entrée un : toilettes
Les gens ont tendance à penser que je m'appelle Grégory, et je suis américain. Si je devais compter le nombre de fois où on m'a demandé quelle équipe de soccer je supporte, les Manchester United ou les Reds, je n'y arriverais pas. Je ne m'y connais pas en foot, alors je ne suis même pas sûr que ce soient des équipes américaines. C'est pourquoi j'ai froncé les sourcils quand j'ai entendu :
— Dégage du passage, Grégory !
On était dans les toilettes, avec Bertrand Snecke, vraiment le nom le plus pourri que j'ai jamais entendu, j'sais pas à quoi ses parents pensaient en l'appelant à sa naissance. J'essayais de lui arracher le rouleau de PQ des mains. Alors j'ai souri et j'ai rétorqué :
— J'étais là avant, Monsieur PQ. Les toilettes seront à moi !
Je sais, je sais, c'est puéril, comme débat. Mais j'avais vraiment envie de chier, il y avait plus de places dans les toilettes des mecs, et c'était la dernière cabine dans ceux des meufs. C'était bientôt la sonnerie, et franchement, j'avais pas envie de passer les deux prochaines heures à me retenir.
— Comment tu m'as appelé, là ?
Alors que je réussissais presque à entrer dans la cabine, j'ai entendu :
— Qu'est-ce que vous fichez dans les toilettes des filles ?
Monsieur PQ et moi nous sommes retournés d'un même mouvement, juste pour voir une surveillante dans l'entrée, les mains sur les hanches, le visage rouge à force de fulminer. Je dois admettre que je ne suis pas très bon pour me souvenir des noms, ni pour en avoir quelque chose à faire de quoi que ce soit de manière générale, alors je ne sais même pas comment elle s'appelle.
Elle nous a agrippé par les poignets et j'ai grogné en essayant de me détacher, mais elle nous a balancé sur un banc pas loin des toilettes et a dit :
— Vous restez là jusqu'à la sonnerie et vous avez pas intérêt à continuer vos conneries.
C'est la raison pour laquelle je suis assis sur un banc avec un gars que je connais à peine, même s'il est dans ma classe. Je soupire. Je me fais chier, alors mieux vaut tenter de passer le temps.
— Elle saoule, hein ?
Il me fusille du regard. Ses yeux sont verts foncés. Et beaux.
— C'est toi qui me saoule, là.
J'appuie ma main dans ma joue et je rétorque :
— Si t'avais accepté de me céder la cabine, on en serait pas là.
PQ remet son bandeau dans ses cheveux roux. Ou blonds. Ou roux ? Aucune idée. Il faudrait inventer un mot pour cette couleur. Je sais pas moi, broux. C'est bien, broux, c'est mignon. Bon, à une lettre près ça fait Bronx, mais... Greg, ressaisis-toi.
— Et si toi, tu avais accepté d'attendre ton tour, on en serait pas là.
Je me balance sur le banc en granit, énervé, et la vessie pleine.
— Tu penses que j'me fais engueuler si j'vais aux chiottes discrétos ?
— T'es vraiment tellement un gamin que t'es pas capable de te retenir ?
— Peut-être, et alors ?
Il ne réplique rien. Quand je pense qu'il ne va pas reparler, il dit :
— T'as vu comme la surveillante a failli nous défoncer. Je te conseillerais pas de tester à nouveau.
— Elle s'appelle comment ?
PQ détourne les yeux.
— Je sais pas son nom.
— Moi non plus.
Quand il croise mon regard à nouveau, il éclate de rire et je me sens obligé de suivre.
J'ai des amis. Milo et Loan. Ils sont très... Normaux ? Typiques des mecs de troisième comme nous, quoi. Ce que PQ et moi on est censés être. À porter des casquettes de sport, parler de meufs et faire de la merde en cours. Être normaux. Se souvenir des noms de gens dans ma classe et de ceux des surveillants, parce que quand même, ça fait quatre ans que je suis ici. Arrêter d'être distrait tout le temps.
— T'es dans l'équipe d'athlétisme du collège, nan ? Je finis par me rappeler.
— Ouais, PQ répond en marmonnant. C'est ma quatrième année.
— Vous faites de la compétition ?
— Est-ce que c'est tes affaires ?
Je souffle. Il ne peut pas être sympa, juste deux minutes ? J'essaie de faire passer le temps.
— J'essaie d'être sympa, mais tu m'aides pas, là.
Il semble réaliser qu'il abuse un peu et se renverse en arrière sur le banc pour s'appuyer contre le mur derrière.
— Désolé. J'ai pas l'habitude qu'on me parle, avec... Tu sais.
Je hausse un sourcil.
— Avec quoi ?
Il balaie l'air de sa main.
— Tu sais. Les rumeurs.
PQ a une plutôt mauvaise réputation, dans notre collège. Je sais que ça ne veut pas dire grand chose à cet âge, mais je ne peux pas m'empêcher d'être un peu sceptique. Si tant de gens parlent mal de lui, est-ce que ça ne veut pas dire qu'il y a une part de vérité qui se cache dans toutes ces rumeurs ? Mais maintenant que je lui parle, il m'a l'air totalement normal. Enfin, selon la vision de la normalité qu'on a. Si on voit la normalité comme un mec avec des cheveux blonds/roux, un bandeaux dans les cheveux, plein de tâches de rousseurs, qui oublie le nom des surveillants et s'engueule avec toi pour une histoire de papier toilettes.
Peut-être que c'est juste moi dont la vision de la normalité est erronée. Peut-être que je passe tellement de temps à essayer de paraître normal que je ne sais plus ce que c'est vraiment. Je n'ai pas toujours été comme ça, pourtant.
On se regarde pendant un moment, lui et moi, sans vraiment rien dire. Alors que je m'apprête à rouvrir la bouche, j'entends la cloche sonner. Il se lève et je ne sais pas quoi faire d'autre, alors je suis le mouvement.
— Bon. Salut, marmonne-t-il.
Il s'apprête à partir, mais je dis, sans savoir vraiment pourquoi :
— Je m'appelle Grégoire, hein. Pas Grégory.
Il se tourne à nouveau, et je vois l'amusement pétiller au fond de ses pupilles. Son sourire s'élargit un peu, mais il ne dit rien. Il s'en va juste, comme ça, et on rejoint sans doute la même classe, là, mais je dois rejoindre Milo et Loan. Je me surprends à penser que j'aurais préféré rester avec lui. Y a plein de trucs qui me donnent envie de le connaître mieux. Pourquoi il y a une énorme tâche sur son bras ? Et puis, j'avais jamais remarqué avant, que ses tâches de rousseur lui mangeaient autant le visage. Peut-être que j'aurais remarqué avant, si je m'étais donné la peine.
Je vois Loan et Milo arriver, alors je soupire et je me prépare à devoir rire à leurs blagues sexistes, et faire semblant de comprendre leurs références à des animes que je n'ai pas vu. Ça m'épuise déjà.
Quand Milo passe son bras autour de mon épaule, PQ est déjà hors de vue.
***
Je n'ai pas toujours traîné avec Milo et Loan. Ils ne sont pas des amis d'enfance qu'on abandonne pas parce qu'on a pas le choix. Ils étaient juste mon seul plan B après que ma meilleure amie soit partie à l'hôpital.
Fiona, elle, je la connaissais depuis l'enfance. On a été élevés dans la même école, en allant aux mêmes endroits, aux mêmes parcs, aux mêmes centres de loisirs, en se retrouvant dans les mêmes classes. C'était la fille avec qui les idiots paumés de la classe aimaient dire qu'on allait finir ensemble avant la fin du collège, mais je m'en foutais parce que je savais que notre amitié valait plus que ça. Que c'était pas une fille de qui j'allais finir par tomber amoureux, sortir avec deux semaines et puis lâcher et plus jamais lui reparler, comme la plupart des relations au collège. C'était plus, bien plus.
Mais en début quatrième, l'année dernière, elle a été internée dans l'hôpital où bosse son père en tant que directeur.
Je sais qu'elle avait besoin d'aide. Qu'elle a toujours eu besoin d'aide. Qu'elle a encore besoin d'aide, d'ailleurs, sinon elle serait sortie de l'hôpital depuis bien longtemps. Mais je lui en veux quand même un peu de m'avoir laissé tomber, et m'avoir laissé me retrouver sans personne. C'est une pensée égoïste, dégoûtante, que je garde pour moi parce que bien sûr que je ne la partagerais jamais à personne. Mais elle est là, dans un coin de ma tête, et je ne peux pas m'en débarrasser.
Pour contrer ma culpabilité, et aussi parce que ma meilleure amie me manque chaque putain de seconde de chaque minute de chaque heure de chaque jour, je fais un point d'honneur à venir la visiter tous les mercredis et tous les samedis, à quatorze heures, quand c'est les horaires de visite.
Je frappe à la porte de sa chambre, et elle répond :
— Greg, je sais que c'est toi, entre !
Je ne me fais pas prier et j'ouvre la porte. Elle lâche le Rubik's cube qu'elle était en train de tripoter et se rassieds correctement sur son lit. Je ne peux pas m'empêcher de remarquer immédiatement les tuyaux qui ont fait leur retour dans ses narines, se reliant jusque derrière ses oreilles. Je viens m'asseoir à côté d'elle.
— T'as rechuté ?
Apprends le tact, Greg, apprends le tact...
Elle hoche timidement la tête et soupire.
— Je suis désolée Greg, j'ai essayé...
Je secoue la tête, dépassé.
— Fiona, t'as pas à t'excuser. Je sais que c'est compliqué, et je sais que tu fais de ton mieux.
Je la serre contre moi et elle ferme les yeux. Je fais vagabonder mon regard sur ses murs, recouverts de posters de stars du foot, le ballon de foot qui repose sous son lit, les maillots de foot de ses footballeurs préférés accrochés sur un cintre sur la poignée de la porte. Je déteste que le monde ait écrasé son rêve. Quand on était petits, elle pouvait me parler pendant des heures et des heures de son rêve d'aller dans la League nationale. Qu'elle deviendrait la meilleure au monde, et que les gens de son club seraient jaloux d'avoir un jour douté de son potentiel juste car elle était une fille.
— Y'a du nouveau, au lycée ? Finit-elle par demander, sans doute pour se changer les idées.
— Pas vraiment. Je traine toujours avec Milo et Loan, et ils sont toujours aussi chiants. Ah si, j'ai eu une bagarre avec PQ dans les chiottes l'autre jour.
Elle lève un sourcil.
— PQ ?
— Bertrand Snecke. Je l'appelle comme ça pour le faire chier.
— C'est pas le gars qui était dans notre classe en sixième et personne osait jamais lui parler parce qu'il était “bizarre” ? Demande Fiona en mimant des guillemets.
— Si, si. (Je me redresse.) Bon, et toi, des nouveautés ? C'est toujours plus intéressant de ton côté.
— Ilona a tenté de mettre le feu à l'hôpital. Zéro vannes. (Je pouffe.) Eh, c'est pas drôle ! Et il y a un nouvel ado en section psychiatrie, c'est cool, il me tiendra compagnie.
— Il s'appelle comment ?
— Illan. Je l'appelle N. Il est sympa, il est directement rentré dans mon délire de reine.
Fiona avait inventé ça quand elle était arrivée à l'hôpital, il y a un an. En tant que fille du directeur, elle pouvait avoir accès aux clés de l'hôpital, et par conséquent se faufiler partout. Pour relativiser et se changer les idées, elle aimait dire que ça la rendait la reine de l'hôpital. Qu'elle connaissait tout sur tout le monde. On dit que les murs ont des oreilles, alors elle aimait prétendre devenir les murs de l'hôpital.
— Il te trouve pas bizarre ?
— Nan. Ça change.
Ma meilleure amie est celle qui m'a appris que ne pas être comme les autres, c'était pas grave. Tant qu'elle était là, je n'en avais pas grand-chose à faire, de ressembler aux mecs de ma classe. Mais depuis qu'elle ne l'est plus, et que je ne la vois plus que quatre heures par semaine, c'est comme si ses mots s'effaçaient un peu plus chaque jour dans ma tête.
Elle s'allonge sur son lit. Elle attrape son Rubik's Cube et je vois son t-shirt se soulever pour montrer ses côtes squelettiques quand elle me le tend.
— Tu m'aides à faire toutes les faces ?
***
Je pense que je me serais déjà endormi sur mon bureau si Milo ne me donnait pas des coups dans les côtes toutes les trente secondes.
— J'espère qu'on sera ensemble pour le travail de groupe. J'aurai le seum si elle nous met pas avec nos voisins.
S'il vous plaît, madame, ne nous mettez pas avec nos voisins.
— Je vais changer les places, aujourd'hui. Certains d'entre vous sont bien trop bruyants. Milo, échangez de place avec Yona.
Je remercie intérieurement la prof. Yona est une fille de la classe qui est tellement discrète que j'oublie parfois qu'elle existe. Sa présence m'est seulement rappelée quand elle participe en classe (seulement quand elle est obligée de le faire) ou quand je manque de lui rentrer dedans dans les couloirs, parce qu'elle est tellement discrète que je ne la vois pas. Dans tous les cas, je pense que ça me dérangerait moins de travailler avec elle qu'avec Milo, qui passerait plus de temps à mater le cul de la prof qu'à bosser. J'veux dire, j'ai jamais été amoureux de qui que ce soit, alors mater des culs ? Ralentissons le rythme. Milo est devant Loan. Cool pour eux.
Je déteste les mecs de quatorze ans avec passion.
— J'aimerais également voir Bertrand échanger de place avec Leïla.
Quelques mecs se mettent à ricaner quand ils entendent “Bertrand” et je ne peux pas m'empêcher de souffler. On a quatre ans ou quatorze ans ?
Je suis PQ du regard alors qu'il change de place avec la fille derrière moi. On dirait qu'il s'habille toujours pareil. Son bandana, un t-shirt vert, sa ceinture et son short. Ça lui va bien, mais bon. Après, j'peux pas dire grand chose, moi aussi je m'habille tout le temps pareil, sweat-jogging. Trop fatiguant, de renouveler sa penderie. Et trop chiant à laver. C'est moi qui fait tout, chez moi, alors autant me faciliter la vie à moi-même.
La prof explique qu'on aura un exercice de groupe à faire en binôme. Elle dit qu'elle laissera les élèves choisir leur binôme, mais que si les élèves ne rendent pas un bon travail ils n'auront plus jamais le droit de se mettre en binôme ensemble. Je sais déjà que Milo et Loan vont se mettre ensemble.
J'aimerais bien demander à PQ de me mettre avec lui, mais je suis comme tout le monde, j'ai peur qu'il se foute de ma gueule, surtout après notre départ du mauvais pied la semaine dernière. Alors que je me retourne et je rassemble mon courage pour lui demander, il l'ouvre avant moi.
— Tu veux bien faire ton travail de groupe avec moi ? J'te jure que j'suis super fort en français, j'ai genre, dix-sept de moyenne.
Toute la pression dans ma poitrine se relâche alors que je vois le pli de son front s'agrandir. Il est stressé aussi. Mon dieu, on est tellement idiots.
— Ça sonne un peu désespéré, tu sais ? Je souris.
Il évite un peu mon regard, et finit par répondre :
— J'm'en fous ?
Il tapote ses doigts sur la table. Ça me fait rire, mais je me retiens. On dirait qu'il a tout le temps besoin de bouger. Je ne sais pas si c'est le stress ou autre chose. C'est comme si quelqu'un avait mis une pile électrique dans son corps et qu'il devait s'efforcer de la contrôler. C'est dur à remarquer, si on ne fait pas vraiment attention, mais il semble infatigable. Même après avoir couru trois heures sur une piste les mercredi après-midi, le jeudi matin il semble toujours d'attaque.
— Bon, je pense que je peux considérer l'option d'accepter.... Je réplique comme si ça ne faisait pas cinq minutes que je me cassais la tête à chercher comment lui demander de faire le travail avec moi.
Il passe par dessus sa table pour me donner un coup dans la tête et je prends un air offusqué. Mais en vrai, je vais pas mentir, intérieurement, je saute grave de joie.
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