.3.1.
1 Ioúnios 1232 après Agreckissage
Olympie – Secteur Gamma
Périphérie sud de Zélide – Camp de Base n° 2
Plus qu'un an à tirer et j'en aurais fini avec ce Noviciat. Un an. Soit trois cents jours. C'est court si je compare ça aux trois années qui viennent de s'écouler. Mais ça reste encore trois cents jours, sans compter ce qui m'attend ensuite. Enfin, j'imagine qu'il valait mieux accepter cet accord plutôt que de prendre vingt ans de taule dont quinze ferme. Des fois, je me demande à quoi ressemblerait ma vie si j'avais refusé ce marché avec les autorités. Les prisons de Zélide n'ont pas bonne réputation, cependant je sais que j'aurais été capable de résister à cet enfer. En revanche, mon père... Non. D'une certaine façon, je n'avais pas vraiment le choix et de l'autre côté de la table ils le savaient parfaitement.
Je serre les dents pour refouler la colère qui menace d'éclore dans ma poitrine. Penser à mon père a le don de me mettre sur les nerfs dans la seconde, surtout qu'on s'est encore engueulé juste avant mon départ. Je dois me le sortir de la tête pour assurer cette première journée. Heureusement, j'ai la chance de pouvoir compter sur la présence d'Elyess depuis l'an passé. De quoi adoucir un peu les choses. Et maintenant, c'est au tour de Rode de nous rejoindre.
Lorsque je croise son regard brun espiègle, je retiens de justesse un rictus en coin. Quoi qu'il en dise, Rode demeure le plus blanc de nous trois. Il n'a jamais un mot qui dépasse, restant toujours dans la demi-mesure et le compromis. Sauf quand on le pousse à bout. Je l'ai vu perdre le contrôle deux fois seulement, ce fut deux fois de trop. Les types en face y seraient passés sans l'ombre d'un doute si Elyess et moi n'étions pas intervenus pour le retenir.
Rode passe une main dans son épaisse tignasse de la même couleur que ses yeux avant de triturer le nom tatoué sur sa pommette gauche dans une écriture torturée. Anton. Son meilleur ami mort à l'âge de dix-sept ans dans une rixe de quartier qui a mal tourné. Dix-sept... c'est trop jeune pour mourir. Je dis ça, mais même à cent trente-cinq c'est trop jeune. C'est toujours trop jeune. Ce n'est jamais le bon moment. Si Rode n'en parle presque jamais, je sais qu'il pense souvent à lui, au moins à chaque fois qu'il se regarde dans le miroir.
Légèrement plus petit qu'Elyess et moi, Rode est également plus fin. Pourtant il ne faut pas se fier aux apparences. Il en a surpris plus d'un sur le ring du sous-sol du Kora. Ce mec est un boxeur hors pair ; il a une capacité d'anticipation qui défie toutes les lois de la nature. Je ne serais pas surpris qu'il m'annonce un jour savoir lire dans les pensées des autres.
Il s'avance vers nous d'une démarche nonchalante, les mains fourrées dans les poches de son pantalon d'entraînement et nous échangeons un regard complice avant qu'il ne s'intéresse aux filles.
— Siarra et Siri, j'imagine ? s'enquiert-il pour les saluer.
— Tu dois être le fameux Rode ? répond Siarra du tac au tac.
Il leur adresse un signe de tête auquel les filles répondent d'un geste de la main, avant de venir s'échouer sur le banc à ma gauche. Je cesse alors de tordre l'enveloppe blanche que je malmène depuis le début pour la poser à côté de moi. Le commandant Dianr abuse. Il aurait pu m'envoyer cette putain de liste sur mon Pròsopo. Pour en avoir discuté à l'occasion d'une mission de déblayage ayant requis la présence d'escouades de plusieurs Camps de Base, tous les autres commandants envoient leurs notes de service et leurs ordres de mission sur l'espace virtuel et personnel des caporaux. Comme le veut la norme. Mais lui, non. Il faut croire qu'utiliser le réseau sýnnefo est au-dessus de ses capacités. Depuis trois ans que je le connais maintenant, ce type voue une passion étrange à des pratiques d'un temps révolu en utilisant toujours des papiers griffonnés de noir afin de faire circuler ses instructions.
Au moins, je lui suis reconnaissant d'avoir cédé à ma requête sans trop me casser les pieds pour intégrer Elyess et Rode dans mon unité quand j'ai su qu'ils avaient été tirés au sort. Enfin, reconnaissant... c'est un bien grand mot. Même si j'apprécie son geste, ça n'enlèvera jamais la haine que je voue à toute forme représentative du pouvoir.
À chaque fois que je vois la tête de notre cher Gouverneur Jorsen dans les médias, j'ai envie de lui exploser la gueule contre son pupitre transparent et de lui faire bouffer son micro, jusqu'à ce qu'il se choppe une indigestion et le dégueule sur son costume bleu roi tiré à quatre épingles. C'est tout ce qu'il mérite en tant que représentant d'un pouvoir qui n'en a rien à foutre du peuple. Ce mec est complètement déphasé avec la réalité à force de rester barricadé dans son Palais, bien à l'abri en compagnie de sa petite famille parfaite.
Soudain, Elyess me plante son coude dans les côtes et se penche vers moi.
— Je ne sais pas à quoi tu penses, mais tu devrais éviter de faire cette tête si tu ne veux pas effrayer les nouveaux.
Je réalise alors que mes poings sont serrés à m'en faire blanchir les jointures et que tout mon corps s'est tendu comme un arc, y compris ma mâchoire. Elyess a raison, il ne vaut mieux pas trop brusquer les nouvelles recrues dès le premier jour. Je dois avant tout m'assurer que nous serons un groupe soudé et ce n'est pas en commençant à tirer une tronche de six pieds de long que je vais y arriver.
Je hoche la tête et adresse un clin d'œil à mon pote pour le rassurer avant de relâcher progressivement la tension qui s'est emparée de mes muscles. Si l'on se ressemble énormément au niveau de la corpulence et du caractère, il a les cheveux aussi noirs que les miens sont blonds, les yeux aussi bleu électrique que les miens sont obscurs comme la nuit.
Lui et moi, nous avons traversé pas mal de galères ensemble. Il est entré dans ma vie au moment où j'étais au fond du trou. Il m'a tendu la main. Il m'a relevé. Je lui dois tout et je ne suis pas sûr qu'il en ait réellement conscience. Car à partir de ce moment, Elyess est devenu le frère que j'ai perdu. Rode nous a rapidement rejoints pour agrandir la nouvelle famille que nous formons désormais. Sans eux, la vie n'aurait pas la même saveur, mais de là à l'avouer à haute voix... hors de question. Les connaissant, ils me poursuivraient jusque dans ma tombe pour me charrier avec ça.
Un courant d'air me fait tourner la tête vers la porte du vestiaire qui vient de s'ouvrir une quatrième fois, annonçant enfin l'arrivée des recrues que je ne connais pas encore. Une blonde, portant des vêtements sombres épousant ses formes, fait irruption dans la pièce. Elle observe attentivement son environnement avec un air pincé, mais quand ses yeux s'attardent sur nous trois – après avoir volontairement snobé Siarra et Siri – une expression enjôleuse illumine son visage ovale. Je serre les dents, n'appréciant pas son attitude à l'égard de ses deux camarades qui semblent tout aussi désabusées que moi. Un coup d'œil en coin à Elyess et Rode me permet de voir qu'ils pensent la même chose, si j'en juge leur grimace équivoque.
Je n'aime pas trop jauger les gens au premier coup d'œil, mais l'impression qu'elle me laisse s'avère plutôt négative. Espérons qu'elle saura se rattraper par la suite, sinon je ne me gênerai pas pour la remettre rapidement à sa place. Et je doute qu'elle apprécie.
— Ève Longi, nous salue-t-elle en secouant sa longue chevelure ondulée pour lui donner plus de volume.
Chacun se présente en retour et quand vient le tour de Siarra et Siri, elle est bien obligée de leur accorder un regard. Froid et dédaigneux. Je laisse couler pour le moment, attendant de voir comment se déroulera cette première matinée. Dans un déhanché qui exaspère Siarra, elle va s'asseoir sur le banc d'en face. Ses grands yeux marron dévisagent Elyess et Rode avec insistance, mais lorsqu'elle croise mon regard, son assurance s'éteint aussitôt et elle se redresse légèrement.
Un léger brouhaha se fait entendre de l'autre côté de la porte et quelques instants plus tard, une tête s'avance par l'entrebâillement.
— C'est ici l'escouade du caporal Perse ?
Un jeune homme nous regarde tour à tour avec une moue dubitative largement accentuée par des traits taillés à la serpe et un nez busqué qui rendent le personnage austère. J'acquiesce d'un signe de tête et il s'approche de moi en me tendant la main.
— Zephyre Eston.
Je lui rends sa poignée de main. Elle est un poil trop raide, ce qui me laisse à penser qu'il est loin d'être aussi à l'aise qu'il veuille le faire croire. Zephyre soutient mon regard quelques instants avant de détourner les yeux pour fixer le bout de ses chaussures.
Derrière lui, quatre autres personnes s'engouffrent dans le vestiaire.
— Tu vois, je t'avais dit que c'était ici ! s'exclame l'un des deux autres garçons à l'égard d'une de ses camarades.
Il a la peau caramel, un visage rond et des yeux orange qui lui donnent une allure peu commune. Deux fossettes creusent ses joues tandis qu'un air satisfait s'affiche sur son visage.
— Oui, eh bien je persiste à dire que les indications sont nulles à chier ici, rétorque une brune aux cheveux longs dont les taches de rousseur sur le nez et les pommettes font ressortir le bleu de ses yeux. C'est immense et rien n'est fléché !
— Tu sais faire autre chose que te plaindre ? s'exaspère son interlocuteur. Tu ne fais que ça depuis que tu es arrivée.
— Je t'emmer...
Je me racle la gorge pour mettre un terme à leur scène de ménage. Le jeune homme s'apprête à rétorquer sèchement, mais quand il m'avise, sa bouche se referme aussitôt.
— Désolé, s'excuse-t-il l'air réellement intimidé en me tendant la main à son tour. Jael Dono. Et voici Nao... Erki, c'est bien ça ?
Il ne peut s'empêcher d'esquisser un rictus dédaigneux en coin à l'égard de sa voisine. Je sens qu'elle bout de rage, néanmoins elle reste silencieuse et ses doigts serrent les miens sans qu'elle me regarde. Alors avant qu'elle ne les retire, j'exerce une pression plus forte et me lève pour qu'elle m'accorde toute son attention. Elle redresse la tête et fixe enfin ses yeux dans les miens. Je peux désormais y lire toute l'appréhension qu'elle éprouve en ma présence. Bien. Je relâche sa main et croise les bras en affichant un air mauvais. La dénommée Nao semble se recroqueviller et lance des œillades inquiètes à ses camarades.
— Que les choses soient claires, Nao et Jael. Vos disputes de vieux couple lié, vous vous les gardez pour vos perms. Compris ?
Ma voix rauque a claqué au-dessus de leurs têtes. Impressionnés par le ton sec et sans appel que j'ai employé, ils acquiescent silencieusement avant de s'écarter, les yeux rivés sur leurs chaussures, pour aller s'asseoir à côté d'Ève. Cette dernière tente de m'amadouer avec un sourire enjôleur, mais le regard noir que je lui lance la coupe dans son élan.
Je me désintéresse d'eux pour accueillir les deux derniers du groupe. Une rousse, toute petite, menue et les yeux espiègles, ainsi qu'un gars de taille moyenne, les cheveux bruns autant en pagaille que sa tenue. À croire qu'il sort de son lit. Distraitement, il joue avec le piercing planté dans son arcade gauche, tout en observant tour à tour ceux qui seront ses camarades pour l'année à venir, l'air désinvolte et légèrement moqueur.
— Je sens qu'on va bien s'amuser cette année, déclare-t-il alors. Keir Manikri.
Sa poignée de main est franche et ferme. Et il n'attend pas de réponse de ma part pour s'asseoir à côté de Zephyre. Là, il se courbe en avant pour poser son menton sur le dos de ses mains, attendant que la dernière du groupe se présente à son tour.
— Éline Vala. J'ai beaucoup entendu parler de toi, enchaîne-t-elle en plantant ses yeux d'un vert presque translucide dans les miens. Je suis ravie d'être dans ton escouade.
Voyant qu'elle attend une réaction de ma part, je lâche un grognement disgracieux :
— Et alors ?
Elle hoche la tête avec un sourire en coin.
— J'étais dans l'escouade du caporal Detri et pour mon transfert j'avais le choix entre toi et le caporal Fom. Je n'ai pas hésité une seconde.
— Et alors ? répété-je, encore moins intéressé.
La jeune femme perd un peu de son assurance et sans réussir à répondre quoique ce soit d'autre, elle tourne les talons et s'installe aux côtés d'Ève. Je ne suis pas là pour faire ami-ami avec les membres de mon escouade. Mon rôle consiste à les diriger, les former et les guider lors des missions. Dans ce cadre-là, ils pourront toujours compter sur moi. Pour le reste...
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