Le bus nous a déposés tout près, malgré les premières réticences du chauffeur. Il ne voyait que par ses obligations, notamment les risques qu'il encourait à laisser des voyageurs descendre en dehors des arrêts officiels. J'aime à croire que mon sourire a toujours ce même pouvoir parce que, gentiment, il a fini par accepter.
La marche jusqu'au chêne vert a été bien plus éprouvante que toutes ces fois où je m'y suis rendue par le passé. Certes, j'étais un peu plus jeune à l'époque, mais je crois que c'est surtout le poids de mon cœur qui a alourdi ma marche, plus que celui des années passées. Ces quelques années qui me rappellent avec une incommensurable souffrance tous ceux que j'ai perdus, mais également ceux que j'ai gagnés.
— Maman, pourquoi tu m'as amené ici ? Y'a rien qu'un vieil arbre et des champs à perte de vue, balance mon fils sur un ton désabusé. Par pitié, ne me dis pas qu'on a fait toute cette route pour ça ! On est où d'abord ? ajoute-t-il en tournant sur lui-même.
Sans même le regarder ni faire cas de sa pseudo attitude désinvolte, je lui réponds.
— Je suis venue te raconter une histoire.
Si je peux avoir une chance de sauver son âme, alors il doit m'écouter.
— Une histoire ? Sans rire, Maman, j'ai passé l'âge, non ?
— Ne sois pas si sûr de toi. Penses-tu avoir atteint celui de savoir avec exactitude qui tu es vraiment, Édouard ? lui demandé-je en posant sur lui un regard sévère. Alors arrête deux minutes de te fermer et écoute-moi. Je dois te raconter cette histoire. Il le faut absolument...
Mon fils ne baisse pas sa garde et au contraire, il jette sur moi des yeux empreints de cette même colère qui ne le quitte plus depuis des semaines. Il les lève au ciel quand les miens continuent de les fixer, puis il émet un souffle plaintif et résigné, mais consentant.
Mon cœur se serre avec douleur dans ma poitrine, mais pas autant que ma gorge qui peine à laisser passer les mots que je m'apprête à libérer. Comme dans un souvenir qui fut en son présent un des plus beaux instants de ma vie, je laisse la brise souffler au travers des branches du vieux chêne vert et me donner tout le courage indispensable pour ne pas me dérober.
Je ferme un temps mes paupières, prends une grande inspiration, puis les rouvre pour me lancer. Ma voix est d'abord chevrotante et emplie d'émotion, brisant mes premières phrases comme un bateau se romprait sur des rochers. Mais très vite, je trouve tout l'apaisement nécessaire et poursuis mon récit sans m'arrêter. Je puise ma force auprès de la statuette posée au pied de l'arbre et conte alors cette histoire comme si j'ouvrais un journal intime trop longtemps abandonné au fond d'un grenier.
« Il fut un temps où vivait sur ces terres un peuple différent de nous. Je crois que leurs ancêtres venaient d'Europe de l'Est, mais peu importe.
Les soirées d'été étaient ici une bénédiction et la fraîcheur nocturne promettait des nuits reposantes, éloignant pour quelques heures la chaleur étouffante des journées d'août. Il y avait bien le lac un peu plus loin où les plus jeunes passaient des heures à se baigner les après-midi, mais sitôt de retour à leur camp, ils n'avaient que l'ombre des fins et trop rares pins parasols pour se rafraîchir.
Les papillons de nuit mêlaient leur ballet à celui des braises rougeoyantes du feu qu'ils allumaient à même le sol. Une farandole maîtrisée, organisée, pour les premiers, jurant pour les secondes à celle totalement soumise au vent de plaine.
Le bruit agaçant des moustiques affamés se mélangeait quant à lui aux voix tonitruantes des hommes souvent alcoolisés et aux rires chaleureux des femmes, ainsi qu'à leurs chants envoûtants, portés par le rythme des violons.
Et puis, il y avait ce moment, habituellement merveilleux, qui clôturait leurs soirées ; celui où une vieille femme du nom de Aïda racontait aux enfants les légendes anciennes de leur peuple.
Chaque soir, ils la suppliaient d'en conter une.
— Raconte-nous encore l'histoire, Yaya !
— Et laquelle donc ? leur répondait la vielle femme, feignant l'innocence.
Mais en vérité, une seule attirait plus que les autres ces diables en culotte courte.
— Celle de l'enfant de la lune. S'te plaît, Yaya ! Juste celle-là et on va se coucher, promis.
— Rapprochez-vous du feu. Y'a qu'la mort que vous allez attraper si vous restez loin de lui, leur répondait-elle pour attiser celui qui avait déjà pris place dans leurs yeux.
Aussitôt, ils se précipitaient aux pieds de la grand-mère, sur le tapis poussiéreux de la terre aride. Mais l'un d'entre eux se détachait du cercle et reculait d'un même pas silencieux. Et ce, à chaque fois que Aïda racontait cette histoire. Tant d'années passées à l'entendre encore et encore, et autant passées à la détester. Et pour cause, la vieille légende avait fait de sa vie un enfer, un paria aux yeux des siens. Il était depuis toujours le vilain petit canard de sa communauté. Il était même un canard au milieu des loups. Il était « différent ».
Son silence au milieu de celui des autres n'avait certainement pas la même finalité. Les enfants, comme les adultes, se taisaient pour écouter. Lui le faisait, priant pour ne pas entendre. L'histoire les émerveillait, lui, elle l'attristait, faisant de sa moralité sa malédiction.
La vieille Aïda, au chignon gris éparpillé et aux vêtements élimés, les regardait, elle aussi silencieuse, de ses petits yeux aussi noirs que sa peau basanée, burinée par le temps. Assise sur son tabouret de fortune, un vieux bidon d'huile, elle attendait toujours que le calme domine pour débuter de sa voix éraillée l'histoire qu'elle allait leur conter.
— La légende raconte qu'une Gitane était si désespérée de ne pas trouver l'amour qu'elle alla prier la lune durant toute la nuit. Elle l'implora sans relâche de l'aider à trouver un homme qui l'épouserait par amour. Au petit matin, la lune promit à la belle Gitane qu'elle aurait son homme, mais en échange, il lui faudrait lui donner son premier enfant né. La jeune Gitane accepta et elle fut exaucée. Elle trouva l'amour, duquel naquit un enfant. Mais ce dernier vint au monde aussi blanc qu'une hermine, et ses yeux étaient aussi gris que les reflets sur la lune. En le découvrant, le gitan se mit très en colère. « Tu m'as déshonoré, femme ! Cet enfant n'est pas de moi. C'est celui d'un gadjo ». Il était si furieux qu'il poignarda à mort la Gitane. Il monta en suivant la colline et abandonna tout en haut celui qu'il jugea comme n'étant pas son fils. La lune, comme elle l'avait toujours voulu, récupéra ainsi l'enfant. On dit que depuis, les soirs où celui-ci joue et sourit, la lune s'arrondit de joie. Mais lorsque l'enfant pleure, la lune décroît pour lui faire un berceau de lumière.
Sauf que lui, la lune ne l'avait jamais récupéré.
Il était le bâtard aux yeux gris. Ce garçon à la peau blanche, dont le père avait tué sa mère puis disparu de la surface de la Terre. Ce vaurien qui cherchait sa place au milieu d'un peuple qui le protégeait autant qu'il le rejetait. Une famille qui n'avait pas trouvé mieux que de lui donner le nom de la légende. Comme s'il pouvait oublier qui il était, ou du moins, celui qu'il n'était pas.
Il était celui qu'ils appelaient l'enfant de la lune. Il était Lorialet.
Et puis un jour, il a cessé d'être ce gamin isolé, humilié, ou délaissé. Car il l'avait Elle...
Même à travers les barreaux d'acier, depuis son lit de misère, alors qu'il était devenu homme mais avait perdu sa liberté, il pensait encore et toujours à Elle. Et il la voyait chaque fois que ses yeux gris se perdaient sur la lune. Elle qui ne l'avait jamais rejeté.
Malgré leurs différences à eux aussi, et tout le mal qu'ils s'étaient fait l'un à l'autre, elle était restée à ses côtés, bravant l'interdit que ses parents avaient voulu leur imposer, défiant les mises en garde de la société. Non, elle ne l'avait jamais laissé tomber.
Il lui avait juré qu'il sortirait et la retrouverait. Qu'aucun mur n'était assez haut, qu'aucune loi ne lui était incontournable.
Il lui avait d'abord demandé de se souvenir du vieux chêne où enfant, pour se venger d'elle, il lui avait caché son livre entre les pierres du long muret. Ce même chêne sous lequel elle avait déposé le peu qui restait d'elle, de son âme et de son cœur si meurtri. Ce même chêne où ils avaient si souvent fait l'amour.
Comment aurait-elle pu oublier...
Il lui avait alors fait promettre de l'y attendre, dans sa robe à fleurs, celle qu'il lui avait si souvent retirée.
Alors elle le lui avait promis. »
Qui n'appartient pas à la communauté gitane
Texte issu de la chanson Hijo de la luna du groupe Mecano
Être surnaturel, issu de la mythologie européenne, appelé aussi Lunatique
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