.2.1.
1 Ioúnios 1232 après Agreckissage
Olympie – Secteur Gamma
Zélide – Bar du Kora
Navy porte sa tasse de café à ses lèvres pour en boire une gorgée tout en me fixant intensément du regard. Je sais qu'il attend une réponse, et je sais également que lorsqu'il aura reposé sa tasse sur le comptoir, je n'aurai plus d'échappatoire. Ce salaud m'a bien coincé et je m'en veux de ne pas l'avoir vu venir. Je soutiens son regard pour lui prouver que peu importe la réponse que je lui donnerai, je n'apprécie pas sa méthode.
Les yeux clairs du chef des Black Ravens se plissent sous ses sourcils bruns tandis que son poignet descend lentement vers la surface brillante en akhélisium du bar.
— Tu me déçois, gamin, déclare-t-il de sa voix rauque tandis que son récipient touche le comptoir dans un tintement métallique.
J'ai horreur qu'il m'appelle comme ça. Il le sait et ça m'énerve encore plus. Même si je lui dois beaucoup, là tout de suite, je voudrais bien lui foutre mon poing dans la tronche.
— J'ai un prénom, Navy, grogné-je.
— Et moi j'attends une réponse.
Je soupire et me pince l'arête du nez quelques secondes.
— Ce n'était pas vraiment une question, je me trompe ?
— Ah ! Là, je retrouve enfin l'Elyess que je connais ! J'ai bien cru que tu allais me faire faux bond.
— Te fous pas de ma gueule. Tu sais très bien ce que je suis capable de faire pour toi, mais je n'apprécie pas que tu t'en serves de cette façon. Et ça ne veut pas dire que j'accepte.
L'homme de trente-huit ans me jauge du regard. Il pourrait en faire moins, comme il pourrait en faire plus. Tout dépend de l'expression qu'il arbore. En général, lorsqu'il est de bonne humeur, on pourrait facilement lui donner dix ans de moins. Mais lorsqu'il est contrarié ou pire, dans une colère noire, d'une, il ne vaut mieux pas traîner dans les parages et de deux, il pourrait passer pour un quinquagénaire bien conservé. Ce type a un charisme phénoménal et pas seulement à cause de son physique impressionnant ; sa voix, sa gestuelle... il dégage une aura vraiment particulière, si bien qu'à trente ans il appartenait déjà au cercle très fermé des chefs de gang les plus craints, tous Secteurs d'Olympie confondus.
C'était sans compter l'affaire des Chélio qui nous a frappés de plein fouet trois ans plus tôt pour remettre certaines certitudes en question. Les deux frangins, qui étaient dans les petits papiers de Navy depuis quelques années, et qui avaient gagné sa confiance, se sont révélés être les pires balances qui soient. Durant des mois, ils ont joué les taupes auprès des autorités. Plus tard, nous avons appris qu'ils se sont fait choper lors d'un arrangement avec des marchands d'armes et pour éviter quinze ans de prison, ils ont préféré passer un accord avec les autorités plutôt que d'assumer leurs erreurs. Alors ils ont balancé tout ce qu'ils savaient sur les affaires en cours.
C'est Nathanéon qui a payé pour tout le monde. Il avait des réserves sur le déroulement de la prochaine rencontre avec notre fournisseur de l'époque et avait préféré y aller seul. Il aurait pu nous balancer à son tour, mais mon pote n'est pas comme les Chélio. Il nous a couverts et a endossé toute la responsabilité. Il s'est sacrifié pour nous tous, sans hésiter une seconde, alors que son père n'a plus que lui sur qui compter.
Depuis, Navy est souvent sur les nerfs et parfois imprévisible. Son autorité pourrait bien finir par en pâtir sérieusement s'il ne se reprend pas.
— J'ai vraiment besoin de savoir que tu es de mon côté, insiste-t-il devant mon silence hésitant. Ça fait des mois que je suis en pourparlers avec les Blanchais et j'ai besoin de mes meilleurs hommes sur le coup. Je m'arrangerai pour que tout se déroule lors de vos perms.
— Ouais, mais moi je ne la sens pas cette affaire.
J'ai toujours préféré pouvoir discuter de vive voix avec les concernés avant de conclure un marché. Malheureusement, la Province Apostrakízomai d'où est issue la Confrérie de Casser se trouve à l'autre bout de la planète, en plein milieu de la mer Avisso, seule étendue d'eau salée en surface de Grecka. Alors certes, ils sont situés sur la côte ouest de l'Îlot de Blanchie, mais quand même, plusieurs milliers de kilomètres nous séparent. Et le peu d'échanges que j'ai pu avoir avec eux ne m'a pas réellement convaincu. Leur Confrérie a vu le jour il y a seulement deux ans et je doute qu'ils aient les reins suffisamment solides pour garantir un tel accord.
— Je sais, je sais, soupire Navy en me sortant de mes pensées. Mais il me faut ce fric. Ces derniers temps, les affaires ne se portent pas très bien et si on veut garder la main, nous devons prendre ce risque. On parle de soixante tonnes de greckons non traités quand même ! La demande est toujours plus forte et, vu les prix à l'importation, je connais déjà des mecs qui sauteront sur l'occasion. Ça nous rapportera une fortune. Et ça pourrait bien être le début d'un long partenariat.
— Leur plan me paraît casse-gueule.
— Je ne t'ai pas demandé de me donner ton avis sur leur plan, Ely'. C'est mon taf d'évaluer si ça tient la route ou non. Moi, j'ai besoin de savoir que tu seras là avec Rode. En dehors de Lédine, Harès et Phal, les personnes de confiance se comptent sur les doigts d'une main. Il y aurait bien ce petit con de Nathanéon aussi, mais... bref, souffle-t-il en fermant les yeux de contrariété. Les autres... tu sais ce que j'en pense.
Je jette un œil autour de nous. Heureusement que le bar est quasiment vide à cette heure plus que matinale, car je ne suis pas sûr que les autres membres des Black Ravens apprécieraient de savoir le peu d'estime qu'a leur chef envers eux à l'heure actuelle. Que cette défiance soit justifiée ou non, Navy a intérêt à surveiller ce qu'il dit en fonction des gens qui l'entourent. Pour l'heure, seuls le barman qui astique ses verres à quelques mètres de nous et un serveur qui nettoie la salle principale des vestiges de la nuit passée sont présents en plus de nous deux. En fond sonore, les informations font un état des lieux inquiétants d'un rapport non officiel qui constate avec inquiétude que la végétation semble se mourir au sein des Îlots, hormis Olympie.
Mon regard s'attarde sur les tables hautes réfléchissant la lumière des spots accrochés au plafond, sur les chaises en akhélisium vieilli, sur les canapés et les fauteuils aux accoudoirs usés dans lesquels j'aime bien m'enfoncer à la fin d'une soirée un peu trop arrosée, sur les tables de jeu qui attirent les plus fauchés dans le vain espoir de se refaire une santé, sur la rampe des escaliers qui mènent au sous-sol – un lieu où je me sens comme chez moi, malgré les hématomes et les coquards que je peux m'y prendre. Un soupir teinté de nostalgie s'échappe de ma gorge. Putain, j'ai toujours aimé cet endroit, mais sans Nathanéon, la vie du Kora n'est plus la même. Il passe une tête de temps en temps, mais se sachant surveillé, il évite le plus possible de s'afficher ouvertement ici, surtout quand Navy traîne dans les parages.
Mes yeux s'arrêtent au niveau des chiffres lumineux qui défilent dans un coin du mur entre deux étagères de bouteilles d'alcool. 6 h 01. D'ici un quart d'heure, il faut que je me tire de là sous peine d'être en retard pour le premier jour de ma deuxième année de Noviciat. Ça la foutrait plutôt mal. Non que je tienne particulièrement à briller aux yeux de la hiérarchie – c'est bien la dernière de mes préoccupations –, mais si j'arrive en retard, c'est Nathanéon qui pourrait en payer les frais. Comme l'an dernier, c'est lui qui dirigera l'escouade où j'ai été affecté. Et la dernière chose que je souhaite, c'est lui causer du tort. Il en a suffisamment chié comme ça ces trois dernières années, d'autant plus que tôt ou tard il va falloir que j'aborde sérieusement le sujet « Navy » avec lui. Et après la discussion que je viens d'avoir avec l'intéressé, le plus tôt sera le mieux.
— Laisse-moi encore un peu de temps pour y réfléchir, finis-je par lâcher.
— Le temps presse, Elyess. Je dois pouvoir avancer dans les négociations si on ne veut pas se faire couper l'herbe sous le pied. On n'est pas les seuls à s'intéresser à ce marché. Au sein d'Olympie, on peut compter pas moins de dix concurrents sérieux et en Épidie c'est pareil.
— Je te demande un mois. Dans ce genre d'affaires, vingt-trois jours de plus ou de moins, ce n'est pas grand-chose. Je sais que tu arriveras à les faire patienter jusque-là. Tu as toujours été un beau parleur.
— Pas la peine de me caresser dans le sens du poil, marmonne Navy. Je t'accorde un mois, mais pas un jour de plus. Dans vingt-trois jours, je veux savoir si je peux compter sur ta présence et celle de Rode pour les prochaines étapes.
— Je ne m'engagerai pas pour Rode, tu le sais bien. Et lui c'est pareil. Ce n'est pas parce que nous sommes toujours fourrés ensemble que nous partageons systématiquement les mêmes avis.
— Tu me fais chier, Ely'.
J'engloutis mon café d'une traite avant de poser bruyamment la tasse sur la table.
— Mais tu vas me manquer, gamin, poursuit-il. Au moins, vous serez enfin réunis tous les trois, cette année.
— Ouais, faut voir le côté positif de la chose.
Je serre le poing gauche et regarde les lettres tatouées sur chacune de mes phalanges. C-H-A-O-S. J'effectue la même opération avec ma main droite. M-O-R-T-S. Deux mots qui résument bien ce qu'est devenue ma vie depuis que j'ai neuf ans. Jamais je n'oublierai cette journée-là. Je soupire et secoue la tête pour chasser ces idées noires et me concentrer sur la journée présente qui ne fait que commencer.
Je me lève, enfile mon blouson noir et attrape mon sac de la même couleur posé sur le tabouret d'à côté pour le balancer par-dessus l'épaule. Aujourd'hui, c'est le premier jour de ma deuxième et dernière année de Noviciat. Après ça, j'espère bien que je n'aurai plus jamais à me frotter au Gouvernement. Plus je suis loin de tout ça, mieux je me porte.
Vu le nombre d'inscrits, il y avait une faible probabilité que mon nom soit appelé l'année dernière et je n'ai pas eu de chance. Si j'ai ruminé ma rage pendant de longues semaines, elle s'est légèrement atténuée lorsque j'ai retrouvé Nathanéon à la tête de l'escouade que j'ai intégrée. Sans lui, je crois bien que je n'aurais pas supporté l'année qui vient de s'écouler. Jouer les bons petits soldats aux ordres de ce gouvernement véreux, très peu pour moi.
Rode a été appelé cette année aussi. La poisse. Ce tirage au sort, c'est vraiment de la merde. Parce que tandis que Nathanéon et moi nous finirons notre Noviciat dans treize mois, lui devra se taper encore une année tout seul à servir ces guignols. Il nous tarde d'être débarrassés de cette obligation et de passer à autre chose. Encore que... pour Nathanéon les choses seront loin d'être terminées. Il faut dire que ses perspectives d'avenir ont été drastiquement réduites il y a trois ans. Les frères Chélio ont de la chance de profiter d'un programme de protection gouvernementale, sinon, avec Rode, on serait déjà allés régler nos comptes avec eux.
— Il faut que j'y aille, Navy. Le devoir m'appelle, ironisé-je.
— Mouais, n'oublie pas que tu roules pour moi...
L'homme m'adresse un clin d'œil et je viens cogner mon poing fermé contre le sien pour le saluer.
— On se revoit à ma prochaine perm.
— J'y compte bien. Sinon je viendrai te chercher par la peau du cul.
Alors que j'allais franchir le seuil du Kora, je lève mon majeur dans sa direction sans même me retourner. Je l'entends ricaner dans mon dos, ce qui m'arrache un léger rictus. Navy est un sacré numéro.
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