.3.2.

Une fois les présentations succinctes terminées avec les premiers arrivés, je compte toutes les personnes présentes dans la pièce et m'aperçois qu'il manque encore quelqu'un. Je retourne m'asseoir et croise à nouveau les bras sur ma poitrine avant de poser l'arrière de mon crâne contre le mur. En face, le regard d'Ève va et vient entre Elyess, Rode et moi. Le premier glousse bêtement et je lui donne un coup de coude pour l'arrêter. Je ne tiens pas à ce qu'il l'encourage sur cette voie. Ce con continue de ricaner tout bas en se frottant énergiquement le bras et mon regard s'attarde sur le tatouage que son t-shirt noir ne camoufle pas entièrement, comme c'est le cas pour Rode et moi. Je comprends alors que c'est ce qui attise la curiosité de la blonde.

Il y a cinq ans, nous avons tous les trois décidé d'afficher pleinement notre appartenance aux Black Ravens à l'encre indélébile sur le haut de notre corps. Mais pas seulement. Je crois qu'en entrant ensemble dans le salon de ce tatoueur, nous avons également mis en lumière les liens qui nous unissaient déjà.

Le tatouage d'Elyess est sans conteste le plus impressionnant. Très chargé et sans aucune nuance de couleur en dehors du noir, il représente deux ailes déployées qui partent de la base de sa nuque pour s'étaler sur ses épaules, le haut de son dos, son torse et ses bras. S'ajoutent à ça les deux mots anciens tatoués sur ses phalanges. Lorsque Elyess lève les bras en signe de victoire à la fin d'un combat sur le ring, il ne laisse jamais personne indifférent, suscitant toujours crainte ou fascination.

Celui de Rode est plus petit, uniquement présent dans son dos, mais aussi bien plus dur et sombre, car il représente un corbeau ensanglanté dans sa totalité. D'un certain côté, il fait un peu écho à son autre tatouage sur sa pommette gauche. Comme s'il avait eu besoin de ça pour extraire une partie de la douleur qui le rongeait de l'intérieur.

Quant au mien, il ne s'agit que d'une seule aile qui part de la clavicule droite avec une forte densité et d'un noir profond, pour passer par l'épaule, puis suivre la ligne des muscles de mon bras avec plus de volupté et de transparence jusqu'à mon coude. Puissance et finesse. C'est ce que j'avais demandé au tatoueur. Il s'est exécuté à la perfection. L'autre symbole à l'intérieur de mon poignet gauche représente deux traits obliques avec un petit point et un piercing discret à l'oreille gauche. Ce sont les seules extravagances que je me suis permises.

Ève continue de fixer l'encre noire qui s'étale sur notre peau visible et j'aurais été tenté de lui dire de fermer la bouche si Nao ne venait pas de lui donner un coup de genou pour qu'elle se ressaisisse.

Le temps s'étire et les bavardages commencent à fleurir doucement. L'horloge murale indique 7 h 25. Putain, mais qu'est-ce qu'il branle, le dernier ?! La première règle à respecter ici, c'est la ponctualité. En vrai, je m'en contrefous royalement ; on peut tous arriver en retard un jour. Le plus important à mes yeux est de savoir que je peux compter sur quelqu'un. Mais ici, avoir du retard peut parfois être synonyme de sanction pour l'ensemble du groupe. Car même si nous sommes au service du citoyen, cela n'empêche pas nos supérieurs de maintenir un esprit de compétition entre chaque escouade, et les comportements des uns et des autres peuvent avoir un impact sur le reste du groupe. Tout est noté et répertorié afin de classer les escouades entre elles.

Normalement, le Noviciat dans le Secteur Gamma ne dure que deux années. À l'âge de vingt-sept ans, tous les jeunes en état d'intégrer l'armée sont inscrits sur la liste. Et tous les ans, au mois d'io˙nios, dix mille noms sont tirés au sort pour intégrer les rangs de l'armée intérieure, deux mille pour ceux de l'armée extérieure et un millier pour participer à des programmes d'échange avec les autres Secteurs. De quoi contribuer au maintien de la paix entre les cinq Secteurs que compte Olympie. Notre génération n'a pas connu la guerre, mais les anciens ne cessent de nous rabâcher à quel point nous sommes chanceux, et à quel point il est de notre devoir de préserver la paix pour le bien de tous.

Même si Gamma est de loin le plus puissant de tous les Secteurs, comptant sur un territoire plus que fertile et riche, un climat agréable et dix millions d'habitants de plus que Bêta et Epsilon, il ne pourrait jamais faire le poids si les quatre autres Secteurs s'alliaient contre lui. Voilà pourquoi le Gouvernement multiplie les accords commerciaux, les échanges et les partenariats avec ses voisins. Voilà pourquoi deux milliers de jeunes âgés de vingt-sept à vingt-neuf ans sont échangés tous les ans. Tisser des liens aussi forts et à tous les niveaux réduit considérablement le risque d'un conflit ouvert avec les autres Secteurs. Là-dessus, je ne peux que leur donner raison. Mais derrière cette façade de prospérité exemplaire, au sein de Gamma la fracture sociale n'a jamais été aussi profonde. Gamma est riche, oui, mais ce serait faux de croire que les richesses sont également réparties. Faut pas déconner non plus.

Et moi dans tout ça, ça va faire la quatrième année que je suis au service de l'armée extérieure. Quatre ans de Noviciat, putain. Le gouvernement a déjà bousillé ma vie une première fois quand je n'avais que dix-neuf ans. Et ils ont remis le couvert, six ans plus tard quand je me suis fait choper dans cet entrepôt. Parfois, je m'en veux de ne pas avoir plus écouté mon instinct qui me dictait de ne pas me pointer au rendez-vous, alors quand ça arrive, je me rassure en me disant que j'ai évité le pire. Les Black Ravens auraient pu tous tomber ce jour-là.

Malheureusement pour moi, le Gouverneur n'a fait preuve d'aucune clémence dans mon dossier où il est personnellement intervenu. Les éléments à charge ne tenaient pas tous la route, mais il avait besoin de réaffirmer son autorité à l'époque et c'est tombé sur moi. J'ai eu le choix entre deux options. La première : effectuer vingt ans de taule, dont au moins quinze fermes, faisant ainsi une croix sur toute source de revenus. La seconde : commencer mon Noviciat à vingt-cinq ans en gardant mon passif sous silence, puis m'engager avec l'armée extérieure ou intérieure pour dix années, m'assurant ainsi une paie correcte.

Cet enfoiré de Jorsen avait parfaitement calculé son coup, car avec l'état de mon père, ce choix n'en était pas vraiment un. Si je pouvais lui mettre sa raclée sur un ring, je ne me priverais pas. Je le mettrais à terre tout comme il a flingué ma famille.

Surtout que la première année passée ici a été la plus merdique de toutes. J'étais de deux ans le cadet de mes camarades et je savais que je devais faire profil bas si je voulais conserver cet accord passé avec les autorités. Alors j'ai fermé ma gueule devant cet abruti de caporal qui n'était qu'un bon à rien et qui nous a fait écoper de toutes les sanctions possibles. J'ai encaissé les coups, comme mes camarades de l'époque. J'ai fait preuve d'exemplarité, pour repousser le plus loin possible la menace de la prison. Et j'ai même essayé de réparer les pots cassés quand je le pouvais, car l'ensemble de l'escouade avait fini par se tourner vers moi. C'est ce qui m'a valu d'être propulsé à la tête de ma propre escouade l'année suivante, contre mon gré. Ievan Dianr, le commandant de cette base et donc mon supérieur depuis que je suis arrivé, m'a dit que c'était la première fois qu'un jeune de vingt-six ans était nommé de la sorte, que cette offre ne se refusait pas et qu'il était fier de moi. S'il avait connu l'état de mon casier judiciaire, je ne suis pas sûr qu'il aurait dit la même chose. Et je ne sais pas si je dois trouver ça drôle ou m'en inquiéter.

Quoi qu'il en soit, quand j'ai été promu caporal l'année suivante, je me suis fait une promesse : mon escouade ne sera jamais la dernière du Camp de Base et tant que mes novices m'écouteront, je serais là pour défendre leurs intérêts.

Tout à mes souvenirs, je baisse les yeux sur ma poitrine pour observer brièvement la broderie en fil blanc scintillant représentant le symbole Gamma de notre Secteur, accompagné d'une petite étoile en dessous. Caporal Nathanéon Perse. Si l'on m'avait dit que je serais un jour caporal dans l'armée gammasienne, je me serais bien foutu de la gueule de mon interlocuteur. Et pourtant... m'y voilà depuis deux ans déjà.

Objectivement, si j'oublie tous les ordres à la con que j'ai reçus de ma hiérarchie, les missions débiles que nous avons enchaînées, le fait de devoir rester enfermé ici H36 en dehors de nos permissions, et l'épée de Damoclès qui se tient toujours au-dessus de ma tête, les deux dernières années écoulées au poste de caporal se sont relativement bien passées.

Je suis soudainement tiré de mes pensées par des éclats de voix qui nous parviennent du couloir. Quelqu'un, une femme apparemment, semble se débattre avec plusieurs personnes. La porte du vestiaire s'ouvre avec fracas, nous faisant tous légèrement sursauter. Une silhouette menue est alors jetée au sol, tandis qu'un homme, dissimulé dans l'ombre du couloir, lui ordonne de la boucler avant de refermer la porte sèchement. Aussitôt, la jeune femme qui a été mise à terre bondit sur ses pieds et se jette dessus. Mais comme nous sommes au complet, la fermeture automatique s'est aussitôt enclenchée et nous ne pourrons sortir de là qu'une fois la séance d'évaluation terminée, soit dans huit heures exactement.

—  Vous n'avez pas le droit ! s'exclame la fille d'une voix qui manque d'éclater en sanglots. Cinq minutes ! C'est tout ce que je demande... Laissez-moi sortir !

Elle s'excite sur la porte, la frappant de ses poings, de ses genoux et de ses pieds, mais le panneau reste immobile. La jeune femme tente alors les coups d'épaule, mais je ne parierais pas un eudo sur elle. Je la laisse se démener un instant, me faisant la réflexion que de dos elle peut largement rivaliser avec Ève. Ses cheveux auburn aux reflets châtains retombent en cascade le long de ses épaules dénudées. La cambrure de ses reins et ses longues jambes galbées sont mises en valeur par un pantalon moulant noir et des bottes plates et souples de la même couleur. J'ai bien l'impression qu'elle n'a pas lu les instructions sur sa convocation. Il était précisé qu'une tenue sportive était exigée le premier jour, le temps de recevoir les uniformes officiels.

Agacé par le remue-ménage qu'elle produit, je finis par me lever et me diriger vers elle. Tous les regards sont braqués sur nous, mais il n'y a que la dernière arrivée qui ne l'a toujours pas réalisé, occupée à s'acharner sur la pauvre porte restant sourde et immobile devant ses supplications. Lorsque ma main s'abat sur son épaule, elle sursaute violemment et se dégage pour me faire face.

L'espace d'un instant, je me fige devant l'intensité de son regard bleu pâle, irisé d'argent. Il y a quelque chose de sauvage et de douloureux dans les yeux de cette fille et je dois me faire violence pour reprendre mes esprits et composer une expression sombre sur mon visage. Aussitôt, son corps se met à trembler comme une feuille. Elle cligne rapidement des paupières pour contenir les larmes qui se pressent au bord de ses yeux. Est-ce moi qui l'effraie de cette manière, ou autre chose ?

—  Laisse-moi sortir de là..., répète-t-elle si bas que j'ai dû tendre l'oreille pour la comprendre.

Alors que je recule d'un pas pour restaurer une distance respectable entre nous, mes sourcils se froncent. Cette fille, putain. Je la connais.

—  Toi..., soufflé-je.

—  Pardon ?

C'est une blague. Une putain de blague. Ils ont osé la foutre dans mon escouade. Elle. Un rictus déforme ma bouche et celle dont j'appréciais les courbes et la couleur des yeux, il y a une seconde à peine, vient de prendre un tout autre visage. Si c'est une façon de tester ma motivation à respecter mon engagement, ça prouve bien à quel point ce sont des salopards finis.

Devant mon silence glacial, la jeune femme pâlit. Je réfrène mon envie de la cogner pour me défouler. Dans l'immédiat, ça ne me rapporterait que des emmerdes. Mais je ne lui ferai aucun cadeau. D'une manière ou d'une autre, elle paiera pour son connard de paternel. Même si ce n'est pas son géniteur, elle fait officiellement partie de la famille et je tiens là peut-être un moyen d'apaiser temporairement mon âme pour tout ce qu'ils m'ont pris.

Je tourne brusquement les talons et d'un claquement de langue, j'indique à mon groupe de me suivre. Ils obéissent, quelque peu déstabilisés par l'échange que je viens d'avoir avec la jeune femme. Ce n'est pas la membre de la famille Jorsen la plus médiatisée, mais tout le monde connaît l'histoire de Cyanelle. Cette pauvre orpheline de dix-neuf ans à l'époque, généreusement adoptée par le Gouverneur Mason Jorsen et sa femme Virginia, est alors devenue la sœur cadette d'Ézekiel, l'unique véritable fils des Jorsen. La famille s'est agrandie pas moins d'un an plus tard avec l'arrivée d'un nouveau-né, un petit Sixtin, lui aussi orphelin de naissance et venant d'un quartier malfamé. Un beau coup de communication pour redorer l'image un peu écornée à l'époque du pouvoir en place.

Mais moi, je n'ai pas oublié. Je n'ai pas oublié qu'ils m'ont tout pris ou presque : la santé de mon père, ma mère et mon frère. Je ne pourrai jamais oublier ce qu'ils nous ont fait.

Elyess s'approche de moi alors que je les guide à travers de longs couloirs sombres. Rode vient se positionner de l'autre côté et j'apprécie leur soutien discret à tous les deux. Ils doivent certainement imaginer la tempête qui fait rage dans ma tête à l'instant présent. Je ne leur ai raconté qu'une fois l'intégralité de mon histoire. Un soir où j'avais trop bu et où les mauvais souvenirs ont eu raison de mon état d'ébriété pourtant plutôt joyeux d'ordinaire. Tous deux ont toujours fait preuve d'une grande pudeur sur ce sujet, mais depuis, je m'assure de rester sobre pour ne plus jamais montrer mes faiblesses. Je ne suis pas du genre à vouloir qu'on s'apitoie sur mon sort et je n'ai pas envie qu'on vienne taper là où je ne m'en remettrai jamais.

Je serre les poings alors que l'on franchit la dernière porte pour déboucher sur le terrain d'entraînement. J'ai besoin de me défouler et ma cible est toute désignée.

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Et voilà la fin du premier chapitre, écrit du point de vue de Nathanéon. Il va y avoir des étincelles dans l'air, je vous l'dis !

Malheureusement, nous arrivons au bout des chapitres qui seront publiés sur Wattpad... mais pas de panique, vous pourrez bientôt retrouver la suite aux Éditions Inceptio, au format numérique ou broché ! Pour ceux que ça intéressent, ne loupez pas les dates des précommandes si vous désirez une petite dédicace de ma part.

En attendant, comme promis, je vais vous partager quelques bonus sur l'univers : des dessins, des informations sur la faune, la flore, la géographie, la technologie... toutes ces notes qui m'ont permis au fil des mois de construire Grecka. Libre à vous de les consulter si vous voulez en savoir un peu plus sur cet univers. 

Alors je vous dis à très bientôt 

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