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01.12 : Sae
— ... Et tu te nourris correctement ?
— Oui mamie, ne t'inquiète pas.
— Tu es sûre de ne pas venir nous voir à Noël ? Ton grand-père ne t'a pas vu depuis longtemps, et tu sais, il n'est plus tout jeune...
— Je sais, mais maman veut qu'on passe les fêtes chez sa famille, à Lyon.
— Dis bien à tes parents de te laisser rentrer cet été, dans ce cas !
— Mamie, tu sais bien, avec mon entrée en master je serai peut-être trop occupée cet été pour venir...
Je soupirai discrètement. J'avais ma grand-mère au téléphone depuis presque une heure mais elle refusait tout bonnement de raccrocher. Je savais que je lui manquais, mais je n'arrivais plus à lui faire comprendre que ma vie était en France, maintenant.
Nous avions déménagé cet été parce que la France manquait à ma mère. Elle avait déménagé à Odawara deux ans après avoir rencontré mon père et m'avait mise au monde là-bas. J'avais grandi bercée par deux cultures, et quand maman avait suggéré de revenir en France l'année dernière, j'avais tout de suite accepté. Je voyais là l'opportunité d'enfin découvrir ce pays dont j'entendais tant parler.
Mais même si mon père avait accepté ce déménagement avec plaisir, sa famille, de laquelle nous étions très proches, avait très mal vu ce départ et je sentais que ma grand-mère m'en voulait, en voulait à ma mère. Elle pensait que la Française avait volé son fils unique et sa chère petite-fille.
Je ne l'avais jamais dit à mes parents, mais j'étais soulagée de m'éloigner un peu de ma famille paternelle, trop présente dans notre vie. Je savais que c'était ainsi, au Japon : une famille soudée, honorable, devait être la priorité de chacun de ses membres. Mais ma mère n'avait jamais su s'y faire – et moi non plus, d'une certaine façon.
Nous étions donc partis pour Lyon, ville où mes parents s'étaient rencontrés pendant leurs études. Comme j'étais douée pour les langues, j'étais entrée en L3 LLCER Anglais en tant qu'étudiante étrangère à la fac.
Je reçus un message qui me tira instantanément de mes remords. Je ne l'avais avoué à personne, mais la principale raison qui me poussait à rester ici pour les fêtes, ce n'était pas ma famille française...
Ada : Libre ce soir, poupée ?
Je souris, toujours assez peu habitué à cette familiarité. Ada était devenue assez vite une amie très chère, j'adorais passer du temps avec elle. Elle m'avait proposé de passer le nouvel an avec son groupe d'amis, que je connaissais un peu. La perspective d'une soirée parmi ceux de mon âge m'enchantait. Au Japon, j'étais la seule jeune aux repas de famille.
Je répondis à Ada que j'étais, effectivement, libre. Je ne savais pas pourquoi elle m'appelait « poupée », depuis quelque temps. Après ça, je décide de ranger mon téléphone. Dans quelques jours je serais en vacances, mais les partiels débuteront à la rentrée, alors il me fallait commencer à travailler. J'avais bien quelques heures devant moi avant de devoir me préparer à sortir. J'eus juste le temps de lire l'adresse du bar qu'Ada me renvoya, avant que mon téléphone ne disparaisse dans un tiroir.
Vers dix-huit heures, je posai mon crayon et soupirai. J'étais satisfaite de mon travail. Étudier une langue étrangère dans un pays dont je ne maîtrisais pas parfaitement la langue était un véritable défi. J'avais de la chance d'avoir appris le français depuis petite, et d'avoir acquis de bonnes bases en anglais pendant ma scolarité. J'adorais étudier les langues, ça coïncidait avec ma passion pour les voyages. Je savais déjà que mon métier aurait une forte portée internationale (c'était ça ou rien).
En sortant de ma chambre je croisai ma mère, occupée par un livre dans le salon. Je n'avais presque rien hérité d'elle : ni ses cheveux châtains, ni ses yeux bleus. Les gênes asiatiques avaient pris le pouvoir, comme le disait mon père en riant, et ma mère se plaisait alors à se vanter que j'avais hérité de son intelligence. Mon héritage génétique était un sujet fréquent de débat.
— Tu vas bien, ma puce ?
— Bien. Je sors ce soir, au fait, vers 21h.
— Pas de souci. Avec qui ?
— Ada, une amie de ma fac et d'autres personnes que tu ne connais pas. Ah si, normalement il y aura Alex, tu sais, celui dont je vous ramène les pâtisseries, parfois.
Ma mère fait mine d'avoir compris, mais je sais qu'elle a complètement oublié qui il était. De toute façon mes parents ne retenaient pas l'existence de mes amis tant que je ne les amenais pas chez nous. Et alors là, c'était une tout autre histoire.
Après avoir mangé, je partis me changer dans ma chambre. Je n'avais pas beaucoup de vêtements appropriés aux soirées d'Ada. Elle était venue chez moi, une fois, et avait fait une telle tête devant ma garde-robe que j'en avais rougi de honte. Elle m'avait alors fait promettre de l'appeler la prochaine fois que j'irais faire du shopping.
Je pris un jean taille haute et un débardeur, sachant déjà très bien ce qu'en penserait Ada. Mais quoi qu'elle dise, j'aimais m'habiller de façon simple. Je n'étais pas très coquette, ni très à la mode, et ça m'allait.
Ce fut mon père qui me déposa au bar. Il n'aimait pas que sa fille se promène ou prenne le bus la nuit. Le bar se trouvait Avenue de Saxe et quand j'y arrivai, il semblait déjà bondé. Je me faufilai entre les clients, à la recherche de mon groupe. Je repérai Ada avec ses tresses, au fond de la salle. Elle me fit des grands signes en m'apercevant.
— Sae, t'es là !
— Bonsoir tout le monde.
J'adressai un signe de main timide à ceux que je connaissais. Alexandre et Gabriel, avec du recul. Les deux autres garçons, je ne les avais jamais vu. Ada m'installa entre Gabriel et elle et appela un serveur. Je commandai une pina colada.
— Gabriel, ton ange va nous faire l'honneur de sa visite ? L'apostropha mon amie.
Il semblait très mal à l'aise et scrutait l'assemblée sans arrêt. Je me demandais qui était cet « ange » qu'il attendait.
— Il ne devrait pas tarder... et les gars, je compte sur vous. Soyez pas gênants.
Alexandre fit le pitre et moi-même j'eus envie de rire. Ce n'était pas gagné. Quelqu'un nous rejoignit finalement, et je restai bouche bée. Il était magnifique ! Gabriel se leva brusquement, les joues rouges comme une tomate (j'avais remarqué qu'il rougissait facilement) et accueillit le nouveau venu.
— Ange, je te présente Ada, Alexandre, Sae, Bastien et Julian. Les amis, voici, ehm... Ange.
Je notai le rictus amusé du dit Ange. Je m'étais remise de ma première impression et contemplai ses traits, oubliant peut-être la discrétion. Il avait de longs cheveux pour un homme, et d'une blondeur dont je ne pouvais rêver. Je les trouvais très assortis, tous les deux.
Jetant un œil à Ada, je fus surprise de son silence soudain. Elle paraissait captivée par son verre et regardai de temps à autre Ange, à la dérobée. Je lui donnai un coup de coude, c'était si malpoli. Elle me lança un regard lourd de sous-entendus dont je ne fus pas sûre de comprendre le sens.
— Qu'est-ce qu'il y a, lui chuchotai-je. Tu ne l'aimes pas ?
— C'pas ça. J'attends juste qu'il lui fasse du mal pour pouvoir lui péter la gueule.
Je regardai, moi aussi, Ange. Il discutait avec Gabriel et tous les deux semblaient plutôt souriants. Enfin, il faudrait être aveugle pour ignorer l'amour quasi maternel qu'Ada avait pour son meilleur ami. Je lui offris un petit sourire, un peu amusée par son comportement.
— Je suis certaine que si ça arrive, Gabriel te le dira. Alors tu peux te détendre.
Aussitôt, Ada repris sa belle assurance et entoura mes épaules d'un bras. Je retins un geste de recul, embarrassée par sa proximité.
— Tu viens danser, bébé ?
Je ris à son flirt et désignai mon verre.
— Laisse-moi finir mon verre et je te rejoins.
Elle se leva, bientôt suivit par les deux garçons que je ne connaissais pas. Je les suivis du regard lorsqu'ils se mêlèrent au groupe de danseurs au centre du bar. Ada dansait bien. Trop bien, peut-être.
Je décidai que terminer mon verre était plus correct que lorgner ses fesses.
Nous n'étions plus que quatre, à table. Alexandre avait les yeux rivés sur son téléphone et il n'avait pas commandé d'alcool. Gabriel enchaînait les verres, peut-être pour se sentir plus à l'aise et Ange faisait mine de comprendre ses phrases de plus en plus décousues. Je leur jetai quelques regards, intriguée. Je ne connaissais pas beaucoup Gabriel, mais je savais par Ada qu'il avait quelques... problèmes.
— Sae, c'est ça ?
C'était Ange qui m'avait interpellé, et je sursautai.
— Euh... o-oui.
J'avais du mal à chasser ma timidité face aux nouvelles rencontres. Gabriel devait être parti aux toilettes pendant que j'envoyais un message à mon père.
— Gabriel m'a dit que tu revenais tout droit du Japon. Tu as un parent français ?
— Hein ? Oui... comment tu as deviné ?
— Je me disais que, si tu maîtrisais aussi bien le français alors que tu venais d'arriver, c'était que tu devais l'avoir pratiqué régulièrement. Alors, de quel côté ?
— Celui de ma mère. Mais j'ai hérité du pack cent pour cent asiatique, donc ça ne se voit pas.
Derrière Ange, je vis Gabriel revenir. Sauf qu'il dévia de sa trajectoire et se mêla aux danseurs. Ange suivit mon regard et soupira. Je décidai que je pouvais bien satisfaire un peu ma curiosité.
— Tu... connais Gabriel depuis longtemps ?
— Depuis la rentrée, en fait, même s'il fait semblant de l'avoir oublié.
— Oh.
— Et toi ?
— C'est Alexandre qui nous a présenté.
— C'est aussi comme ça que tu as rencontré Ada ?
Du coin de l'œil, je vis Alex grimacer. Il faisait semblant de ne pas nous écouter mais chaque fois que quelqu'un mentionnait mon amie, il râlait, soufflait ou faisait la tête. Je ne savais pas pourquoi ils se détestaient autant.
— Oui, on s'est croisés plusieurs fois et ensuite on a commencé à traîner ensemble. On va à la même université.
Il ne répondit rien et je suivis son regard. Gabriel et Ada s'étaient complètement lâchés, Ada parce qu'elle adorait danser, et Gabriel parce qu'il avait beaucoup bu.
— Je crois qu'elle me déteste.
Je reportai mon attention sur Ange, qui paraissait inquiet.
— Pourquoi ?
— C'est une longue histoire, mais... Gabriel a, en quelque sorte, pété les plombs à cause de moi. Et Ada m'a aidé à m'occuper de lui, sauf qu'elle m'a aussi bien fait comprendre qu'elle m'avait à l'œil. Pourquoi est-ce qu'elle est aussi protectrice ?
— Je crois qu'ils se connaissent depuis qu'ils sont enfants. En tout cas, elle me parle toujours beaucoup de Gabriel, elle tient à lui. Et puis, je crois aussi que c'est parce que Gabriel est difficile ?
— Ça tu peux le dire. Ça fait des mois que je galère.
Je le vis sourire, devinant qu'en fait, ça devait lui plaire.
— Alors, tu euh... tu aimes Gabriel ?
Il parut surpris par ma question, peut-être parce que la réponse était évidente. Mais je n'avais pas l'habitude de voir des couples homosexuels. Je n'avais pas été élevé dans l'ouverture d'esprit occidentale, même si ma mère m'avait appris la tolérance. En conséquence, j'étais pleine de questions.
— Il me plaît beaucoup, c'est vrai. Et je suis sûr à 80% que l'inverse est vrai, m'avoua Ange.
— Pourquoi seulement 80% ?
— Il... Gabriel n'a pas vraiment l'air de savoir ce qu'il veut vraiment. Au début il m'ignorait et m'envoyait plein de signaux contradictoires. Maintenant, on s'est beaucoup rapprochés, mais je n'ose pas tenter quelque chose. J'ai peur que ça fasse comme la dernière fois...
Je l'écoutais parler, la tête devenue lourde à cause de la boisson. Manifestement, Ange était inquiet à propos de beaucoup de choses et je compatissais un peu. Alors, pour éviter de laisser la mauvaise humeur s'installer, je me levais, contourner la table pour prendre son bras.
— Allons danser.
Il me suivit et nous rejoignîmes nos amis, laissant Alexandre qui de toute façon avait l'air d'être occupé à autre chose. Je laissai la musique me berçait, me déhanchant un peu maladroitement. Je n'avais pas l'aisance d'Ada.
Je fus surprise de découvrir qu'Ange était un aussi mauvais danseur que moi. Nous éclatâmes de rire alors que nous bougions l'un en face de l'autre, de plus en plus à l'aise. J'aimais beaucoup Ange.
Dans le brouillard du reste de la soirée, je me souvins d'Ada dansant tout contre moi, de ses lèvres contre mon épaule. Et de mon sourire.
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