entrée trois : dispute

— T'as enfin décidé d'arrêter de trainer avec ces idiots ?

Je roule les yeux.

— Je n'irais pas jusque là, mais je peux bien t'accorder un peu de mon temps à l'école quelque fois.

— OK, Monsieur le Ministre.

Je donne à PQ une bourrade dans les côtes et il pouffe. Je m'apprête à lui répliquer un truc pour l'énerver, du genre qu'il est sado-maso si se prendre un coup dans les côtes le fait rire, mais notre prof ouvre la porte de la classe alors je dois me résigner et m'asseoir près de Milo et Loan. Si j'avais su, je n'aurais pas choisi ces places là au début de l'année.

Je les salue rapidement et je vois PQ me faire une grimace de l'autre côté de la classe. J'étouffe mon rire dans une main et je lui rends sa grimace. Je me rends compte que je souris bêtement et je ne sais pas quoi penser de cette information, alors je décide juste d'arrêter.

— Eh, Greg.

Je tourne la tête vers Loan.

— Oui ?

— Je sais pas à quoi tu joues, mais tu ferais mieux d'arrêter rapidement.

Je hausse un sourcil.

— Je sais pas de quoi tu parles, Loan.

— Ah oui ? Et pourquoi tu traines avec le dégénéré là ?

— Hm, parce qu'il est sympa et c'est mon ami ?

— Pff.

Je hausse les épaules, pas mécontent de finir la discussion là-dessus, mais il rouvre la bouche.

— Tu sais les rumeurs sur lui au moins ? Demande Loan, un air de dégoût sur sa bouche.

Je le regarde, excédé.

— Je sais qu'il n'a pas très bonne réputation, mais pas plus. Et de toute façon, ce n'est pas comme si les rumeurs construisaient une personne. Le nombre de rumeurs fausses qui tournaient sur Fiona et moi... On ne peut pas se baser sur ça.

Loan souffle.

— Depuis quand t'es devenu rabat-joie comme ça ? C'est son influence, je parie. (Il baisse le ton.) On dit qu'il détruit tout ce qu'il touche, et c'est pour ça qu'il n'a pas d'amis ni de famille. Fais attention.

— C'est vrai, renchérit Milo, de derrière. On est tes vrais potes Greg, alors je sais pas à quoi tu joues.

Mais je n'écoute déjà plus, perdu dans mes pensées. Je sais que ce ne sont que des rumeurs idiotes, mais habituellement, les rumeurs sont plus du genre... J'en sais rien, que quelqu'un est moche, a couché avec une personne aléatoire du collège, a mis enceinte une fille ou a pissé sur le mur des chiottes une fois (les toilettes des mecs sont vraiment dégueu comparé à ceux des filles, c'est déjà arrivé qu'ils se fassent condamner, carrément) mais jamais ce genre de choses. Ça paraît trop précis pour être faux.

Je passe l'heure entière dans un état somnolant, et à la fin de l'heure je viens rejoindre PQ devant son bureau, comme le font toujours Loan et Milo avec moi quand on est pas ensemble dans un cours. En me voyant approcher, il me sourit, et je ne sais pas ce qu'il se passe mais il y a un looping dans ma poitrine et j'ai soudainement envie de vomir.

Alors qu'on s'apprête à passer la porte, Milo et Loan nous rejoignent. Le premier me prend par les épaules et le deuxième prend PQ par les épaules. Je le vois tressaillir, et ça me met en colère, qu'ils osent le toucher comme ça sans savoir s'il est d'accord au préalable. Je regarde Loan, une colère froide dans les yeux, et je dégage sa main de l'épaule de PQ. Celui-ci m'envoie un sourire reconnaissant, et ça réchauffe mon système sanguin.

— Alors c'est toi qui nous vole notre pote ? Demande Loan pour que je n'ai pas le temps de l'interrompre.

— Il ne me vole pas, je proteste, PQ étant trop silencieux pour répliquer quoi que ce soit. Je suis à personne.

— Ça va, ça va, on rigolait, se renfrogne Milo.

— Vous êtes pas drôles, lâche froidement mon ami, ouvrant la bouche pour la première fois depuis que Milo et Loan sont arrivés.

Je fais un rictus qui n'échappe pas à Milo, mais il se contente de mal me regarder.

— T'as juste pas d'humour. Pourquoi tu traines avec lui, Greg ? Demande Loan en se tournant vers moi. Il est chiant à mourir.

Je commence à vraiment m'énerver alors je finis par dégager d'un coup sec de la main le bras de Milo qui est toujours autour de mes épaules, mais de manière plus menaçante, pas amicale.

— Parce que t'es pas chiant à mourir peut-être ?

Il ne relève pas.

— Voyons, Greg, peut-être que si t'arrêtes de traîner avec lui on peut oublier toute cette histoire.

J'accélère le pas pour tenter de les semer dans le couloir mais ils sont beaucoup plus rapides que moi. Je fais confiance à PQ, il fait de l'athlétisme après tout, alors il est forcément bien meilleur.

— Les gens disent qu'il est pédé, lâche Milo, comme une bombe.

Je reste interdis, ne sachant pas quoi répliquer. PQ fulmine.

— J'ai jamais aimé personne, comment tu veux que j'sache si je suis hétéro ou gay ou bi ? Arrêtez avec vos rumeurs à la con !

J'entends ce qu'il ne dit pas. Arrêtez de dire ça devant mon seul ami parce qu'après je n'en aurai plus aucun, à nouveau. Ça me brise le cœur qu'il pense que je pourrais l'abandonner comme ça. Évidemment que je ne pourrais jamais. Il s'est installé une place dans ma vie si vite.

— Bon, je finis par me tourner, définitivement saoulé, arrêtez de lui casser les couilles. Il veut pas vous parler, il vous trouve chiant, et c'est pareil pour moi. Si votre but c'est de me faire trainer plus avec vous qu'avec lui, c'est complètement raté, mais vraiment ça pourrait pas être plus raté.

Je grince des dents et les regarde tour à tour avant de sourire.

— Vous vous êtes lavés les cheveux récemment ? Ils sont super gras, je peux presque voir l'huile luire dedans.

PQ et moi nous accélérons et cette fois ils ne cherchent pas à revenir à notre niveau. J'échange un regard avec mon amis et nous éclatons tous les deux de rire.

— T'as vu leur tête ? Me dit PQ entre deux éclats de rire. Ils avaient tellement le seum. T'as bien visé avec les cheveux.

— Oui, mon dieu, c'était super drôle !

Quand notre hilarité est calmée et que nous sommes arrivés devant notre prof, PQ s'adosse au mur derrière nous et dit :

— Merci, d'ailleurs.

— Pour quoi ? Je demande, m'interrogeant sincèrement.

— Tu te fous de moi ? M'avoir défendu devant tes amis. T'avais aucune raison de le faire, alors merci.

— Bien sur que si, j'avais une raison de le faire, je réplique en haussant les épaules.

Il hausse les sourcils.

— Ah bon ?

— Je t'aime bien, je lâche avant d'avoir pu me retenir.

Je me rends compte de comment ça sonne, mais ce n'est peut-être pas totalement faux, alors je ne ravale pas ma phrase. Il me regarde et je pourrais jurer qu'il rougit aussi, mais peut-être que mon cerveau sait très bien ce que j'ai envie de voir. Je secoue la tête.

— Bref, j'ai toutes les raisons de t'aider à ne pas te laisser marcher dessus. Je ne comprends pas pourquoi tu arrives très bien à répliquer avec moi mais pas avec les autres.

Je le vois se mordre la lèvre mais il ne répond rien, alors j'abandonne.

— Allez, je dis en tirant sur sa manche pour l'attirer avec moi. Viens, faut aller en français.

***

Quand le cours est fini, je m'apprête à rejoindre PQ devant sa table, mais il n'est plus là. Je fais le tour de la classe, puis du collège, sans grand succès. Il n'est nulle part. Je mange, et je le cherche dans la cantine, mais il n'y est pas. J'essaie de faire les endroits où je n'ai pas pensé, et je ne trouve rien avant d'arriver aux toilettes.

Au début, au moment d'entrer, j'ai l'impression qu'il n'y a personne, mais après quelques secondes devant le miroir à me dévisager au lieu de pisser, j'entends des sanglots venant d'une des cabines. Je hausse les sourcils et me dirige vers la cabine d'où viennent les pleurs.

— Tout va bien ?

— Oui, réponds une voix faible. T'inquiètes pas pour moi, vas manger.

Je me doutais que c'était lui, mais sa voix ne fait que confirmer la chose. Je m'adosse à la porte de la cabine fermée et je réplique :

— Déjà fait. Tu ne te débarasseras pas de moi aussi facilement. Qu'est-ce qu'il se passe ?

Il ne répond pas, renifle juste. Je me laisse glisser contre la porte jusqu'à être assis devant.

— Tu ne veux vraiment pas en parler, je relance ?

Il y a un petit silence.

— Non, désolé, répond PQ en reniflant.

Je soupire. Je ne peux pas le forcer à parler s'il n'a pas envie. À la place, je lui demande :

— Tu peux ouvrir la porte ?

Je m'écarte un peu de la porte et j'attends une ou deux minutes avant qu'il ne se décide à m'ouvrir.

PQ est là, assis sur le siège des toilettes, ses yeux bouffis à force d'avoir pleuré. Il a la joue gonflée, on dirait qu'il s'est pris un coup dedans. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé, mais ça sent mauvais. J'essaie de cacher mon inquiétude pour ne pas empirer les choses et je lui souris. Je lui fais un signe de tête et je dis :

— Allez, viens.

Après un moment d'hésitation, il finit par se lever et me suivre.

— Il faut désinfecter ta blessure, mec, je dis.

— J'ai rien pour la désinfecter.

— Y a du savon et de l'eau dans les toilettes, on va dire que ça suffit. Tu peux le faire toi-même ?

Il hoche la tête, étrangement silencieux par rapport à d'habitude. Peut-être que c'est comme ça qu'il est avec les autres. Peut-être que c'est pour ça qu'ils le trouvent bizarre. Peut-être qu'il ne se comporte pas avec eux comme il se comporte avec moi. Peut-être qu'ils lui ont donné des raisons de ne pas le faire.

Je secoue la tête pour me remettre les idées en place. Pas la peine de me creuser la tête, là, je dois juste lui remonter le moral comme il l'a fait pour moi la dernière fois.

— Tu te sens pas de retourner en cours je présume ? Sinon tu te serais pas enfermé dans les toilettes pour t'isoler de tes camarades, corrige moi si je me trompe.

Il hoche la tête.

— OK. Alors on va sécher.

Il hausse les sourcils.

— T'as une excuse pour nos parents ?

— Est-ce que ça compte ?

Il sourit.

— Où tu veux aller ?

— Dis-moi plutôt où toi tu veux aller.

L'adolescent sèche ses larmes.

— J'sais pas. Juste, loin d'ici. (Il fait un geste de la main.) De... Tout ça.

— OK. Suis-moi.

Je me retiens de lui tendre la main parce que s'il avait envie de la prendre, il l'aurait déjà fait. On ne peut pas sortir du collège, parce qu'il faut des autorisations spéciales et ce genre de trucs et qu'on a pas autant de libertés qu'au lycée, enfin de ce que j'ai entendu, mais il y a plein de parties inexplorées dans notre collège. Des salles où on est jamais allés.

Je me retourne pour vérifier qu'il me suit. Il me sourit un peu pour me montrer que ça va, mais je sens que c'est forcé. Ça me brise le cœur.

— Tu m'emmènes où ?

— Tu trouves pas que la salle de musique fermée mériterait d'être ouverte ?

Il éclate de rire.

— Mais Greg, elle est fermée, c'est le principe de la salle !

Je souris.

— Pas quand ta meilleure amie était déléguée de classe et qu'elle t'as légué les clés...

Son visage s'illumine. Je détourne le regard. Avant, avec Fiona, on pouvait passer des pauses entières dans cette salle. Elle me jouait des airs au piano et moi je chantais. Elle ne jouait pas d'instrument, elle n'avait pas le temps avec ses entraînements de foot, mais c'était une vraie passionnée. Quand elle aimait quelque chose, elle ne pouvait pas s'empêcher de s'entraîner à jouer son thème préféré de l'anime ou du jeu vidéo durant des semaines sur le piano de la salle jusqu'à être capable de le reproduire entièrement.

Quand on arrive devant la salle au deuxième étage, je la déverrouille et la ferme derrière nous. Personne, même pas un prof, ne penserait à venir nous chercher ici. Les volets sont fermés, on ne peut pas voir l'intérieur.

— Tu joues d'un instrument ? Me demande PQ.

— Non, je réponds. Et toi ?

Il hésite quelques secondes et je souris.

— Attends, tu joues d'un instrument ?

Gêné, mon ami enroule une mèche de cheveux blonds/roux autour de son index et lâche :

— En fait, avant de me mettre à l'athlétisme, je faisais un peu de guitare. J'ai perdu mon expérience, mais je dois bien me souvenir d'un ou deux morceaux.

Je sais que je souris niaisement parce qu'il me regarde d'un air étonné, alors j'essaie de faire taire ma fascination. Je montre la salle d'un geste de la main.

— Eh bah, t'as la salle pour toi.

Le garçon se lève et prends timidement la guitare du prof de musique dans sa main. Il l'accorde un peu, teste deux-trois accords qui sonnent faux, et se lance dans une mélodie que je ne connais pas. C'est beau. Il rate quelques notes, mais je m'en fiche un peu. Il est assis sur le bureau du prof, moi sur une chaise devant lui, et la vision me rappelle celle d'un ange. Encore. Mon dieu, comment qui que ce soit pourrait le détester ?

Je sors mon téléphone pour le filmer et il me jette un coup d'œil agacé en s'en rendant compte, mais je choisis de l'ignorer et il ne veut pas risquer de casser la musique. Quand il a finit, je coupe la vidéo et je demande :

— Pourquoi tu as arrêté de jouer de la guitare ? Je m'y connais pas vraiment, mais t'as l'air doué, quand même.

Il secoue la tête.

— C'est compliqué. Je ne pouvais pas suivre, faire de la guitare et de l'athlétisme.

Je hausse les sourcils, pas sûr de suivre.

— Mais PQ, pourquoi tu as commencé l'athlétisme ?

Je sais que je n'aurais pas dû poser cette question, parce qu'il se referme immédiatement.

— Je peux pas simplement aimer un truc ?

Je tressaille, peu désireux d'entamer une dispute entre moi et mon seul ami du collège, à présent que j'ai perdu Loan et Milo. “Perdu” est un bien grand mot. On dit ça des gens de qui on regrette la présence passée. Je ne regrette pas vraiment la présence de Loan et Milo, mais c'est un sujet sur lequel je ne me risquerai pas de me lancer.

— Désolé, je n'aurais pas dû demander, c'est peut-être personnel.

Mon ami soupire.

— Nan, c'est moi, pardon. Je suis sur les nerfs aujourd'hui.

— J'ai vu ça, je dis en pouffant. Tu sais jouer quoi d'autre ?

— Mmh... (Il réfléchit.) You belong with me, Something just like this, Don't let me down, quelques classiques des cours de guitare... C'est à peu près tout. Pourquoi ?

Je souris.

— Je connais Don't let me down par coeur. Je dis ça, je dis rien...

Il me renvoie mon sourire et commence à entamer les premières notes.

Crashing, hit a wall, right now I need a miracle...

Je n'ai jamais fait ça avec quelqu'un d'autre que Fiona. Ma meilleure amie. La moitié de mon âme. La soeur que je n'ai jamais eu. Ça sonne étrangement intime de faire ça avec quelqu'un d'autre.

Je ne suis pas pro, je n'ai jamais été dans une chorale, n'ai jamais pris de cours de chants, toute mon expérience vient de nos séances karaoké à Fiona et moi, quand j'allais chez elle et qu'on jouait à Just Dance, où qu'on venait ici et que je chantais par dessus ses covers au piano. Chaque fois qu'elle me parlait d'un anime, une série ou un jeu vidéo, je m'empressais d'aller écouter le soundtrack en rentrant chez moi, et d'apprendre chaque chanson par cœur, au cas où elle déciderait de l'apprendre et de me demander de chanter par-dessus. Douce époque.

Hurry up now, I need a miracle...

PQ peine à garder les yeux rivés sur sa guitare et ne pas me regarder, et ça me fait bizarre, comme si quelque chose me tordait l'estomac. Je décide de l'ignorer et je continue à chanter.

Je ne sais pas pendant combien de temps on fait ça, deux gosses paumés dans une classe, en train de fuir le reste du monde, les mains sur les cordes et la tête dans la musique, mais je sais que je ne voudrais pour rien au monde qu'on m'arrache d'ici. Rien au monde, merde.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top