1| Le retour

MAIA

Il y a des tas de raisons qui peuvent pousser quelqu'un à disparaître.

Parfois, c'est un trop plein d'évènements. Soudain, sans raison particulière, c'est comme si le monde était devenu trop compliqué à gérer, les gens trop bruyants à écouter, notre propre personne trop facile à détester. C'est un mélange d'émotions étrange qui s'allume un jour en nous sans prévenir, et qui ne disparaît jamais tant que nous ne faisons pas ce qu'elle attend de nous : fuir.

Pour d'autres, c'est un évènement. C'est un quelque chose douloureux, choquant, traumatique, un quelque chose qui fissure notre âme et nous murmure que rien ne sera plus jamais comme avant. Et comme l'humain a peur de l'inconnu, celui-ci fuit, invariablement.

Je suis la seule à savoir lequel de ces deux schémas est arrivé dans mon cas et plus mon regard angoissé se pose sur l'extérieur, plus je me demande si d'autres se sont demandés ce qu'il s'était passé.

Quand j'ai fui Bellevue il y a cinq ans, j'avais la ferme intention de ne jamais revenir. J'ai pris mes cliques et mes claques et en quelques jours, j'avais quitté la ville sans un regard en arrière. J'étais brisée, et j'avais besoin de temps. Je n'ai jamais cherché à savoir si mon entourage était d'accord pour me l'accorder, ce temps. Je l'ai pris, c'est tout.

Parce que s'il y a bien une chose que j'ai apprise au fur-et-à-mesure des années c'est que le bonheur ne nous ait pas donné, il faut le prendre.

— Allez, soufflé-je péniblement, les lèvres entrouvertes. Vas-y.

Mes propres encouragements ne semblent pas faire leur effet puisque je reste dans la voiture, paralysée. Je n'arrête pas de fixer l'extérieur comme si j'étais en milieu hostile.

Remarque, c'est peut-être ce qu'il en est.

Dans ma cage thoracique, mon cœur bat si fort que je l'entends presque résonner dans l'habitacle complètement silencieux. Au bout de quelques minutes, ce son me dérange et je finis par me tortiller sur mon siège en rabattant le pare-soleil d'une main tremblante.

Dans le petit miroir accroché dessus j'aperçois mon reflet, entouré des rayons du soleil qui traversent le pare-brise et se reflètent à l'intérieur. Mes grands yeux noisette sont rouges et cernés – en témoins bien sympas de ma nuit blanche passée dans l'avion –, mes pommettes habituellement rosées sont cramoisies à cause du soleil et mes cheveux bruns sont tellement en bataille qu'on pourrait croire que je sors littéralement du lit.

Mais la chose qui ressort le plus dans ce miroir, c'est la petite chaîne en or à trois rangs que je porte autour du cou. Je ne m'en sépare jamais, même sous la douche. Je touche le bijou du bout des doigts, les yeux rivés sur son reflet dans la glace. J'espère qu'elle me portera chance.

Soudain, je décide qu'il est temps de prendre les choses en main. Ça ne me ressemble pas d'attendre dans ma voiture comme une dégonflée, bon sang. Maia Aubery est une battante. Maya Aubery va de l'avant. Maya Aubery est la meilleure.

Ouais, bon, j'avoue, c'était une technique de motivation – et spoiler : ça ne fonctionne pas vraiment.

La gorge nouée, je prends pourtant le taureau par les cornes et rabats le pare-soleil avant de couper le contact. Puis, mes clés de voiture dans une main et l'autre toujours serrée autour de mon collier, je quitte ma voiture et pose enfin un pied à l'extérieur.

Ensuite, je reste plantée là plusieurs minutes comme une débile et regarde la rue sous toutes ses coutures. Rien n'a changé : mêmes maisons beiges, mêmes toits d'ardoise, mêmes haies de thuyas mal coupées derrière lesquelles se cachent des petits chiens qui aboient fort. Bellevue est la même, et la ville semble s'être complètement foutue de savoir si j'étais toujours là ou pas.

— Bonjour ! retentit soudain une voix derrière moi.

Je fais volte-face en quelques secondes, manquant de m'évanouir. Bordel de merde, la ville n'a vraiment pas changé ; les gens adorent toujours débarquer de nulle part sans faire de bruit.

— Bonjour, dis-je d'une voix forte en voyant une silhouette me faire signe de l'autre côté du trottoir.

Aveuglée par le soleil, je plisse légèrement les yeux tandis qu'une grande brune s'avance vers moi. Même à bonne distance et avec la rétine à moitié brûlée, j'arrive quand même à remarquer l'aura de confiance en elle qu'elle dégage.

— Bonjour, répète la brune en s'approchant. Je suis Barbara, l'agente immobilière.

Je la fixe une seconde tandis qu'elle se plante devant moi, flottant dans un tailleur visiblement trop grand pour elle. En dehors d'une poitrine généreuse, elle semble toute menue en dessous du tissu.

Soudain, elle intercepte mon regard sur sa tenue et s'exclame joyeusement en balayant l'air d'une main :

— Ah, euh, c'est le tailleur de ma mère. Je ne suis pas vraiment agente immobilière, je ne suis que stagiaire.

Je lui offre un petit sourire gêné.

— J'ai cru comprendre, oui. Je m'attendais à rencontrer un certain Daniel.

Elle secoue la tête, visiblement un peu désespérée.

— Sachez qu'à part répondre au téléphone, il ne fait absolument rien. Je gère tous ses dossiers toute seule depuis un an.

C'est drôle, mais ça ne m'étonne pas du tout. Non seulement l'agent que j'avais eu au téléphone était mou et nonchalant au possible, mais cela se remarque tout de suite quand on voit cette femme qu'elle est du genre à prendre les choses en main. Je ne sais pas si c'est son nez fin marqué d'un petit creux qui démontre qu'elle l'a trop souvent froncé pour se concentrer ou ses pieds qui battent la mesure sur le sol d'un air surexcité, mais elle est sans aucun doute jeune, dynamique, et motivée. En fait, elle respire à plein nez les qualités qu'on met tous sur notre CV pour faire joli.

— Bon, vous êtes prête ? demande-t-elle.

Avant que je ne puisse répondre, elle me coupe d'un joyeux :

— Est-ce que je peux vous tutoyer ? C'est trop bizarre de parler comme une madame.

Je la fixe une seconde avant de hocher lentement la tête.

À la fac, quasiment à chaque cours, il y avait toujours un type qui osait lever la main et poser sa question. J'ai toujours été surprise en voyant l'air déterminé sur leur visage, celui qui montre qu'ils se foutent complètement de parler devant une centaine de personnes entassées dans un amphithéâtre. Personnellement, ce n'est pas mon cas.

Mais cette fille en face de moi, en revanche, semble être exactement ce genre de personnes.

— Euh, OK.

— Ah, cool ! Allez, allons-y.

Sur ce, elle extirpe un trousseau de clés de son sac à main et trottine jusqu'au portillon. Sans rien me dire, elle le soulève légèrement avant d'enfoncer la clé dans la serrure, ce qui me fait tiquer.

— Il faut lever un peu le portail, sinon le loquet se...

— Bloque, complété-je. Je sais. J'habitais cette maison.

La brune me fixe une seconde d'un air surpris, sa queue de cheval caressant les épaulettes de sa veste de tailleur trop grande pour elle.

— Ce n'était pas inscrit dans le dossier. Enfin, ça m'évitera de m'épancher sur les détails ! se reprend-t-elle rapidement avec un grand sourire.

Ensuite, nous montons les quelques marches qui mènent au perron et en deux temps trois mouvements, nous nous engouffrons à l'intérieur.

La première chose à laquelle je pense, c'est oh.

Oh, parce que tout est pareil. Chaque objet est à la place que je lui connaissais quand je suis partie : les chaussures sont toujours entassées sous l'escalier, le tapis en peluches est légèrement de travers entre le couloir et la cuisine et des photos de famille trônent sur la commode, juste en face de la porte d'entrée.

— C'est une très belle maison, commence l'agente immobilière. Le plafond est très haut et les poutres apparentes lui donnent un cachet fou. Et puis, il y a aussi les baies vitrées, qui sont particulièrement...

Je n'écoute pas la fin, trop occupée à fixer les photos que j'ai repéré en entrant. Elles aussi sont exactement comme dans mon souvenir : la plus à gauche est une photo de moi bébé, minuscule entre les bras de ma mère ; la deuxième est une photo de ma tante et de ma mère qui entourent ma grand-mère autour d'un gâteau d'anniversaire ; et la dernière, la plus à droite, est une photo de mon père et moi faisant du piano, mon petit corps calé sur ses genoux et ma langue légèrement sortie, traduisant ma concentration.

— ... un bon prix. Est-ce que tu souhaites rester sur le montant convenu avec Daniel ?

— Hmh.

Je reste fixée sur la deuxième photo, celles avec les trois femmes de ma vie. Elles font toutes tellement jeunes avec leurs peaux lisses, leurs sourires éclatants et leurs robes de couleur. Tout le monde a l'air si heureux que j'ai presque dû mal à croire que cette photo est réelle.

— Maia ?

Cette fois, je relève vraiment la tête. À quelques mètres de moi, dans l'entrée du salon, l'agente immobilière me regarde en penchant la tête d'un air intrigué.

— Désolée, j'étais... Je regardais les photos, réponds-je en la rejoignant.

— Pas de souci, sourit-elle. Je disais donc : gardons-nous le prix convenu au téléphone ?

Elle me tend un papier sur lequel est inscrit le fameux chiffre.

— Personnellement, je pense que tu pourrais en demander plus, rétorque-t-elle avant même que je puisse répondre à sa question. Cette maison a beaucoup d'atouts, et ce serait bête de la laisser filer à un tel prix. Tu pourrais facilement en demander dix-mille euros de plus.

Je serre le feuillet dans ma main une seconde plus, puis le lui rend en secouant la tête.

— Non merci. Je veux qu'elle soit vendue au plus vite.

— Ah oui ? Tu as des impératifs ?

J'entends une once de curiosité dans sa voix, mais surtout du professionnalisme. Elle ne me pose pas la question parce que ça l'intéresse profondément, mais bien parce que ça fait d'elle une meilleure agente immobilière. Je ne sais pas si je la trouve géniale ou énervante.

— Je dois être rentrée au Canada dans deux mois, pour la reprise des cours.

— Ce n'est pas en septembre ?

— Je reprends en différé. Mes premiers cours commencent fin octobre.

Elle acquiesce.

— Et c'est comment le Canada, alors ? Pas trop froid ?

J'hausse une épaule.

— Non, ça va.

La brune me fixe en attendant que je développe plus. Lorsqu'elle comprend que je ne lâcherais pas d'autres détails, elle reprend son sourire jovial et s'exclame en me lançant un clin d'œil complice :

— En tout cas ne t'en fais pas, la maison sera vendue dans deux mois. Parole de scout.

Elle se recule alors, son sourire s'élargissant de seconde en seconde.

— Je plaisante, je ne suis pas scout. Le truc, c'est que c'est la seule expression qui va bien dans ces cas-là. Du coup je dis toujours ça, faute de mieux.

Je lui rends son sourire, amusée. Ça lui va bien, agente immobilière, mais je la verrais encore plus professeure ou alors manager pour une association caritative. Elle est à la fois gentille et organisée, ça lui irait comme un gant.

La suite de la visite passe vite, étant donné que je connais la maison. Nous faisons un rapide tour du jardin et du rez-de-chaussée, mais je refuse d'aller à l'étage en prétextant que je le connais toujours par cœur.

Ce n'est presque pas un mensonge.

Une fois la visite terminée, je raccompagne la brune à la porte tandis qu'elle me fait ses dernières recommandations.

— Je t'enverrais par mail la liste des travaux que je te conseille d'effectuer avant la vente. Si tu as la moindre question, demande Barbara quand tu appelleras. J'ai énormément de travail entre l'agence et mes cours d'été, mais je te rappellerais toujours si je ne peux pas décrocher sur le moment.

— C'est gentil.

Elle me sourit encore une fois. Est-ce que cette fille sait être désagréable ou en colère, d'abord ? Elle a l'air gentille, bien trop même.

— Bah, c'est mon travail ! Et puis, j'adore ce quartier, ajoute-t-elle tandis que nous rejoignons le portillon à l'extérieur. Les voisins sont super cool.

— Ah.

Elle ne semble pas être mal à l'aise à cause de mon absence de réponse et enchaîne avec un geste du menton.

— La rue est principalement habitée par des personnes âgées, mais des jeunes habitent en face. Un couple et le petit-frère de l'une des filles.

Je fixe une seconde la maison d'en face, la gorge serrée. Je me revois encore la regarder ainsi, le jour où je suis partie.

— Ça ira, merci. Je ne suis pas là pour socialiser, je veux juste... Vendre cette maison, et partir.

Vite, ajouté-je mentalement.

En face de moi, Barbara fait la moue.

— Oh, OK. En tout cas, si tu as besoin de farine, toque en face. Daphné en auras à coup sûr, elle cuisine comme une reine.

À l'entente de ce prénom, mon cœur manque littéralement un battement.

— D-Daphné ? répété-je. Daphné Leroy ?

— En chair et en os. Elle dépose des pâtisseries à l'agence chaque fois qu'elle y passe, cette fille est un amour.

Évidemment, pensé-je.

Daphné est la personne la plus gentille que j'ai jamais rencontré. Douce, adorable, toujours serviable et prête à aider, c'est le genre de filles que tout le monde aime même sans la connaître. Elle a toujours une petite attention pour tout le monde, se rappelle de tous les anniversaire, ramène toujours des fleurs et des gâteaux quand elle est invitée quelque part – et ça, c'est sans compter les fêtes qu'elle prépare elle-même. Elle invitait toujours tout le monde, même ceux avec qui elle ne s'entendait pas plus que ça, histoire que personne ne se sente sur la touche. Elle passait la soirée à jouer les hôtesses sans jamais se plaindre, un immense sourire dévorant son visage de part en part. Quand j'étais celle qu'on adorait détester, elle était tout mon contraire. Sans elle à mes côtés, je n'aurais jamais survécu à mes années collège, ni même à mes années lycée d'ailleurs. Daphné était ma bouée de sauvetage, mon phare dans la tempête.

Mais tu l'as laissée tomber.

C'est vrai. Je suis partie sans un mot, sans rien lui dire. J'avais trop honte, et trop mal. Daphné aurait compris, et je ne voulais pas qu'elle me comprenne. Je voulais qu'on me laisse me détester en paix.

— Je penserais à aller dire bonjour, soufflé-je.

— Je suis sûre que ça leur ferait super plaisir de rencontrer leur nouvelle voisine. Enfin, pas si nouvelle que ça si tu connais Daphné !

Elle me lance un regard mi-curieux mi-teinté de professionnalisme, exactement comme tout à l'heure. Je me demande si elle se force à me faire la conversation ou si mes réponses l'intéressent vraiment.

— Pas plus que ça. Je la connais seulement de vue.

Aussitôt mon mensonge a quitté mes lèvres, aussitôt une vague de culpabilité m'envahit. Me dire qu'elle a peut-être dit ça de moi quand je n'étais pas là me brise le cœur, et savoir que je n'ai aucun scrupule à le faire est encore pire.

Gentille Daphné, adorable Daphné, parfaite Daphné.

Je n'ai jamais été à la hauteur.

— Merci pour tout, finis-je par lâcher.

Barbara comprend que c'est le signal pour me laisser tranquille, et elle me tend mon trousseau de clés avant de me souhaiter une bonne journée. Je la regarde alors marcher rapidement sur le trottoir comme si elle était pressée et disparaître à l'ange de la rue dans un tourbillon de tissu trop grand.

Puis, ensuite, je jette un œil à la maison d'en face.

Savoir que Daphné est toujours là réveille soudain quelque chose en moi. Je crois tout d'abord que c'est de la tristesse, du manque ou de la nostalgie, mais je comprends bien vite ce que c'est en réalité.

J'ai enfin réalisé que malgré cinq ans d'absence je n'ai pas changé d'un iota, exactement comme le quartier. J'ai légèrement grandi, mes cheveux sont plus courts et mes courbes plus marquées, mais ce qu'il y a à l'intérieur n'a pas bougé.

Je suis toujours la Maia lâche qui s'enfuit sans un regard en arrière, et je le serais probablement toujours.

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