendu pendant quelques secondes, puis son visage s'illumine et elle propose :

— Tu veux qu'on le ramène chez moi ? On pourrait déposer le chat en même temps, comme ça.

Si j'étais irréaliste et complètement fou, je pourrais presque penser qu'elle a envie de passer du temps avec moi.

— Plutôt chez moi ; il flippera moins en se réveillant demain matin.

— Je ne crois pas qu'il aurait flippé de me voir en ouvrant les yeux, plaisante-t-elle.

Ouais, justement. Je préférerais éviter.

— Bon, on y va ? dis-je pour changer de sujet.

Maia acquiesce et m'aide à soulever Axel. En passant par le couloir, je récupère le chat au passage et le cale contre ma hanche tout en soutenant mon pote de mon bras libre. Puis, dans ce drôle d'enchevêtrement, Maia et moi atterrissons sur le trottoir.

Nous commençons à marcher sans rien dire, le silence seulement troublé par les chaussures d'Axel qui griffent le béton quand nous le traînons et par nos respirations désynchronisées, tous les deux concentrés sur notre effort.

Puis, au bout d'un moment, je décide de blaguer :

— J'ai presque cru que tu venais pour la fête, au début.

Par-dessus l'épaule d'un Axel à moitié inerte, Maia me lance un regard l'air de dire « t'es fou ou quoi ? ».

— Moi, à une fête ? Jamais.

Je m'esclaffe.

— Mais est-ce que tu y es déjà allée au moins une fois, d'abord ?

Elle fixe ses pieds pour ne pas tomber tout en me répondant :

— Quelques fois, quand j'avais seize ans. Ce n'était déjà pas mon fort à l'époque mais maintenant, je déteste vraiment ça. Tous ces jeunes bourrés, bien habillés et prêts à me juger... Non, désolée, ce n'est pas pour moi.

— « Prêts à te juger » ? répété-je. Tout le monde se fiche des autres, à une fête. Les gens veulent seulement rencontrer de nouvelles personnes et oublier le stress de la semaine.

Maia hausse les épaules.

— C'est encore pire. Rencontrer de nouvelles personnes, c'est ma phobie. Se présenter, poser des questions, être poli... Non merci.

Je ris sous cape.

— C'est vrai que toi et la politesse, ça fait deux.

— Hé !

Elle relâche légèrement la pression qu'elle exerçait sur Axel et celui-ci s'étale de tout son poids contre moi, manquant de me faire trébucher. Les griffes du chat s'enfoncent dans mon bras tandis qu'elle me lance un regard amusé, visiblement fière de sa vengeance.

Heureusement, nous arrivons devant chez nous. Maia m'aide à tirer Axel dans les escaliers et une fois en haut, nous le laissons dans le canapé avec un verre d'eau et une aspirine sur la table basse. Ensuite, j'attrape doucement un post-it dans le tiroir de la cuisine.

— Qu'est-ce que tu fais ? me demande la brune dans un murmure.

— Je préviens Daphné et Allison que quelqu'un dort sur le canapé. Elles seraient capables de croire qu'un SDF s'est introduit dans la maison pendant la nuit.

Le sourire de Maia brille dans le noir, faisant accélérer les battements de mon cœur.

Mais qu'est-ce qui m'arrive, merde ?

Après avoir collé le post-it sur la porte de la chambre des filles, nous fermons doucement la porte d'entrée et quittons la maison, le chat toujours dans mes bras. Nous rejoignons ensuite la maison de Maia où je laisse enfin le chat gambader. Au moment où la brune lui ouvre la porte de la cuisine, je remarque de longues traces de griffures encore rouges sur ses avants-bras.

— Eh bah, commenté-je. Mimi a vraiment un truc contre toi.

La brune grimace.

— Yep. Je crois que je suis un peu trop différente de ma tante à son goût.

J'arque un sourcil, amusé.

— Ah bon ? Et tu crois que si elle m'aime bien, c'est parce que je ressembles à Félicia ?

La brune s'appuie contre le mur, les bras croisés sur sa poitrine. Elle a une drôle d'expression sur le visage.

— Pas uniquement. Tout le monde t'aime bien, de toute façon.

J'accueille le compliment avec un petit hochement de tête, touché.

— Je ne crois pas que ce soit vrai, mais merci.

Maia me lance un petit sourire, les sourcils haussés.

— Comment ça ? Les gens te sourient et te disent bonjour quand tu entres quelque part, si ça ça ne veut pas dire qu'ils t'aiment bien...

J'étouffe un rire.

— S'ils me saluent, c'est parce que je le fais aussi. Pas toi... ?

Maia secoue la tête d'un air coupable.

— Tu as peut-être raison, finalement : je suis une putain de malpolie.

Je me mets à rire en jouant avec ma casquette du bout des doigts. J'aime son autodérision.

— Et sinon... commencé-je. C'était comment, de grandir avec ta tante ? C'était une femme géniale, ajouté-je. Ça a dû être quelque chose d'être éduquée par Félicia.

Le regard de Maia s'illumine comme je ne l'avais encore jamais vu le faire auparavant. Pour la première fois, parler de sa tante semble lui rappeler plus de bons souvenirs que de mauvais.

— C'était original. Elle ne s'est jamais mariée, donc elle a toujours vécu avec sa sœur – ma mère – et son beau-frère – mon père, donc. Elle était très débrouillarde et indépendante. Elle m'a appris à ne jamais dépendre de personne. C'est peut-être pour ça que je suis aussi... timide.

— Timide ? J'aurais plutôt dit sauvage, plaisanté-je.

Maia me lance un doigt d'honneur que j'accueille d'un éclat de rire.

— Quoi qu'il en soit, c'est la seule à être restée ici il y a cinq ans. Mes parents avaient envie de changement et moi, j'étais déjà loin.

— Au Canada, deviné-je.

— Oui. Je crois que moi aussi, j'avais besoin de changement.

L'aveu semble lui avoir échappé parce qu'aussitôt, ses joues prennent une teinte rosée que je ne leur connais pas. Elle semble déjà plus sur la réserve, comme si elle avait peur que je lui pose des questions.

Je crois qu'elle commence à me connaître un peu trop bien.

— Mais... Pourquoi est-ce que tu es partie, il y a cinq ans ?

Maia ferme les yeux une seconde, comme si elle encaissait ma question. Elle a l'air surprise mais à la fois non, comme si elle s'attendait à ce que je lui demande ça un jour au l'autre mais pas ce soir.

Personnellement, cette question m'a toujours trotté dans la tête depuis que j'ai appris qu'elle avait fui Bellevue sans aucune explication pour ceux qui restaient ici. Seulement, je n'avais jamais osé lui demander jusque-là pour ne pas la brusquer ni ne me prendre une remarque bien sentie sur l'utilité de la vie privée – elle en serait capable.

Mais voilà, ce soir, j'avais envie de savoir. J'ai toujours eu envie de savoir et désormais, je sais que je ne peux plus faire taire cette envie.

Maia a disparu il y a cinq ans, et je veux savoir pourquoi.

— Tu sais que personne ne m'a encore demandé ça depuis que je suis revenue ? soupire-t-elle.

Elle a un fin sourire aux lèvres, mais sa voix est lasse. Je crois tout d'abord qu'elle est fatiguée d'avance à l'idée de répondre à ma question, mais je comprends en réalité qu'elle est plus blessée qu'autre chose. Je commence à la connaître assez bien pour savoir que le fait que les gens ne s'intéressent pas plus que ça à elle et son retour a dû la soulager au début, mais que cela a caché une grande souffrance.

Qui ne serait pas blessé à sa place, sachant que personne ne s'est demandé où elle était passée pendant tout ce temps ?

— Même pas Daphné ?

— Non, avoue-t-elle. Elle a toujours respecté mes secrets... Même si elle a toujours été blessée à l'idée que je puisse en avoir pour elle.

« Mes secrets. »

Elle l'avoue, elle cache donc quelque chose. J'en étais sûr et pourtant, je sens que mes mains se mettent à trembler. L'angoisse m'étreint soudain la poitrine, mais je ne suis pas sûr que ce soit pour les bonnes raisons.

— Elle a eu raison. En fait, je crois que... Je crois que je ne t'ai pas posé la bonne question.

Maia semble profondément étonnée de ma réponse. Ses grands yeux noisette me fixent d'un air surpris, et je me prends à chercher le vert que je devrais normalement trouver dans son regard.

— Ah bon ?

Sa voix est tendue, plus froide. Je crois qu'elle appréhende ce que je vais dire.

Moi aussi, j'appréhende. Je sens la sueur perler sur ma nuque et désormais, mes mains tremblent si fort que j'ai dû les enfoncer dans les poches de mon jean pour ne pas qu'elle le remarque. J'ai le cœur en vrac et la poitrine douloureuse.

Je pourrais le contrôler si tout ça avait encore un rapport avec Maia. Seulement, ce que je vais lui demander n'en a plus.

— Est-ce que tu as pensé à tes proches en t'enfuyant ?

Maia ouvre de grands yeux. Ça y est, je l'ai dit. Est-ce qu'elle me prend pour un fou ?

— Je... Oui, oui, bien sûr, mais...

— Mais quoi ? insisté-je, les mots s'échappant de mes lèvres sans que je ne puisse les retenir. Est-ce que tu as hésité ne serait-ce qu'une seconde à t'enfuir ? Est-ce que tu t'es demandée si tes proches allaient souffrir ?

Maia semble comme pétrifiée, mais elle se reprend vite. Elle secoue la tête avant d'articuler sèchement :

— Tu me prends pour qui, pour un monstre ?

Cette fois, c'est moi qui suis tétanisé. Je reste planté au milieu du salon comme un débile.

Elle a pensé à ses proches. Elle a pensé à leur peine, à ce qu'ils ressentiraient en la sachant partie, à ce qu'ils perdraient sûrement pour toujours.

Mais alors, pourquoi être partie quand même ?

— Comment as-tu pu partir, dans ce cas ? lâché-je.

Maia se décolle lentement du mur contre lequel elle était adossée, le visage fermé. Elle semble regretter d'avoir laissé le sujet s'installer et de ne pas avoir empêché cette discussion avant.

Mais derrière cette colère, je décèle aussi beaucoup de peine. Son regard est voilé et ses mains tremblent, moins que les miennes mais tout de même. Sa poitrine se soulève plus rapidement chaque seconde quand elle répond difficilement :

— Je... J'en sais rien.

Non.

— Si, si, tu sais, rétorqué-je. Allez, réponds ! Donne-moi une raison !

Cette fois, il n'est plus question ni de colère ni de peine mais plutôt d'incompréhension. Elle me fixe sans comprendre, les bras ballants.

— Hélios...

— Donne-moi une raison ! l'interromps-je en haussant la voix.

Elle recule d'un pas, sous le choc.

— Mais qu'est-ce qui te prend ? lâche-t-elle ensuite.

Je sens que j'atteins le point de non-retour et pourtant, je n'arrive pas à m'empêcher de franchir la ligne. Mes entrailles bouillonnent et mon cœur hurle, et je n'arrive plus à l'ignorer. Ça fait trop longtemps que j'essaie de le faire taire.

— Réponds ! hurlé-je. Si tu savais qu'ils souffriraient tous de ton départ, pourquoi es-tu partie quand même, hein ? Pourquoi ?!

Essoufflé, je fixe Maia dans l'attente d'une réponse. Seulement, celle qui tombe bien vite n'est clairement pas celle que j'attendais.

— Sors de chez moi. Tout de suite.

Ses joues sont rouges de colère et elle me fusille du regard d'une façon si froide que ma haine redescend d'un seul coup. Soudain, je me sens tellement ridicule que j'ai l'impression de me liquéfier sur place. Mes cris semblent n'avoir plus aucun sens et il ne reste plus que le regret et la honte, qui m'envahissent un peu plus à chaque instant.

— Je... commencé-je, prêt à m'excuser.

— Sors d'ici, répète-t-elle d'une voix sans appel.

Je la fixe une seconde plus, le visage en feu, puis tourne les talons. Une fois dehors, je m'arrête une seconde et presse les paupières en me massant les tempes.

Voilà ce que tu as fait de moi, pensé-je en pressant mes paupières. Voilà ce que tu m'as laissé, quand tu es parti. Rien, à part des questions et un cœur brisé.

Et surtout, beaucoup, beaucoup de colère.

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