Chapitre 11 : J'ai peur du loup


Lorialet

— J'en étais sûre... Dickens !

Dans un geste vif et des plus stupides, je ferme et planque derrière moi le livre que j'avais en main, après avoir sursauté comme un malade.

Comment ai-je pu omettre que Victoria viendrait peut-être jusqu'au chêne ? Probablement parce qu'elle n'y a pas mis les pieds depuis des années...

Le chêne. Le seul endroit où je parviens à trouver calme et réelle solitude pour lire. Il y a bien le garage, mais l'oncle Eddy y travaille aussi. La voie ferrée désaffectée ? Le vieux train y pourrissant est dégueulasse et je n'ai aucune envie d'y choper une saloperie. Ma chambre ? Les murs fins laissent passer le moindre écho exaspérant des cris des femmes et ceux plus aigus encore des enfants. Rien qui ne soit propice à la plénitude à laquelle j'aspire.

Victoria affiche un sourire moqueur et conquérant que cette fois ses yeux suivent parfaitement. Les mains derrière son dos, elle balance ses épaules de gauche à droite, renforçant son sentiment de victoire puérile. Mouvement qui fait bouger le fin tissu du bas de sa robe jaune à pois blancs.

— Tu saignes, détourné-je la conversation que je sens poindre.

— Quoi ? s'étonne-t-elle en cessant son balancer ridicule.

— Ta jambe. Elle saigne.

— Oh ! J'ai dû me blesser dans le champ.

Aussitôt, elle se penche et essuie du bout du doigt la traînée rouge qui longe sa fine jambe. Geste que je suis du regard en déglutissant comme un jeune puceau.

— Mince, je n'ai pas de mouchoir, constate-t-elle en fouillant ses poches de robe de sa main libre alors que la plaie coule toujours. Est-ce que tu aurais... quémande-t-elle gênée sans terminer sa phrase.

Je souffle un coup, mais sors de ma poche de jean un mouchoir en tissu blanc et le lui tends aussitôt, sans pour autant daigner me lever.

— Merci pour ta bienséance, ne se méprend-elle pas en m'arrachant, agacée, l'objet de la main.

Cependant, elle se laisse lourdement tomber à mes côtés et s'attaque à nettoyer, puis à comprimer sa plaie.

— C'est dans ton école catholique qu'on t'a appris à cracher sur ton mouchoir ? me moqué-je, amusé par ce décalage improbable entre son physique de jeune fille modèle et sa capacité à sortir un glaviot aussi gros qu'une noix.

— Non. Pour rappel, c'est toi qui m'as enseigné cette activité.

— Alors je suis un bon enseignant.

Mon ton léger et disons-le, à l'opposé de mon comportement de la veille, lui rend son sourire, bien qu'elle lutte pour le contenir. Seul un léger son hautain, et censé prouver son indifférence, s'échappe de sa gorge, mais je sais qu'elle n'est pas réellement fâchée.

— Qu'est-ce que tu viens faire là, Victoria ? lancé-je sans cérémonie alors qu'elle évite toujours mon regard.

— C'est quel livre de Dickens que tu lis ?

— Pourquoi après toutes ces années ? continué-je.

— Je n'ai pas eu le temps de lire le titre.

Elle poursuit sa tâche sur sa jambe, ses yeux toujours fixés sur sa plaie, ignorant parfaitement mes questions. Les miens quant à eux remontent avec lenteur de ses socquettes en dentelle blanche à son genou dévoilé, pour s'attarder davantage sur son profil qui me fait face. De son menton anguleux à son nez étroit, de ses pommettes qui rougissent à sa bouche que ses incisives maltraitent. De la blondeur de ses cheveux à la pâleur de sa peau laiteuse.

— Tu as coupé tes cheveux.

Victoria me regarde enfin. Elle me fixe un instant, ne laissant rien paraître de ses pensées, et d'un coup, sans que je ne puisse appréhender son geste, elle me saute dessus pour extirper le livre toujours caché derrière moi.

— David Copperfield, lit-elle sur la couverture alors qu'elle s'est remise debout. C'est ton truc les histoires d'orphelins ? m'interroge-t-elle le menton haut, sans se départir de son air hautain surjoué.

— Peut-être bien ouais.

Mon cœur rate un battement et je reprends en un éclair ma mine patibulaire.

— Tu en es un, orphelin ? continue-t-elle de me défier.

Elle a fait mouche et comme un con, je suis incapable de répliquer quoi que ce soit. Pas même une parole bien acerbe comme j'en ai pourtant la maîtrise.

Ma respiration se fait plus saccadée et je sais que la teinte de mon regard a probablement revêtu la même que celle du ciel menaçant.

Je me lève, lui arrache le livre des mains et m'élance d'un pas pressé à travers le champ.

— James ! James ! crie-t-elle en me poursuivant.

Je ne ralentis pas ma marche et au contraire, je l'accélère pour regagner au plus vite ma voiture.

— James ! Excuse-moi !

— Je ne m'appelle pas James putain ! lui hurlé-je dessus en faisant volte-face vers elle.

Elle expose aussitôt de grands yeux incrédules, avant que tout son visage n'exprime la même incompréhension.

— Je ne m'appelle pas James, répété-je plus bas, sans pour autant avoir perdu ma colère.

J'expire bruyamment et repars en direction de la route.

— S'il te plaît ! Ne pars pas. Ne me laisse pas... me supplie-t-elle à présent, une souffrance certaine dans la voix.

Je m'arrête de nouveau et me tourne finalement vers elle. Je lis sur ses lèvres la même supplique, et un quelque chose de douloureux me fait avancer dans sa direction, alors qu'elle triture nerveusement ses mains.

Ses yeux expriment pour elle ce qu'elle ne me demande pas à voix haute. Ils traduisent l'envie de savoir ce que je cache, mais hurlent malgré eux ce qu'elle-même s'évertue à retenir. Quoi ? Je n'en sais rien. Mais nulle tristesse ne saurait être plus crédible en l'instant.

Je n'ai jamais confié à personne quoi que ce soit sur ma vie, car je n'ai jamais eu besoin de le faire. Dans mon clan, chacun connaît mon histoire et la légende qui s'y rattache, et en dehors d'eux, je n'ai jamais créé de relations qui auraient justifié que je m'étende sur qui je suis.

Et pourtant, tout comme j'ai un jour déposé aux pieds de cette fille mon illettrisme et mon manque cruel d'éducation, je ne ressens en l'instant aucune crainte de lui avouer cette autre part sombre qui est mon essence même. Je n'ai pas peur... mais je me refuse cependant de le faire. Elle aussi m'a abandonné.

— Qu'est-ce que tu me veux, Victoria ?

— Je n'aurais pas dû venir. Tu as raison, Jam... Ou quel que soit ton prénom, termine-t-elle en me contournant.

D'un pas pressé, elle se dirige vers la route.

Moi, je ne bouge pas, les mains dans les poches de mon jean, mais je souffle comme je l'ai fait tant de fois à son contact.

— Comment es-tu venue jusqu'ici ? me renseigné-je alors que de ma place, je n'aperçois aucun vélo.

— Avec ce que Dieu m'a donné. Mes deux jambes, crie-t-elle au loin, sur le ton de l'évidence.

Elle marche avec rapidité, se dandinant comme autrefois. Si elle loge non loin de la maison où elle passait ses étés, elle n'est pas près de rentrer.

— Laisse-moi te ramener, lui proposé-je alors en la rattrapant.

Cette fille balaie en moi tout bon sens. Depuis le premier jour où je l'ai vue, j'ai su qu'elle serait dangereuse. Mais à son contact, je suis toujours aussi faible et ne résiste jamais bien longtemps.

Elle s'arrête, se tourne vers moi, et me sonde.

— Tu es certain ?

Je hoche la tête.

— D'accord. Merci, me lâche-t-elle avec un sourire sincère.

— Juste pour être sûr... Est-ce que ta mère risque à nouveau de vouloir m'abattre si je te ramène chez toi ?

— Oh, indubitablement !

Elle m'octroie un clin d'œil et coince sa langue entre ses dents, adoptant une attitude de pin-up.

Bordel, est-ce qu'elle sait à quel point elle est devenue belle et sexy ? Je n'en suis vraiment pas certain. Car alors qu'elle reprend une posture tout ce qu'il y a de plus normal, je vois d'un seul coup la jeune fille de bonne famille refaire surface. Presque guindée. Ou transparente.

— Nous devrions y aller. La nuit ne va pas tarder à tomber, brisé-je le trouble dans lequel je viens de m'enfermer moi-même en détaillant son corps.

Elle me répond uniquement par un mouvement de tête et rejoint la marche que je viens de rouvrir.

Le silence reprend sa place alors que nous finissons de traverser le champ, et je crois que je n'ai jamais autant mâchouillé une tige de blé qu'à cet instant. J'avais le souvenir que Victoria était une vraie pipelette et étrangement, je souhaiterais presque qu'elle le soit restée, tant ce calme est pesant. Alors plus étrange encore, c'est moi qui nous sors du mutisme.

— Où est-ce que vous habitez ?

— Mes parents ont racheté la petite propriété des Van Dan Heede.

— Celle qui surplombe la colline ? relevé-je ahuri.

Elle affirme en silence, une moue gênée en prime, alors que je m'empresse de lui partager mes pensées, de façon beaucoup moins retenue.

— La petite propriété !? Tu appelles ça une petite propriété ? répété-je tout en laissant échapper un éclat de rire.

Je secoue la tête sans me départir du sourire qu'elle a déclenché à ses dépens, me rappelant que nous ne sommes vraiment pas du même monde.

— Bah... Disons que notre... notre maison en ville était... était un petit peu... plus grande, termine-t-elle en s'aidant de ses mains qu'elle écarte l'une de l'autre. Donc euh...

Je trouve son humilité touchante et apprécie l'effort qu'elle met à essayer de ne pas me mettre mal à l'aise.

— Mmm. Ça, c'est parce que tu n'as pas encore vu l'immense roulotte dans laquelle je vis ! On y rentrerait un régiment entier ! lui balancé-je avec sarcasme, le regard moqueur en prime.

Au visage qu'elle m'offre, je comprends que cette idiote m'a cru.

— Tu vis dans une roulotte ? s'exclame-t-elle, sidérée, avec des yeux aussi ouverts que sa bouche en suspens.

— Victoria... Je te charrie ! Non, je ne vis pas dans une roulotte. Et figure-toi que nous avons l'eau et même l'électricité.

Tout ce que je gagne, c'est une tape sur l'épaule. Mais elle n'est pas vexée, et à croire que ma blague douteuse lui a enfin permis de retrouver sa langue. Cela dit, ses propos m'interpellent, et mieux encore, le ton colérique qu'elle utilise retient mon attention.

— Je n'aime pas ce que représentent mes parents. Je n'aime pas leur bourgeoisie étouffante, leur bienséance hypocrite et leurs préjugés qui sont un non-sens aux règles chrétiennes qu'ils s'évertuent de prôner. Tu parles... marmonne-t-elle ses derniers mots entre ses lèvres serrées. Et je sais ce que tu vas dire, James ! Oh, pauvre petite fille riche ! Pauvre enfant qui vit dans de grandes propriétés, au milieu de tentures luxueuses et de peintures abominablement chères !

— Victoria...

— Mais tu ne sais pas ce que c'est que d'être obligé d'aller dans des écoles qui ne cherchent qu'à faire de toi une future épouse modèle ou pire, une éventuelle mariée au Christ !

— Victoria...

— Et tu ne sais pas non plus ce que ça fait d'avoir une mère qui a une bouche aussi serrée que son sphincter anal ! termine-t-elle en criant de rage et en cessant net de marcher.

— Je te remercie pour la vision qui vient d'apparaître dans ma tête... Ça y est, tu as fini de t'exciter toute seule ?

Elle me répond par un vigoureux hochement de tête, sans desserrer ses dents.

— En fait, Victoria, c'est toi qui me juges là. Qui m'habille de préjugés que je n'ai absolument pas à ton égard. Et pour tout te dire, je ne t'envie pas. Pas plus que je ne te plains non plus. On a la vie qu'on a et à nous de faire avec. De la surmonter, ou de se donner les moyens de la changer. Mais si ta vie ne te plaît pas telle qu'elle est, crois-moi, ce n'est pas moi qui irais te juger.

— Qu'est-ce qu'elle a ta vie à toi ?

— Rien d'intéressant ou d'inintéressant. Elle est comme elle est, et je n'ai pas pour habitude de philosopher dessus, terminé-je le visage fermé.

Bien évidemment, je mens. Encore. À croire que je ne sais faire que ça.

Victoria ne rétorque rien et pose sur moi un regard profond qu'elle accompagne d'un tendre sourire.

— Tu sais, reprend-elle au bout d'un moment, si tu le souhaites, tu n'as qu'à rester James, et moi j'... Enfin bref. J'ai bien trop peur que tu m'avoues un truc horrible en fait ! rit-elle à présent.

— Et toi, tu ?

— Quoi moi ?

— Tu allais dire, Et moi je... quelque chose.

— Rien. Absolument rien, déclare-t-elle sans se départir de son sourire. Je suis bel et bien Victoria, et je... je n'ai absolument rien à cacher. Ma vie est d'une banalité... Tu n'imagines même pas ! conclut-elle en roulant des yeux.

Je lui octroie en échange un simple grognement qui traduit mes doutes. Je l'observe dans ses tentatives pour échapper à mon regard, mais je ne dis mot, bien que je sois convaincu qu'elle cache elle aussi un truc ou deux.

— La colline donc ? C'est parti.

Nous montons en voiture et je m'engage rapidement sur la route qui mène à l'ancienne plantation. Le trajet est court, mais suffisamment long quand on cherche désespérément un sujet de conversation.

Victoria regarde par la fenêtre entrouverte, puis ferme les yeux, humant une odeur que je ne sens même plus à force de vivre avec. Celle des céréales, de l'herbe fraîchement coupée, et des écorces d'arbres desséchées.

Le vent balaie ses cheveux qui fouettent son visage et elle sourit, le menton en l'air, exposant ses joues aux derniers rayons de soleil.

Alors même que je n'ai échangé qu'un seul baiser avec elle, il y a des années de cela, je ressens le manque de ce que je ne lui ai pourtant jamais fait. Glisser ma langue sur son cou, mordre l'arête de sa mâchoire et baiser la rondeur de ses épaules. J'entends le son de ses gémissements sous ma bouche, et je visualise comme si je l'avais déjà vécu son visage se déformer sous le plaisir.

Bordel, je nage en plein délire.

Je profite qu'elle a les yeux fermés pour rajuster ma queue durcie dans mon jean et j'ouvre à mon tour la fenêtre pour que le vent chasse ma folie.

Je repère très vite le grand portail en fer forgé noir qui ouvre sur l'ex-propriété des Van Dan Heede. Par le passé, je suis venu à de nombreuses reprises y tuer du gibier, et je pense que je connais ses bois aussi bien que mon camp. Combien de fois avons-nous dû y rester cachés durant de longues heures, alors que le propriétaire envoyait son personnel nous déloger, un couple de gardiens vivant non loin de la propriété et qui était finalement aussi vieux et handicapé que lui.

Je mets la voiture au point mort et me racle la gorge. Victoria a toujours les yeux fermés et son sourire semble être resté coincé. Elle se tourne finalement vers moi et perd d'un coup ce dernier.

— Ça t'embêterait de me raccompagner jusque devant la maison ? J'ai peur du loup, m'assure-t-elle avec tout son sérieux.

Je m'apprête à l'envoyer bouler, mais le même éclat terrifié qu'elle avait hier reprend place dans ses yeux.

Les sourcils froncés à l'extrême, je reporte mon regard sur l'allée menant à la demeure et je fais avancer la voiture en douceur, sans même y réfléchir.

La nuit a déjà amorcé sa descente et les arbres qui encadrent le chemin projettent sur lui des ombres gigantesques. Nous n'entendons que le bruit des pneus qui roulent au ralenti sur les cailloux, et je sens la nervosité de Victoria se renforcer quand ceux que je devine comme étant ses parents se matérialisent sur le perron.

La femme porte un tailleur-jupe sombre, aussi strict que son chignon. L'homme, d'une élégance saisissante, tient d'une main une pipe, tandis que l'autre niche dans sa poche de pantalon. Il porte sur nous un regard aussi sévère que celui de son épouse.

J'arrête de nouveau la voiture alors que nous sommes à quelques mètres d'eux.

— Promets-moi qu'on va se revoir, lâche Victoria d'une voix crispée sans quitter ses parents des yeux.

Comme je ne réponds pas, elle tourne sa tête vers moi et me supplie du regard.

— OK, affirmé-je sans plus de prose.

— Victoria ! gronde sa mère sur un ton sans appel. Rentre immédiatement !

La concernée souffle, et sans me jeter un dernier regard, sort de ma voiture et accourt jusqu'à la porte de maison. Elle y entre, suivie de très près par sa mère.

Son père reste dans la même posture, fixant sur moi des yeux qui même à distance visent, j'en suis certain, à me mettre mal à l'aise. Cependant, je ne baisse pas les miens et au contraire, tout en enclenchant la première vitesse, je soutiens de plus belle son regard qui à présent se veut méprisant.

Je ne sais ce qui se trame dans cette baraque, mais un voile glacial vient de me traverser l'échine. Et sans pourtant en connaître la cause, tous mes sens se mettent en alerte. Mais un autre sentiment bien plus concret se matérialise en l'instant.

Je comprends d'instinct que le retour de Victoria causera ma perte.

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