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24.12 : Alice
Quand nous arrivâmes, Marie Chevalier nous exhorta à entrer, son tablier encore en place.
— Ange, Alice, dépêchez-vous d'entrer !
Soulagée d'échapper au froid je suivis mon frère à l'intérieur de la maison. C'était la deuxième fois que j'y venais ; la dernière fois ayant été pour aider Gabriel et Ange à répéter. J'avais assisté à plusieurs de leurs cours, sans pour autant avoir particulièrement envie de m'y inscrire. J'aimais les regarder et surtout encourager le brun.
Grâce à Ange, j'avais fait plus ample connaissance avec Gabriel et nous étions devenus très proches. J'avais découvert que tous ces nouveaux visages autour de moi étaient liés d'une façon ou d'une autre, et je m'amusais à visualiser un schéma d'ensemble. Par exemple, je connaissais Gabriel car il était le petit-ami de mon frère, mais c'était aussi le meilleur ami d'Alexandre. J'étais vouée à le rencontrer.
J'aimais la délicatesse dont il faisait preuve en toute circonstance. Comme Ange m'avait expliqué ses problèmes, j'appréciais les efforts qu'il déployait chaque jour. Et j'avais le sentiment que je pouvais me confier à lui autant qu'à mon frère.
Quand nous fûmes entrés Marie nous invita à poser nos affaires. Ange siffla en constant toute la décoration du séjour et je ne manquai pas de complimenter Marie, dont les yeux brillaient. Je retirai mon manteau et mon écharpe et Ange son blouson en cuir – il le mettait qu'il vente ou qu'il neige. Pour l'occasion, j'avais ressorti l'une de ces robes que je portais avant. C'était une robe vert pâle qui m'arrivait aux genoux, que mon père m'avait offert pour mes quinze ans. Je la portais rarement, et aujourd'hui m'avait paru un bon jour pour exorciser son emprise sur moi en l'exhibant fièrement.
Gabriel descendit en nous entendant arriver. Il embrassa rapidement Ange et échangea avec moi une poignée de main – il n'aimait pas beaucoup les contacts physiques.
— Ça me fait plaisir de vous voir.
Je ne pouvais pas réprimer le sourire qui s'étendait sur mon visage. J'avais vécu un mois de décembre un peu... difficile. Après avoir logé chez Alexandre pendant une semaine, j'avais rejoint Ange dans notre appartement de secours.
À ce jour, j'estimais avoir une énorme dette envers mes amis. Laura m'avait apporté tous les cours que j'avais manqués quand je n'avais pas la force de me lever. Alexandre avait continué à prendre de mes nouvelles même après mon départ, justifiant ses appels par l'inquiétude de sa cousine. Je ne voulais pas penser à ce que je ressentais pour lui, même si j'avais conscience qu'il me plaisait toujours, si ce n'était plus.
La seule que je ne connaissais pas vraiment était Ada. Même si Alexandre et Gabriel m'en parlaient, l'un en mal et l'autre en bien, elle n'avait jamais eu vraiment de raison de venir. Tout de même, j'avais hâte de la rencontrer.
Nous nous installâmes sur le canapé et le père de Gabriel nous apporta de quoi boire et grignoter. La famille Chevalier, apprenant notre situation, nous avait invité à passer Noël avec eux. Gabriel avait été si enchanté qu'Ange n'avait pas pu refuser, et j'avais suivi. C'était toujours mieux que de passer les fêtes seuls, ou chez nos parents.
J'eus une brève pensée pour ma mère, avant de décider que je devais songer à mon propre bonheur.
Même si Ange m'offrait chaque jour une bonne raison de lui en vouloir, je ne pouvais pas la détester. J'étais déçue, simplement, qu'elle ait fait son choix il y a si longtemps, qu'elle ait tout bonnement abandonné. Elle resterait une femme soumise sans doute pour le reste de sa vie, car c'était comment elle avait choisi de vivre. Je craignais quand même que sa situation n'empire, maintenant que nous n'étions plus là pour recevoir les coups de mon père.
— Comment se passent les cours de ton côté, Alice ?
C'était Marie qui m'avait posé la question. Je cessai de broyer du noir et me penchait pour me servir une tartine de foie gras.
— Je reprends le rythme, j'ai réussi à limiter mon retard. Mais ça m'oblige à bosser dix fois plus que les autres.
— Tes partiels commencent après les vacances, c'est ça ? Comme pour Gabriel et Ange ?
— Oui, c'est ça.
Je décidais de ne pas leur faire part de mon angoisse. Au niveau des études, malgré tout, ça n'allait pas fort. L'unique raison pour laquelle j'avais sauté des classes et était entrée en master de droit était mon père. J'avais passé toutes mes études à le satisfaire au point qu'aujourd'hui, je ne savais pas ce que je voulais devenir. Naturellement, je me voyais passer l'examen du barreau, devenir avocate. Mais était-ce réellement ce que je voulais ?
Enfoncée dans le canapé, j'écoutais les conversations autour de moi, n'y prenant part que pour répondre aux questions. Ange racontait nos mésaventures à cette belle famille qui, en fin de compte, me faisait envie.
Zoé, la petite sœur de Gabriel, était assise à côté de moi, les yeux vissés sur son téléphone. Malgré moi j'y jetai un œil et fut frappée de surprise en la voyant lire un article de blog à propos d'un roman que je venais de terminer.
— Les Cerisiers du Matin, lis-je par-dessus son épaule. Tu ne l'as pas encore lu ?
Elle se retourna vers moi, surprise et ravie sans doute que je partage son intérêt.
— Je vais l'acheter avec l'argent de Noël, me révéla-t-elle.
— Tu fais bien, il est super, comme tous les livres de l'autrice, d'ailleurs.
— C'est vrai ? Tu pourras me les prêter ? J'ai envie de lire des auteurs asiatiques.
— Bien sûr, je les passerai à ton frère la prochaine fois que je le vois.
Son engouement pour les romans me fit chaud au cœur. Je me souvenais que Gabriel avait évoqué sa passion pour tout ce qui touchait à l'Asie : ça avait commencé par les mangas, pour maintenant s'étendre à toute la pop culture japonaise. Je me fis la promesse de parler littérature avec Zoé, plus tard. Ça faisait longtemps que je n'avais pas lu un bon livre.
Les Chevalier avaient coutume d'ouvrir les cadeaux le 24 au soir, avant de passer à table. Comme nous avions été invités à la dernière minute, ni Ange ni moi n'avions eus le temps de chercher des cadeaux, mais Gabriel nous avait assuré que ce n'était pas grave. Le principal était que nous partagions de bons moments.
Je repensai au colis que nous avions reçu de notre père, ce matin. Il s'était senti obligé de nous envoyer nos cadeaux de Noël, pour nous rappeler qu'il restait notre père. Ange avait d'ores et déjà mis en vente la totalité de ce qu'il avait reçu, par pur esprit de rébellion. Moi, j'hésitais encore. Je savais que parmi les livres et les vêtements qu'il m'avait offert, certains venaient de ma mère.
La famille de Gabriel commença à se distribuer les paquets et je m'extasiai avec Zoé de tout ce qu'elle reçut. L'ambiance était chaleureuse et saturée de bonheur, je sentis mon cœur se réchauffer progressivement. Jamais je n'aurais cru voir en Noël autre chose qu'un prétexte à mon père pour nous acheter.
Une vibration dans ma poche m'indiqua que j'avais reçu un message. Je fus surprise de découvrir que ça venait d'Alexandre, mais surtout qu'il me demandait de sortir. Je me levai, fis un signe à mon frère et m'habillai. Alexandre m'attendait dans la rue, emmitouflé dans une doudoune jaune canari. Il me fit signe en me voyant et je le rejoignis.
— Qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne passes pas Noël chez ta famille ?
— Si, mais j'avais quelque chose à te dire.
Alexandre, quelques heures plus tôt
Ma famille était rarement réunie, mais les fêtes de fin d'année étaient une occasion immanquable. Mes parents avaient accueilli tout le monde dans leur appartement, à l'occasion d'un grand repas. J'ai pu revoir Leïla, ma cousine qui avait passé quelques jours chez moi, quand j'avais hébergé Alice. Elle ne manqua pas de me demander de ses nouvelles et je lui expliquai que la jeune fille avait rejoint son frère dans leur appartement.
— Pas trop triste qu'elle soit partie ? me demanda-t-elle.
— Elle n'allait pas rester pour toujours...
— Il n'empêche que tu aurais aimé qu'elle le fasse.
Je fronçai les sourcils à Leïla. Nous étions en plein apéro sur le canapé, si elle continuait comme ça mes parents allaient l'entendre et il était hors de question que je leur raconte quoi que ce soit.
— Je veux son bien, c'est tout.
— Bien sûr chéri, c'est évident.
— Leïla, je sais à quoi tu penses et ça n'arrivera pas. On a essayé un rencard une fois, et ça n'a clairement pas marché.
— Oh pitié, un rendez-vous ça ne veut rien dire. C'est juste que t'as pas les couilles de t'accrocher. C'est facile de se cacher derrière vos différences, sauf que c'est ça qui fait tout l'intérêt d'une relation, abruti.
— Tu en sais quelque chose ?
— Je suis fiancée, figure-toi.
Mon air ahuri dû parler pour moi parce qu'elle plaqua une main sur ma bouche pour m'empêcher de crier.
— Je n'ai rien dit à mes parents alors tais-toi.
— Mais c'est génial cousine ! C'est avec le gars que tu m'as présenté l'année dernière ?
— Oui. Tout ça pour te dire qu'on a pas beaucoup de choses en commun et pourtant on trouve des terrains d'ententes.
— Ça ne veut pas dire que ça marche pour tout le monde.
— Laisse-moi faire un bilan de ta situation, Alex. T'as vingt ans et t'es complexée par cette image de banlieusard que tu penses renvoyer, alors que t'es juste un gars super cool qui veut devenir pâtissier. T'as pas à avoir honte de quoi que ce soit, et quand tu t'en rendras compte, ça ira mieux.
Je méditai ces paroles pendant tout le reste de l'apéritif. Leïla avait raison, j'avais adoré ces moments passés avec Alice. Elle me plaisait énormément, mais je n'avais rien tenté, par peur de son rejet.
Leïla se resservit un énième verre de champagne et je l'imitai. Je ne tenais pas l'alcool, donc je limitais toujours ma consommation, mais ce soir était un soir de fête.
Au moment de passer à table, ma cousine et moi étions complètement éméché, si bien qu'elle révéla ses fiançailles au moment de l'entrée et d'une voix tellement pâteuse qu'il fallut répéter pour ma grand-mère un peu sourde. L'annonce fut suivie d'un grand silence puis ils furent tous sur ma cousine, qui raconta toute l'histoire de son couple à qui voulait l'entendre.
Je profitai de l'agitation pour me lever et sortir fumer une cigarette. Ça aussi, je ne le faisais pas souvent, mais depuis qu'Alice avait déménagé, je fumais beaucoup plus. Je relis les messages qu'on s'était envoyé, y cherchant des indices, des signes. Les mots de Leïla tournaient en boucle dans mon esprit et je me sentis envahi d'un courage uniquement dû au champagne.
J'envoyai un message à Leïla pour la prévenir et j'empruntai la voiture de mon père. En une dizaine de minutes j'arrivai chez les Chevalier, où je savais qu'Ange et Alice passaient Noël. Une part de moi se demander d'où me venait ma hardiesse, l'autre était concentrée sur ce que j'allais faire.
Alice
Je dissimulai un sourire, heureuse malgré tout de le revoir. Quitter notre petite colocation m'avait attristé, parce que je m'y étais sentie bien. Alexandre m'avait beaucoup aidé à remonter la pente.
— Je voulais te dire quelque chose, bafouilla-t-il.
Je le suspectais d'avoir bu, il mâchait complètement ses mots.
— Tu n'avais qu'à m'appeler.
— Non ! C'est... important. Attends, deux secondes.
Il se passa une main sur le visage, se détourna un instant puis me fit face. Je commençais à avoir froid et ne comprenais pas où il voulait en venir.
— Alice... je... tu me plais.
Je restai bouché bée par son aveu à mesure qu'il rougissait. Merde. Je ne m'étais pas attendue à ça. Surtout, je ne m'étais pas attendue à ce que je ressentais soit réciproque. Après notre rendez-vous raté, Alexandre avait complètement lâché l'affaire, si bien que je m'étais résigné à ce qu'il ne se passe rien.
— J'sais que notre premier essai était nul... j'étais nul... Mais j'aimerais réessayer. S'il te plaît. Si ça ne te dérange pas.
Il avait l'air si penaud que j'eus envie de sourire. J'étais très gênée, mais une part de moi était ravie de son initiative. Alors, timidement, je tendis la main pour serrer la sienne. Je n'avais plus froid du tout.
— Je croyais que je ne te plaisais pas, lui avouai-je.
Ses yeux s'agrandirent tant de surprise que j'eus envie de rire.
— Pas du tout ! Mais j'étais sûr que tu ne voudrais pas d'un gars comme moi.
— C'est-à-dire...
— Je sais pas, un gars un peu bête, en CAP, qui vient de la banlieue...
Je décidai que je ne voulais rien entendre de plus. En me penchant vers lui, j'attrapai les pans de sa doudoune et plaquai mes lèvres contre les siennes, un peu rudement peut-être parce que j'étais stressé. Quand je reculai, je ne pus pas savoir lequel de nous deux était le plus embarrassé, alors je choisis de sourire.
— Tu me plais beaucoup, Alexandre Antoine. Alors laisse-moi t'inviter cette fois, d'accord ?
Il accepta, ravi, et s'apprêtait à remonter dans sa voiture, mais je le retins.
— Attends, tu as conduit en ayant bu ?
Il se perdit en balbutiement et je fronçai les sourcils. Qu'on l'ait laissé venir était une chose, le laisser repartir en était une autre.
— Appelle quelqu'un pour qu'il vienne te chercher, lui dis-je. Et en attendant, entre.
Il était hors de question qu'il ne rentre seul. Je liai ses doigts aux miens, et l'entraînait à l'intérieur, le cœur en joie.
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