Chapitre 1 : L'enfant de la lune
Lorialet - Par le passé
— Où vas-tu ?
Zora m'intercepte d'une main brutale, alors que je n'ai pas fait deux pas.
— Rejoindre les autres, ma tante. Ils sont allés se baign...
— Et as-tu fini d'aider ton oncle ?
— Mais j'veux aller nager moi aussi et...
— Quand tu auras fini tes corvées. Ici, y'a pas de place pour les feignants.
— Putain, c'est pas juste, marmonné-je entre mes dents serrées.
— Quoi ? Tu as à redire ?
— Non, ma tante...
Je continue de râler dans ma barbe, dos à elle, en veillant bien à ce qu'elle ne m'entende pas.
Ici, chez nous, l'enfant est roi. Mais moi, faut croire que je n'ai pas les mêmes privilèges. Pourtant, j'en suis un, un enfant, enfin plus tout à fait, mais même quand je l'étais, je n'ai jamais eu les mêmes passe-droits que les autres. Pourtant, j'appartiens à cette communauté. J'y suis né et j'ai grandi parmi eux. Mais je suis différent et ça, je l'ai bien compris. Les autres n'ont de cesse de me le répéter. « Lorialet le Blanquinou ! », « Lorialet le demi-sang ». Que des crétins ! M'en fous, parce que quand je serai adulte, je changerai de prénom et je me barrerai d'ici, du camp et loin très loin de la tante.
— Qu'est-ce qui t'arrive, mon petit ? Qui t'a encore fait la misère ?
Aïda me stoppe alors que je me dirige vers le garage de mon oncle, balayant furieusement du pied la poussière au sol. La vieille femme me domine malgré sa petite taille, mais ne me témoigne aucune animosité. C'est bien une des seules ! Elle m'offre le même sourire édenté et le même regard bienveillant qu'à son habitude.
— Pourquoi on ne me traite pas comme les autres, Yaya ?
— Lorialet... Être différent est une bonne chose, tu sais !
— Mais moi je ne veux pas être différent. Je veux être comme les autres. Et je ne suis pas l'enfant de la lune ! J'avais une vraie mère et un vrai père ! Tout ça, c'est des conneries !
— Bien sûr que tu avais une mère et un père. Mais être l'enfant de la lune, c'est avoir aussi un grand pouvoir.
— Un pouvoir ? Quel pouvoir ? sifflé-je avec dédain et agacement.
— On raconte que les fils de la lune ont une telle imagination qu'ils sont capables de bien des belles choses, et que leur talent dans l'art est sans limites. Ils peignent, jouent de la musique, écrivent, et ils auraient même le don de prophétie, ou encore celui d'influencer le temps.
— Et j'aurais tout ça moi ? lui demandé-je alors, un rire cynique dans la voix.
— À toi de le trouver, Lorialet. Mais oui, toutes ces belles choses sont en toi. Ne laisse pas les autres te convaincre que tu n'es qu'un vaurien. De toi à moi, tu vaux bien plus qu'eux tous réunis. Tu es peut-être né blanc, et tes yeux sont peut-être aussi gris que l'orage, mais tu es aussi beau et intelligent que ta mère l'était. Même si tu ne lui ressembles pas.
— Parle-moi d'elle, Yaya.
— Lorialet... Tu sais qu'on ne doit pas parler des morts. N'oublie pas les traditions. Quoi qu'ils puissent dire de toi ou te faire croire, tu es l'un d'entre nous. Ne l'oublie jamais !
— Mais pourquoi Zora me crie toujours dessus ? Pourquoi elle ne m'aime pas la tante ?
— Mais si voyons, ta tante t'aime.
— Si elle m'aimait, elle ne m'appellerait jamais le bâtard !
— Écoute-moi, petit. Ta tante est en colère parce que ton père a dû fuir et qu'il t'a laissé à elle, sa sœur. Elle est en colère parce qu'il a fait des choses que tu comprendras plus tard, et qui l'ont éloigné d'elle. Elle aimait ton père comme tu ne peux même pas l'imaginer.
— Mais ce n'est pas ma faute à moi si le père est parti. Je n'ai rien fait de mal, moi !
— Je sais, mon petit. Et ta tante le comprendra un jour. En attendant, n'oublie pas. Ta différence est ta force. Et souviens-toi du don qui est en toi.
Le don, quel don ? N'importe quoi. Je suis maudit oui ! La tante, elle ne m'aime pas, c'est tout. J'ai bien compris qu'elle a la haine après ma mère, pas après mon père. Mais chez nous, on ne parle jamais des morts. Alors c'est plus facile de dire qu'elle est furieuse après le père, parce que lui, il est sûrement encore vivant. Allez savoir où il est maintenant ! Mais je m'en cogne. C'est lui le bâtard. Pas moi.
Les autres m'ont raconté qu'il avait tué ma mère, parce qu'elle l'avait soi-disant trompé avec un gars de la ville. Mais moi, je suis sûr que c'est encore une connerie.
Ma mère... Je n'ai même pas une photo d'elle. Ils ont tout brûlé quand elle est morte pour ne pas que le mulo, son âme, vienne tourmenter les vivants.
Je n'ai pas le droit d'en parler, mais ça ne m'empêche pas de penser à elle. Je suis sûr qu'elle m'aurait aimé, elle. Pas comme la tante.
L'oncle, il est plus gentil avec moi. Il m'apprend à réparer les motos et les bagnoles, et un peu à travailler le fer. Il adore ça les vieilles motos. Il les rachète une bouchée de pain aux gens de la ville et après, il les retape pour les revendre.
Quelquefois, quand j'ai fini de l'aider, il me laisse monter derrière lui pour me faire faire un tour de bécane. Il va super vite, mais je n'ai pas peur. Non, jamais. Un jour, je serai un homme, et les hommes n'ont pas le droit d'avoir peur.
— Lorialet ? Pourquoi tu es là ? me demande mon oncle Eddy, alors que j'entre dans son garage. Va donc te baigner avec les autres.
— La tante elle a dit que je devais t'aider, lui réponds-je d'un air désabusé qui ne trompe pas sur ma motivation.
— Bah... Laisse donc cette mégère cracher son venin. De toute façon, je n'ai pas besoin de toi. Faut que j'aille en ville pour voir un client. Je vais te déposer au lac et Zora n'en saura rien.
— Oh merci, mon oncle ! Merci !
— Laisse-moi me nettoyer et on y va.
Eddy essuie ses mains pleines de cambouis sur un vieux torchon qu'il jette sur son établi, puis d'un coup de tête, il me fait signe de le suivre dehors. Il s'arrête devant le gros tonneau d'eau et y plonge ses mains noircies par les heures de mécanique, avant de les passer au savon.
Je le regarde avec admiration. Si je n'étais pas celui que je suis, j'aurais aimé lui ressembler. J'espère qu'un jour je serai aussi grand et aussi musclé que lui. Il a les épaules tellement rondes et les bras si forts qu'on dirait que son marcel blanc va exploser. À défaut d'avoir la peau aussi bronzée que la sienne et les yeux aussi noirs, j'ai au moins les mêmes cheveux raides et soyeux que lui, bien que beaucoup moins sombres. Tout comme lui, je les peigne en arrière et les fixe à la gomina, assombrissant alors ce qui a tendance à tirer vers le châtain. Il est hors de question que je sois une tête blonde au milieu des autres, couleur de jais.
— Les mains d'un homme sont ce qu'il y a de plus important, Lorialet. Il faut les soigner et les entretenir. Ce sont elles qui te nourriront, elles qui toucheront celle que tu auras choisie pour femme, et encore elles qui berceront tes enfants. Regarde mes mains, petit. Y vois-tu les mains d'un travailleur ? Les mains d'un voleur ou d'un intellectuel ?
— Je ne vois rien, mon oncle, rétorqué-je maintenant qu'elles sont débarrassées de toute trace d'huile.
— Exactement. Rien. Tu ne vois rien du tout. Et c'est ça qui est important, petit. Ne jamais laisser les autres deviner qui tu es vraiment. Les gens de la ville ne nous aiment pas, parce qu'ils ne nous connaissent pas. Ils ne voient en nous que des voleurs de poules, des rempailleurs de chaises, et ils nous accusent des pires diableries. Mais ils ne savent rien du tout. Ils ne nous accepteront jamais, et c'est peut-être tant mieux. Mais nous n'avons pas besoin pour autant de leur donner une fausse image. Être propre, c'est très important, petit. Être propre, sans tache, c'est ne rien leur donner de qui on est. Tu as compris ?
— Oui, mon oncle, affirmé-je avec vigueur et conviction.
— Bien.
Aussitôt, je plonge à mon tour mes mains dans le tonneau et répète un à un les gestes d'Eddy, aspergeant et nettoyant mes bras et mon visage poussiéreux au savon.
Je grimpe à ses côtés dans la vieille Chevrolet qui sent autant le cuir que les effluves d'essence. Eddy fait vrombir le moteur pour mon plus grand bonheur et nous partons fenêtres ouvertes pour le lac. Grisé par la vitesse, je m'assois à même le rebord de la portière, le buste en dehors du pick-up, défiant la force du vent et exposant mon visage à la chaleur du soleil.
À cet instant, je ne pense plus à la tante, plus à ma mère, plus à ce que les autres peuvent croire de moi. Non, je ne pense à rien, juste à cette sensation enivrante du vent chaud sur mes joues. Et derrière mes paupières fermées, je ne vois rien d'autre que le rouge du soleil cognant. Je n'ai conscience de rien d'autre. Pas même de ce qui m'attend au lac. Je suis même à cent lieues d'imaginer ce qui va commencer là-bas.
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