entrée cinq : anniversaire
Le lendemain matin, quand je me suis réveillé, PQ n'était plus là. En arrivant dans le salon, je suis tombé sur un mot qui disait :
“J'ai dû partir vite, je me suis rendu compte que mon père m'avait demandé de l'aide pour un truc. On s'appelle ce soir ! :)”
Je soupire, confus. Comment est-ce que le gars ose me lâcher ce genre de bombe et se barrer direct après ?
Le problème, à partir du moment où on commence à voir quelqu'un comme un crush potentiel, c'est qu'on ne peut plus faire marche arrière. Jusqu'à ce qu'il te mette un râteau où que vous sortiez ensemble et rompiez, ou alors que tu te trouves quelqu'un d'autre, seulement trois cas de figure, tu ne seras plus capable de regarder cette personne dans les yeux comme tu le faisais avant. Maintenant que c'est ton crush, c'est ton crush. C'est enregistré dans tes veines.
Je ne le savais pas avant, parce que je n'en avais jamais eu, mais maintenant je le sais.
Je me verse des céréales dans un bol de lait, je les mâche mollement devant un épisode de Umbrella Academy, mais je n'arrive pas à me sortir PQ de la tête, et merde ça en devient grave. Après une énième tentative de me changer les idées en essayant de me concentrer sur ma série (sans succès) je décide de faire l'unique chose qui pourra me faire sortir ce gars de ma tête.
— Fiona ?
— Greg ! Comme tu peux le voir, j'ai retrouvé mon portable.
L'enthousiasme dans ses mots me fait sourire.
— C'est trop bien ! Pourquoi tu m'as pas envoyé de message avant ?
— Je l'ai eu il y a quelques minutes seulement, tu tombes à pique. Pourquoi tu m'appelais ? Juste pour prendre de mes nouvelles, ou...?
— Les deux ? Je réponds d'une petite voix. (Elle pouffe derrière l'appareil.) Eh, c'est pas drôle !
— C'est bon, c'est bon. Je vais bien, alors spill the tea.
Je prends une grande inspiration. Il faut plus de courage qu'on en a l'impression pour dire ces quelques mots, mine de rien.
— Fio’, c'est la merde. C'est vraiment la merde, je suis totalement dans la merde.
Elle éclate de rire à l'autre bout du fil. Je m'apprête à ouvrir la bouche pour la réprimander mais elle le fait avant moi.
— Désolée, désolée, on a dit que je me moquerais pas. Pourquoi t'es dans la merde cette fois, dis-moi ? T'as encore pété le tableau super cher de ta famille accroché sur ton mur ?
— Me rappelle pas cet incident, je bougonne. Non, c'est pas ça, cette fois. (Je prends une grande inspiration.) Je suis foutu. Je crois que je crush sur quelqu'un. Genre, un vrai bon crush.
Fiona éclate de rire mais se reprend vite.
— J'arrête, j'arrête, je suis sérieuse. Juste un peu surprise. Greg, je te connais depuis quatorze ans et y a pas une seule fois où ton regard s'est arrêté sur qui que ce soit pour plus de deux secondes à part moi, et Dieu sait à quel point notre amitié n'est pas comme ça.
— Heureusement ! Je lance, horrifié rien qu'à la pensée que certaines personnes puissent nous imaginer ensemble.
— C'est si horrible, la perspective de sortir avec moi ? Pouffe ma meilleure amie.
— Mais non, c'est pas comme ça, je dis en ne pouvant m'empêcher de pouffer à mon tour.
Quand nous nous sommes calmés, elle reprend :
— Bon, c'est qui ?
— T'y vas pas par quatre chemins, je grommelle.
— Le suspense me tue. Allez, dis moi.
Je reste silencieux quelques secondes avant de répondre :
— PQ. Fin, Bertrand. T'sais, je t'en avais parlé vite fait.
— J'en étais sûre ! Y avait pas moyen que ça soit quelqu'un d'autre.
— Je suis si évident que ça ?
— Tu me parles pour la première fois de ta vie de quelqu'un d'autre comme s'il en valait la peine, comparé à Milo et Loan de qui tu parles limite avec dédain...
Oups. Grillé.
— J'avoue.
— D'ailleurs, moi aussi j'ai un truc à te dire.
Je me mords la lèvre, apeuré qu'elle m'annonce une mauvaise nouvelle en rapport avec sa santé, qu'elle a rechuté, qu'ils renforcent son traitement, qu'un médecin lui a mal parlé, n'importe quoi. Mais elle me dit :
— Tu te souviens, le nouveau dont je t'avais parlé ? Plus si nouveau que ça au final, ça commence à faire un moment.
Je hoche la tête avant de me rendre compte qu'elle ne peut pas me voir.
— Oui ?
— Je crois que je suis complètement amoureuse de lui. Sauve moi.
J'écarquille les yeux, et après la surprise passée, je reprends :
— Tu vas vraiment, vraiment devoir me mettre à jour sur ta vie.
— Avec plaisir. En fait...
Je coupe Fiona, à regrets, en entendant la clé se tourner dans la porte de chez moi.
— Désolé Fio', ma mère rentre je vais lui parler, je dois te laisser. On s'appelle ce soir pour que tu m'en parles ? Puisque t'as récupéré ton téléphone.
— Okay, G. Tu me manques tellement, tu le sais ça ?
— Toi aussi, je dis en sentant ma gorge se nouer. Toi aussi.
Je raccroche et vois ma mère entrer. Elle a l'air d'aller un peu mieux que ces derniers jours. Son mascara ne coule pas, elle a toujours ses collants, et un sourire lui mange le visage. J'ai l'impression d'avoir une personne complètement différente devant moi.
— Coucou mon chéri, on mange des pâtes ce midi. J'ai acheté de la sauce tomate et des assaisonnements, dit-elle, enjouée.
Je croise les bras, énervé, mais elle ne semble pas se rendre compte de mon agacement et continue à virevolter dans la cuisine.
— J'ai rencontré un homme, cette semaine... Mon dieu, quel gentleman... Samuel, qu'il s'appelle. Une vraie gemme. Il illumine ma vie, il me traite comme une princesse. Il va nous aider, pour les soucis d'argent. Il va...
— Tu dis ça à chaque fois, je la coupe d'un ton froid. Et chaque fois je dois m'occuper de te laver et te coucher quand tu déprimes après t'être faite larguer.
Parfois, je dois calmer ses idées suicidaires. Ma mère a ce qu'on appelle le trouble de la personnalité borderline. Elle ressent toutes ses émotions intensément fort, peu passer du rire aux larmes en quelques secondes, tenter de se tuer pour un homme et être euphorique pendant des semaines après avoir embrassé un homme qu'elle apprécie et qui l'apprécie en retour.
C'est un facteur explicatif du fait qu'elle est une mauvaise mère, mais ça ne m'empêche pas de la détester pour ça.
— Mais laisse moi être heureuse une seconde ! (Elle se tourne vers moi en fronçant les sourcils.) Je suis enfin heureuse et tu es toujours obligé de tout gâcher.
Cette fois, je m'énerve vraiment, et je viens me planter devant elle, son visage et le mien tout proches.
— Écoute, Mam's. Je vais te le dire qu'une fois : tu gâches tout, ici. On dirait que t'as même oublié que l'anniversaire de la mort de ton mari avec qui t'as eu ton enfant est dans deux jours.
— Et alors ? Ma mère réplique sèchement. C'était un fils de pute. J'ai pas à m'inquiéter de sa mort, et t'as pas à faire autant ton deuil pour lui. C'était un connard et t'as bien de la chance qu'il ne soit plus là, parce que jamais il ne t'aurais accepté autant que moi je ne l'ai fais.
Les larmes me montent aux yeux, la colère paralyse mes pensées. Comment est-ce qu'elle peut oser dire ça ? Avant de partir, je lance :
— La prochaine fois que tu as le cœur brisé, ne compte pas sur moi pour te consoler comme si j'étais la mère et toi l'enfant.
Sur ce, je m'en vais en claquant la porte.
***
Ça fait une dizaine de minutes que je suis assis devant sa tombe. Il est sept heures trente du matin, j'y suis allé dès que je me suis levé. Le ciel est encore noir, les étoiles brillent de moins en moins dans le ciel, et je contemple la pierre tombale avec un poids sur le cœur.
André Moreau
1970 - 2019
Bien aimé père et bien aimé mari.
Comme s'il avait été bien aimé. D'aussi longtemps qu'il a vécu, ma mère et moi l'avons détesté. Ma haine s'est apaisée après sa mort, la culpabilité emplissant tout, mais chez ma mère, elle reste, et peut-être que c'est légitime.
Je ne vais pas pouvoir rester là toute la journée. Je n'ai pas emmené de fleurs, rien.
— Salut, Papa.
Pas de réponse, évidemment. C'est toujours dur de me rappeler qu'il est mort.
— De ton vivant, je ne me rappelle pas quand j'ai arrêté de t'appeler Papa. Peut-être quand j'avais quatre ou cinq ans. Quand j'ai compris que tu ne serais jamais un père pour moi, seulement un inconnu vivant dans la même maison que ma mère et moi. Quelqu'un qui aurait choisi une autre vie s'il avait pu. Une vie sans moi.
Je reprends ma respiration avant de continuer.
— Tu sais, Papa, à cause de toi, j'ai toujours cru que personne ne m'aimerais jamais. Que je ne méritais l'amour de personne, pas même de ma propre mère. Tout ce que tu m'as foutu dans le crâne, c'est resté. Maintenant j'ai un ami, un très bon ami même, peut-être le meilleur que j'ai jamais eu si on exclue Fiona, et j'ai encore du mal à le croire. Pour moi, je ne le mérite pas. Je n'arrive pas à croire qu'on puisse s'intéresser à quelqu'un comme moi. Et c'est ta faute.
Je sens les larmes me monter aux yeux mais je les ravale.
— Je ne me souviens plus trop de ce que ça faisait, quand tu me frappais. Les seules séquelles ne sont pas visibles, et même moi, parfois, j'oublie qu'elles sont là. C'est les trucs inconscients, les réflexes, les pensées intrusives qui s'emparent de moi et dont je n'avais même pas conscience avant qu'elles soient là. Dans ma tête, c'est comme un film que je regarde de loin. Ça ne me paraît pas réel, comme un espèce de rêve flou. Si j'arrive à me concentrer assez fort, même en ayant conscience de ce qui s'est passé ou non, j'arrive à me persuader que tu ne m'as jamais rien fait. J'arrive à filtrer pour que les rares bons moments subsistent et que le reste disparaisse.
Je secoue la tête.
— Mais ce n'est pas qui tu étais. On ne devrait pas altérer le souvenir d'un mort pour le faire coller à la vision qu'on aimerait avoir de lui, dans notre tête. Ce n'est pas moral, pas éthique, même si ça ne l'est pas non plus de se réjouir de la mort de quelqu'un. J'espère que tu pardonneras Mam's, de là-haut. Elle fait de son mieux, même si ce n'est pas assez.
Je laisse quelques secondes s'égrener. Le cimetière est vide. Le silence est assourdissant.
— Même si tu m'as toujours détesté, moi je t'aimerai toujours, Papa, je finis dans un murmure.
C'est ce moment que les sanglots choisissent pour m'envahir. Mes épaules se secouent, je tremble, je renifle et j'avale les larmes qui dégoulinent sur mes joues pour finir dans ma bouche. C'est salé. Ça a le goût du désespoir.
— Hey.
J'entends une voix que je reconnaîtrais entre mille et je me retourne. PQ est là, juste derrière moi, un sourire triste sur le visage. C'est la première fois que je le vois habillé comme ça, en costume. Ça le change.
— Désolé que tu m'ai vu comme ça, je chuchote.
— Greg, tu veux un câlin ?
J'essaie d'ouvrir la bouche pour dire non, mais à la place je hoche la tête, et ses mains viennent se joindre derrière mon dos. Il me presse contre lui et j'enfouis mon visage dans son épaule, parce que peut-être que si je me cache assez longtemps je peux oublier que le monde extérieur existe.
On finit par se détacher au bout d'un moment et je vois que ses yeux sont rouges, lui aussi. Ça lui fait quelque chose, d'être dans ce cimetière.
— PQ, qu'est-ce qu'il se passe ? Je demande, gêné.
— Je savais que tu serais là, dit-il. Je voulais pas te laisser te morfondre dans ton désespoir tout seul. Et je me suis dis que j'en profiterais pour rendre visite à ma mère.
— Rendre visite à ta mère ?
Je me rappelle soudainement des paroles de mes camarades.
On dit que sa mère est morte.
— Elle a quitté ce monde il y a sept ans, répond-il tristement.
Je hoche la tête, ne sachant pas quoi répondre. C'est tellement facile, d'en vouloir aux autres parce qu'ils ne savent pas quoi dire, alors que quand c'est nous, c'est pareil. On ne sait jamais comment apaiser le chagrin de quelqu'un.
— Je ne sais pas quoi dire pour te réconforter, je finis par avouer.
— Ça ne me fait plus autant mal qu'avant. Je te l'ai dis, on finit par s'habituer à la douleur. Maintenant ce n'est plus qu'un bruit de fond. Pas besoin de s'embêter à tenter de me réconforter.
— Mais j'en ai envie, je chuchote, mes yeux dans les siens, pour une fois.
Il les détourne et j'ai envie de hurler. Ils sont beaux. J'ai lu quelque part sur internet que les personnes avec un TDAH avaient tendance à ne pas réussir à regarder leur interlocuteur dans les yeux. Peut-être que ça a un rapport.
Mon ami hausse les épaules, et je ne peux pas m'empêcher de demander :
— PQ, pourquoi, mais pourquoi est-ce que tu as aussi peu de considération pour toi-même ? Les gens ne sont pas forcément ennuyés par ta présence, et je dis ça sincèrement. T'es une personne géniale. T'as pas idée de combien tu m'as aidé, ces dernières semaines. Arrête de te traiter toi-même comme de la merde.
Il s'assied à côté de moi devant la pierre tombale. Il fixe les mots gravés dans le granit comme si ça pouvait les faire disparaitre.
— C'est dur de se débarrasser d'une habitude quand tu n'as connu que ça.
Ça me fait frissonner. Je ne comprends pas. Je ne comprends sincèrement pas. Comment est-ce que quelqu'un pourrait traiter PQ comme s'il était une merde et qu'il ne méritait rien ? Ça n'a aucun sens, merde. C'est un des humains les plus drôles, intelligents et aimants que je connaisse. Comment pourrait-on avoir envie de lui faire du mal ?
— Tu sais, je dis, ça a été comme ça pour moi.
Il se tourne brusquement, surpris, ne s'attendant sans doute pas à ce que je m'ouvre à lui. Je continue pourtant :
— Mon père était comme ça avec moi, avant sa mort. Il... Il me traitait comme une merde. Il me frappait, il m'insultait. Il me privait de faire des trucs que tout le monde pouvait faire, et jamais il ne m'aurait aidé pour mes devoirs. Et un jour, il a failli tuer ma mère.
La culpabilité me noie, comme à son habitude.
— Au début, j'étais inquiet pour ma mère. J'étais en train d'observer par l'œil de la porte. J'ai vu mon père étrangler ma mère, mais j'étais trop effrayé pour faire quoi que ce soit. Puis ma mère a réussi à inverser la tendance, elle s'est dégagée de son emprise, a saisi un couteau et quand il a réessayé de la toucher, elle l'a poignardé pile dans le coeur. J'ai vu tout ça, mais je n'ai pas bougé, jusqu'à ce que ma mère sorte de la pièce, me prenne dans ses bras, encore tachée de sang, et appelle la police.
Je retombe dans le silence, celui qui me fait tant mal.
— Rien de tout ça n'est ta faute, murmure PQ.
— Mon cerveau le sait. Je ne peux pas dire de même de mon cœur.
L'adolescent prend ma main dans la sienne, chaude, rassurante. Je me sens instantanément un tout petit peu mieux.
— Ma mère était bipolaire.
Moi aussi, je suis surpris, mais je ne dis rien. Je renforce juste ma pression sur sa main, parce que je suis là. Je suis là. Je suis là. Dans tous les sens du terme.
— Elle m'a donné naissance pendant une phase maniaque. Elle a décidé qu'elle m'appellerait Bertrand, parce que c'était un nom marrant, et elle n'a pas lâché l'affaire. Elle l'a regretté, après coup. Ce n'était pas elle qui était en contrôle, à ce moment là.
Il déglutit mais continue quand même.
— C'était la meilleure mère du monde. C'était compliqué, avec sa bipolarité, mais elle vivait avec, comme n'importe qui. Jamais elle ne me faisait vivre ses phases. Parfois, dans une phase dépressive ou maniaque, elle allait chez un ami, elle s'enfermait dans sa chambre toute la semaine, mais quand elle en ressortait, c'était comme si rien ne s'était jamais passé. Elle tenait toujours pour moi.
Ses yeux se remplissent de larmes.
— Et un jour, on est allés en vacances avec mon père, on est allés se balader sans lui, il avait des trucs à faire. On est allés dans une forêt, c'était super drôle. Mais il y a eu un incendie, et j'ai réussi à m'en sortir, mais elle est morte dans le feu de forêt.
Sa voix s'étrangle un peu à la fin.
— Elle me manque, conclut-il. C'est la seule qui... C'est la seule qui m'a un jour fait penser que je valais quelque chose.
Il glisse un regard vers moi et rectifie :
— Enfin, à part toi.
— Il me manque aussi, tu sais. Même après tout le mal, il me manque toujours.
PQ soupire.
— C'est la malédiction des parents et de leurs enfants. Ils se font toujours du mal, mais ils se pardonneront toujours. Jusqu'à ce qu'il soit trop tard.
Mon ami pose sa tête sur mon épaule et on reste comme ça quelques secondes, le cœur vide, la tête en vrac, faisant le deuil ensemble de nos parents, qui ne sont pas partis une seule seconde de nos esprits depuis leur mort.
Le cimetière est toujours aussi silencieux, mais le silence ne me gêne pas. Il ne me donne pas l'impression d'être seul.
Je passe une main dans les cheveux de PQ, qui me jette un coup d'œil en souriant, d'un sourire ne semblant même pas forcé.
— Tu es la meilleure chose qui me soit jamais arrivée, je murmure.
— J'ai envie de croire que t'es sincère, répond-il en entrelaçant nos doigts.
Évidemment que je suis sincère. Comment ne le serais-je pas ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top