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02.12 : Gabriel
Je me réveillai dans une chambre inconnue. J'avais l'esprit embrumé, la gorge sèche, et surtout, l'envie terrible de me rendormir immédiatement. Mais l'inquiétude me poussa à me redresser un peu, pour aviser de la situation.
Je me souvenais avoir bu hier soir. Plus que de raison, sans doute. Ça expliquait aussi pourquoi je ne me souvenais pas m'être endormi dans cette chambre. En m'appuyant sur les coudes, je constatai aussi que j'avais été changé. Ce tee-shirt à l'effigie d'un groupe (je ne pouvais pas lire son nom) ne m'appartenait pas, c'était certain. Mon sang se glaça à l'idée que quelqu'un ait pu apercevoir mon corps, ce corps que je détestais, que j'avais maltraité pendant de longues années.
La porte de la chambre s'ouvrit et j'étouffai un cri. Pendant l'espace d'une seconde, je fus soulagé de voir Ange entrer. La suivante, je me rendis compte que cette situation était parfaitement improbable.
— Tu es réveillé.
Ce n'était qu'une constatation. Méfiant, j'acquiesçai, parvenant alors à m'asseoir. Ange fit deux pas avant de se rendre compte de la tête que je devais faire.
— Qu'est-ce que je fais là ?
J'aurais aimé avoir un ton moins agressif, mais l'inquiétude me tordait les boyaux.
— Ça va ?
Le fait qu'il s'inquiète m'agaça d'autant plus.
— Réponds à ma question.
Il hésita, comme s'il jaugeait ma réaction. Je ne dis rien lorsqu'il vint s'asseoir sur le lit, près de moi. J'eus un instant d'égarement en observant son visage, avant de me reprendre.
— Hier soir, tu étais trop bourré, et Ada aussi. Comme Alexandre était parti avant nous, il n'y avait plus personne pour te ramener chez toi alors Sae m'a aidé à te ramener ici.
— Mais on n'est pas chez toi, ici.
En tout cas cette chambre n'était pas celle où j'étais déjà venu. Les murs étaient nus et blancs, le carrelage froid, la décoration impersonnelle. On aurait dit une chambre d'hôtel.
— On est dans l'appartement d'une amie à ma mère, dont j'ai un double des clés. Ça m'arrive d'y dormir, parfois. Et comme il était plus proche du bar, j'ai préféré qu'on y aille.
Je l'écoutai en silence, mais sans croiser son regard. J'avais toujours du mal à affronter ses yeux bleus, peut-être parce que j'y lisais tout ce que je n'étais pas, ou parce que je craignais d'y voir des reproches.
Quand il termina, sa main se posa sur la mienne. Je dévisageai ce lien, englué dans mes propres pensées. J'essayais de comprendre ce que je ressentais face à ce contact. Du dégoût ? Certainement pas.
Ange ne sût rien de la bataille que je menai et perdis. Ma main se retourna pour entrelacer nos doigts, brièvement. Ensuite, je récupérai ce qui était mien.
— Tu as dit que Sae avait aidé ?
Il parut surpris que je revienne sur ce détail. Mais je ne voyais pas très bien ce que la Japonaise venait faire dans l'histoire.
— Oh, on a pas mal fait connaissance. C'est un sucre cette fille, je me demande ce qu'elle trouve à Ada.
Je fronçai les sourcils, plus confus que jamais.
— Enfin, reprit-il, c'était la seule personne suffisamment consciente qui pouvait m'aider. Et tu étais tellement éméché !
Son visage s'illumina brièvement, jusqu'à ce qu'il ne perçoive la pâleur du mien. Ses doigts serrèrent mon épaule.
— Relax, Gabriel. Tu étais bourré dans les limites du raisonnable. Enfin je crois. J'avais pas mal bu moi aussi. Et d'ailleurs, avant que tu ne meures de honte, on a absolument rien fait dans ce lit. J'ai dormi dans le canapé.
Je rougis instantanément et me retins de justesse de me lever. Quand je décidai enfin de croiser le regard d'Ange, il était rieur et presque moqueur. J'eus envie de le frapper.
— Je n'y pensais pas ! Je ne t'ai rien demandé.
Son rire me mit du baume au cœur.
— Je t'ai changé parce que tu étais en sueur. Je t'ai passé un tee-shirt, j'espère que ça ne te gêne pas.
— Ce qui est fait est fait...
En d'autres circonstances, jamais je ne l'aurais laissé me changer, et je devinai qu'il s'en doutait. Voilà pourquoi son sourire se faisait presque coupable. Et je vis, soudain, tous les efforts qu'il faisait pour moi. Ada avait raison, j'étais obnubilé par ma personne et mes problèmes, et ne remarquais jamais les efforts de mes proches. Mais durant cette discussion, Ange s'était adapté à chacun de mes changements.
Je décidai que je pouvais bien lui sourire un peu, pour pardonner mon ingratitude, et je le fis.
— Woah... J'adore ton sourire.
Soudainement, nous devînmes deux adolescents pudiques. Mais l'ambiance était légère et je me sentais confiant – ce qui était très important.
— Merci. De t'être occupé de moi, fis-je.
— Tu sais, je ne plaisante pas quand je dis que tu me plais. Ce fut un plaisir de prendre soin de toi.
J'eus envie de rire, de lui dire d'arrêter son char, mais ses yeux me maintinrent en place et je déglutis. Il y avait tellement de choses dans son regard : de la légèreté, mais toujours cette intensité qui me ramenait à pourquoi je l'avais fui, au début.
— Est-ce que tu vas continuer à faire comme s'il ne se passait rien ?
Il s'était rapproché, ses yeux cherchant les miens. Son visage était proche et je tressaillis lorsque sa main frôla sa joue. Je voulais croire que la fatigue altérait mon discernement, mais ce serait me mentir.
— N-Non.
Il sembla satisfait et se rapprocha. Je retins mon souffle lorsque ses lèvres conquirent les miennes, hébété. Il me confia toute sa passion et je réalisai tout ce qui pouvait se jouer dans un seul baiser. J'hésitais tant à lui répondre que lorsque je me décidai, il avait déjà reculé. J'étouffai un élan de frustration.
— Cool, t'es pas parti en courant.
Sa constatation – qui était sérieuse, je le savais, me fit rire. Il m'accompagna et quand il m'attira contre lui, je me laissai faire. J'inspirai son odeur et tentai de retenir le tremblement de mon poignet en l'enserrant.
— C'est difficile, avouai-je.
— Qu'est-ce qui est difficile ?
— Tout. Me laisser aller quand j'en ai envie, ou me retenir quand il le faut.
Je le sentis se détendre et ses bras m'encercler. Le soupir que je poussais failli trembler mais je ne sentais pas ce fond de panique sur le point de me submerger, comme d'habitude.
Nous nous regardâmes longtemps, comme si, soudain, nous n'avions plus besoin de mots. Il m'embrassa encore et je hoquetai, entre rire et nervosité.
— Je suis cinglé, murmurai-je.
— Je m'en fous.
Il ne me laissa pas dire un mot de plus. Je ne sus pas pendant combien de temps nous nous embrassâmes encore.
Plus tard, il s'allongea et me laissa venir contre lui. Ses yeux bleus brillaient d'une lueur que je ne pouvais exactement définir.
— Alors ? C'est oui ?
Je ris face à son empressement. Je me sentais bien, et j'ignorais combien de temps cela durerait. Alors, peut-être que je devais en profiter.
— Si tu arrives à me supporter, c'est oui.
~*~
Je rentrais du rendez-vous avec ma psychologue, perplexe. Elle m'avait fait part d'une nouvelle idée pour combattre mes TOCs, une sorte de nouvelle pédagogie. Suivant ses instructions, je rentrai dans la première papeterie du coin et achetai un carnet. L'opération me demanda presque une heure – je devais trouver le carnet parfait.
« Quand tu auras ces pensées qui t'obsèdent, écris-le sur une page vierge du carnet. À tête reposée, reviens dessus et écrit toutes les raisons qui font que ces pensées sont absurdes et n'ont pas lieu d'être. » C'était ce que m'avait demandé ma psychologue. Je ne savais pas quoi penser de cette idée. Est-ce que j'arriverai à prendre du recul sans me laisser submerger par la pensée à nouveau ? Juste parce que je n'avais pas la vitre brisée de mon voisin de droite sous le nez ne voulait pas dire que ça ne m'angoisserait pas en y repensant.
Avant que je ne m'en rende compte, la pensée que cette idée ne marche pas se fraya un chemin jusqu'à mon esprit, et j'entendis la voix de Monty me susurrer ses horreurs. Je secouai la tête vigoureusement pour le chasser et me dépêchai de rentrer. Ma première page était déjà toute trouvée.
Ma mère aidait ma petite sœur avec ses devoirs dans le salon. Je n'avais pas envie de m'isoler maintenant, alors je vins m'affaler sur le canapé.
— Tout va bien, poussin ? Comment s'est passé ton rendez-vous ?
— Il s'est passé.
Je n'eus même pas besoin de regarder pour savoir que ma mère me fusillait du regard. Je soupirai.
— Tout va bien, maman. Véro a eu une nouvelle idée.
Je lui expliquai brièvement le principe du carnet.
— J'espère que ça marchera ! Mais ne te mets pas trop la pression, mon ange.
Je me levai en soupirant, et passai près d'elle.
— Tu me connais maman. No pression.
Elle rit avec moi tandis que je montais les escaliers. Ma famille savait que parfois, rire de mes problèmes était la meilleure façon de dédramatiser. Je laissai tomber mon carnet sur le bureau et m'étalai sur le lit. Pour l'instant, je n'étais pas trop convaincu, mais les rendez-vous chez ma psy avaient toujours tendance à me déprimer ensuite.
Préférant chasser les mauvaises pensées au moyen d'un bon livre, je me penche sur le côté pour récupérer celui gisant dans mon sac. Quand je l'ouvre, une brochure en tombe – elle faisait sans doute office de marque-page. Je me rends compte en l'étudiant que c'est celle qu'Ange m'avait passé, il y a quelques mois. Celle sur les cours de théâtre proposé par Improvidence. En septembre, la proposition m'avait paru absurde. Aujourd'hui, je n'en étais plus très sûr.
Il fallait être aveugle pour ignorer que mon état s'était, en quelque sorte, stabilisé. Ça faisait partie du processus : chaque nouvel événement important me rendait instable et sujet à plus de crises, jusqu'à ce que je m'habitue à cette nouvelle situation et que je m'adapte émotionnellement parlant. En septembre, entre Ange et la rentrée en prépa, je m'étais senti complètement dépassé. Aujourd'hui, j'étais habitué au rythme frénétique des cours, je m'en sortais plutôt bien en termes de notes, et j'avais cessé de me braquer face au « cas Angel », comme l'appelait Ada.
Je décidai de descendre pour montrer la brochure à ma sœur et ma mère. Elles me connaissaient mieux que quiconque et sauraient m'aider à y voir plus clair. Je les trouvai toujours à la table du salon, Zoé sur le point de fondre en larme et ma mère au bord de la crise de nerf. Je me retins de rire, pour éviter le désastre.
— Zo', tes devoirs sont si durs que ça ?
Ma petite sœur était en première, et complètement dépassée par ce qui lui arrivait. Elle n'était pas très douée pour les études et n'avait toujours pas la moindre idée quant à son avenir. Ma mère faisait de son mieux pour l'aider, mais je devinais que parfois, elle voudrait baisser les bras.
— Je ne comprends rien à ces exos de français ! On nous demande d'analyser des phrases qui n'ont aucun intérêt. Si la chaise est cassée, elle est cassée, qu'est-ce qu'on peut dire de plus ?!
Je souris et m'installai près d'elle. Je comprenais un peu sa détresse : Zoé n'avait clairement pas la fibre littéraire et avait le sentiment d'étudier des choses qui ne lui serviraient à rien.
— Au lycée, vous étudiez des livres et des thèmes très connus et généraux. Je suis presque certain que si tu cherches l'extrait en question sur internet, tu le trouveras déjà analysé.
Le visage de Zoé s'illumina tandis que ma mère me fusillait du regard. J'haussai les épaules, ne ressentant pas de culpabilité. Je donnais simplement une astuce à ma sœur, d'étudiant à lycéenne.
— Au fait, maman, enchaînai-je. J'ai retrouvé cette brochure dans mon sac et... je ne sais, est-ce que ça pourrait être une bonne idée ?
Ma mère prit la brochure que je lui tendais pour l'étudier. Son visage passa de la gravité à la tendresse.
— Mon chéri, je pense que c'est une très bonne idée. Faire du théâtre est très bénéfique sur plein de points différents, et dans ton cas en particulier, ça pourrait t'aider à t'affirmer. Mais tu es sûr de pouvoir le supporter ?
Je ne lui en voulus pas de s'inquiéter. Je n'allais pas faire comme si je n'entrais pas en crise pour un gâteau raté...
— Ça va. Je suis dans une bonne période, Véro a même diminué le nombre de rendez-vous. Mais je ne vais pas me décider maintenant.
Je la remerciai et remontait dans ma chambre. En chemin, j'entendis la voix insidieuse de Monty. « Tu seras un très mauvais comédien, et tu vas te ridiculiser ». Je décidai d'écrire ça dans mon carnet. Monty ne s'en tirera pas si facilement.
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