Chapitre 4 : James. Je m'appelle James.


Lorialet

Les vacances d'été touchent bientôt à leur fin, ce qui signifie que nous allons pouvoir enfin récupérer le lac et l'avoir rien que pour nous. Les gamins de la ville vont retourner à l'école, nous laissant seuls maîtres des lieux.

Nous, l'école, on nous la fait que le matin. Un gars de la ville vient jusqu'au camp et nous enseigne au moins de quoi savoir lire et compter. Pas d'études à venir de toute façon. Alors à quoi bon ? Notre avenir est déjà tout tracé. Mécaniciens, bricoleurs, vendeurs au marché, et pour les moins débrouillards, un p'tit boulot à la con en ville. Quant aux filles, leur unique objectif de vie sociale est de se marier et de donner naissance à des enfants, ou d'arnaquer quelques touristes en leur tirant les cartes.

En ce qui me concerne, hors de question que je travaille pour la municipalité à ramasser la merde des gadjos. Alors je transforme les punitions de la tante en apprentissage auprès de l'oncle Eddy. Tout comme lui, je réparerai les motos et les bagnoles, et je les revendrai. Et je gagnerai suffisamment d'argent pour me tailler d'ici.

Aujourd'hui, l'oncle doit aller en ville et il m'a promis de m'amener avec lui. Il lui faut acheter quelques pièces pour une « commande très spéciale », m'a-t-il dit. Il doit retaper une moto de collection pour un client qui n'a que pour seul projet d'enfermer le bijou dans son garage. Je ne comprends pas l'intérêt de remettre un engin en état pour ne pas s'en servir, mais comme m'a dit l'oncle : « Ce n'est pas notre problème. On rénove. Il paye. »

Ça fait un bail que je n'ai pas mis les pieds en ville. Le magasin de pièces détachées est à une bonne heure de route et avec la chaleur qu'il fait, je sais qu'une fois arrivés là-bas, Eddy m'offrira un soda qu'il achètera dans l'épicerie d'à-côté. Il le fait à chaque fois, et à chacune d'elles, il me rappelle : « Ta tante n'a pas besoin de le savoir. » C'te blague ! Elle serait capable de me punir davantage qu'elle ne le fait déjà.

Comme prévu, l'oncle me donne une pièce pour mon Coca, pendant qu'il va chercher ce dont il a besoin.

Je me précipite dans l'épicerie à la recherche de ma boisson, mais également d'un peu de fraîcheur. Un vieux ventilateur y tourne, mélangeant à vomir les émanations d'oignon et de transpiration. Mais au moins, il y a un peu d'air. Je me saisis d'une bouteille dans le grand réfrigérateur et me la colle aussitôt sur le front, remplaçant les gouttelettes de sueur par celles du froid.

À la caisse, il y a quatre personnes devant moi. La première à payer est une vieille qui sort ses pièces une à une de son porte-monnaie, à la vitesse d'une tortue centenaire. Bon sang, ça va prendre trois plombes et Eddy aura fini ses achats sans que j'aie pu assister à son choix expert !

Je commence à pester, me dandinant sur moi-même dans un souffle plaintif, quand une voix horripilante que je reconnaîtrais entre mille se fait entendre dans mon dos.

— On s'impatiente ? Pressé d'aller noyer une fille peut-être ?

— C'est pas vrai ! râlé-je tout en me retournant vers elle. Encore toi ! Tu me suis ou quoi ? Écoute, fillette, je comprends que t'aies le béguin pour le héros que je suis à tes yeux, mais va falloir apprendre à me lâcher la grappe. Et si tu me griffes ou me frappes encore une fois, je te fais avaler en une seule bouchée tous les oignons de ce putain de magasin, la menacé-je un peu trop fort.

— Victoria ? Est-ce que ce garçon te cherche des ennuis ? lui demande l'épicier avec un brin de paternalisme protecteur.

Aussitôt, les yeux de tous les clients se braquent sur moi, et leurs visages affichent le même air supérieur et dégoûté. Je n'ai pas le temps de chercher à me défendre que le propriétaire de l'épicerie m'invite de façon très autoritaire à quitter les lieux. Il m'arrache la bouteille de Coca des mains, sans m'épargner la bonne insulte de « sale vagabond », et il me montre la porte de sortie de son long bras raidi.

Mais alors que je m'apprête à quitter son magasin, il se produit une chose à laquelle je ne me serais jamais attendu.

— Non, Monsieur Harper, il ne me cherche aucun ennui, et il n'y a aucune raison pour que vous ne lui vendiez pas la bouteille qu'il était venu chercher, s'impose la petite blonde avec un aplomb déconcertant. Vous n'avez qu'à la mettre sur la note de ma mère.

Je n'ai pas bougé d'un iota et je vois la peste arracher la boisson des mains de l'épicier, resté stoïque, puis venir jusqu'à moi.

— Viens, on se tire, me glisse-t-elle plus bas en attrapant ma main et en plaçant le soda dans l'autre.

Clairement halluciné par ce qu'il vient de se passer, je la suis sans tenter de me dégager ou même de protester. Une fois dehors, elle lâche mes doigts et se colle au mur de briquettes rouges, une main sur son cœur et l'autre sur son ventre. Elle souffle un bon coup avant de redresser la tête, puis tout en me regardant, elle ouvre sa bouche en un immense O, aussi rond que ses yeux, avant de laisser un sourire d'extase s'étaler sur sa figure.

— Wow ! C'était dingue ! chuchote-t-elle avant de répéter la même chose cette fois bien plus fort. C'était dingue ! Tu as vu ça ?

Je gratte ma tête tout en tordant ma bouche et mon nez, à la recherche de la réponse qui serait la plus adaptée.

— Euh ouais, c'était... dingue, rétorqué-je à demi-convaincu.

Clairement, je ne sais pas ce qui est le plus dingue. Ou du moins, je pense que ce qui est dingue pour moi est probablement différent de ce qui est dingue pour elle. Une chose est cependant sûre, cette fille est vraiment dingue ! Tout ce que moi je perçois, c'est qu'hier elle a voulu me buter et qu'aujourd'hui elle a menti pour moi, pris m'a défense et m'a offert un Coca.

Je la regarde sautiller sur place dans ses souliers vernis noirs, assortis aux petites fleurs de sa robe de couleur pêche. Des barrettes dorées retiennent de chaque côté de sa tête des mèches blondes et viennent compléter sa tenue parfaite de petite fille modèle. Aucun besoin d'être fin observateur pour comprendre qu'elle appartient à un milieu social aisé. Moi, même si je suis « propre », mes cheveux sont ébouriffés, mes pantalons sont trop grands et ma chemise a déjà dû être portée par au moins dix autres gars avant moi. Je ne parle même pas de mes chaussures dont je n'ose exposer les semelles trouées.

— Jamais je n'avais parlé à un adulte comme ça ! Tu te rends compte ? La tête du vieux Harper ! Et tu as vu comment il n'a pas moufté ? Vous n'avez qu'à la mettre sur la note de ma mère ! rejoue-t-elle son monologue, cependant avec une grosse voix qu'elle n'avait absolument pas à ce moment-là.

Les mains triturant nerveusement ma bouteille, je la regarde, presque amusé, et ne tarde pas à le lui faire remarquer.

— Tu n'avais pas du tout cette voix-là. C'était plutôt du genre : Vous n'avez qu'à la mettre sur la note de ma mère ! répété-je à mon tour d'un timbre le plus aigu, mais également le plus ridicule possible, tout en me trémoussant outrageusement.

— Pff, n'importe quoi, se défend-elle aussitôt, en ne pouvant s'empêcher de lever les yeux au ciel.

Cependant, elle paraît plus amusée que vexée, et le sourire qu'elle arbore me le confirme aussitôt. Un silence gênant s'installe et je le brise avec seulement cinq lettres, expulsées à la va-vite.

— Merci.

— Pour ?

— Ben tu sais bien, pour m'avoir défendu et pour le Coca, développé-je mes remerciements, le visage probablement aussi rouge que l'étiquette sur ma bouteille.

— Mmm, glousse-t-elle uniquement avec un air des plus suffisant.

— OK, je vois.

Je lui jette la pièce de l'oncle au visage et je tourne les talons, agacé par son attitude mondaine.

— Attends ! Ne pars pas ! me crie-t-elle après, tout en courant pour me rattraper. Excuse-moi. C'est juste que tu m'énerves... Mais comme, quoi que tu en dises, tu m'as sauvé la vie, je t'étais redevable. Donc voilà. Un partout. Mais ne va pas t'imaginer que j'ai le béguin ou ché pas quoi pour toi, comme tu l'as dit ! Ça, ça ne risque jamais d'arriver. Maman dit que quand je serai grande, j'épouserai un médecin, comme elle, ou bien un avocat. Alors tu penses bien qu'il est hors de question que j'aie des sentiments pour quelqu'un comme toi. Et puis tu sais, Maman m'a dit que...

Quelqu'un comme moi ? J't'en foutrais...

Bienvenue dans ma vie : Les miens – Les autres – Et quelqu'un comme moi...

Elle continue de parler comme ça, sans jamais s'arrêter, jusqu'à ce que je rejoigne l'oncle Eddy au pick-up. Il a eu largement le temps de faire ses courses. La Calamity Jane des salons de thé m'a tenu la jambe bien plus que je ne le présumais.

Elle marche. Elle parle. Marche. Parle. Je ne sais même pas si elle respire entre deux. Je ne peux pas en placer une, mais au fond, ce n'est pas bien grave, parce que je n'écoute pas la moitié des trucs qu'elle me raconte. Et la seule chose que je dis avant de la quitter, c'est pour répondre à la première et seule question qu'elle pose à mon sujet.

— James. Je m'appelle James.

Bien sûr, elle pouffe de rire et me demande si mon nom de famille est Bond, puis elle part de son côté en sautillant, et moi, je monte en voiture auprès de l'oncle qui m'observe en silence.

— James, hein ? prononce-t-il seulement, un sourire au coin des lèvres. 

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