Chapitre 8 : Jay

Le tablier vert que j'enfilai ne m'allait pas au teint. Ma peau claire, surtout en hiver ne s'harmonisait pas avec des tons sombres comme ce vert. Pourtant, la couleur en elle-même me plaisait. En fait, j'avais même un pull à capuche de cette teinte, ainsi que des Vans.

Ok, soyons honnêtes, la couleur n'était pas le problème. Le problème, c'était ma vie. Dès que mon réveil avait sonné ce matin, ma mauvaise humeur s'était enclenchée. Aujourd'hui, j'allais râler. Pour tout.

Et les gens ne me facilitaient pas la tâche. Une sorcière m'avait crié dessus parce que sa tarte à l'abricot-amande n'était pas assez fournie en amandes. Un vieux à lunettes ne m'avait même pas donné de pourboire. Ma collègue de travail, Jasmine, prenait une pause toutes les dix minutes et pour couronner le tout, je m'étais brûlé les doigts en renversant du café. Pas à dire, cette journée était pourrie.

—   Jay, il faudrait nettoyer la machine à café.

Je tournai la tête vers ma patronne, le visage las et les épaules tombantes de désespoir.

—   Bien sûr, me résignai-je.

Elle hocha la tête et disparut. Des clients se levèrent pour partir et j'attrapai mon chiffon afin de nettoyer derrière eux. Le Florentin était un endroit sympa dans le centre, un bar-café moderne et vintage à la fois. Plusieurs murs en pierres étaient habillés d'une multitude de décorations murales végétales, faisant concurrence à des pots suspendus ici et là qui regorgeaient également de plantes.

D'une démarche légère et presque dansante, je zigzaguai à travers le dédale de tables en bois foncé assorties aux chaises. Le soleil traversait les grandes fenêtres et baignait l'espace d'une lueur dorée. En soirée, les grosses ampoules suspendues donnaient une ambiance cosy que j'adorais.

Tout en astiquant, mes pensées dérivèrent vers la soirée de la veille. J'avais joué au con, c'était indéniable. Pourtant, je m'étais imaginé que Roman pouvait tomber dans mon piège du charmant séducteur au visage d'ange. Ça marchait toujours. Un peu de drague, on se mord la lèvre, on parle avec une voix douce et on sourit seulement d'un côté. Mais cet abruti était resté sur ses positions. Il me matait sur scène et après, il osait me crier que c'était dangereux. Pfff, quel toupet.

Un souvenir de moi avachi sur Roman dans sa voiture me revint et j'en fus mortifié. L'embrasser avait été une énorme erreur et le menacer encore pire ! Je m'en rendais compte à présent, avec quelques heures de sommeil et trois cafés dans le sang. La séduction était stupide, l'attaque ne faisait qu'attiser la colère. Alors peut-être pourrais-je miser sur l'empathie ? Pleurnicher et supplier ?

Je me faisais l'effet d'un manipulateur, pourtant je n'avais pas le choix. J'avais besoin que Roman soit de mon côté et qu'il garde mon secret.

La sonnette du café tinta et je me redressai avec un plateau chargé de verres dans les mains. En revenant vers le comptoir, une silhouette attira mon regard. Roman.

C'était une blague ? J'espérais que c'était une blague.

Il me repéra rapidement de ses yeux gris et avança vers moi d'une démarche assurée.
Merde.

—   Jay.

Ses cheveux bruns scintillaient grâce aux rayons du soleil et rendaient son visage chaleureux alors même que ses yeux étaient froids et sa bouche pincée de mécontentement. Comme d'hab' quoi. 

—   Roman, comme on se retrouve ! Décidément, tu me suis partout, provoquai-je.

—   Une mise au point s'impose.

—   Comment tu m'as trouvé ?

—   C'est toi qui m'as dit où tu travaillais, hier.

Je levai les yeux au ciel et m'affairai à ranger les verres.

—   Je bosse, tu vois ? Alors je sais que tu adores me reluquer au travail, mais là tu forces un peu, le vieux.

Ma réplique cinglante était sortie toute seule et je me mordis la lèvre de réprobation. Oups.

Roman ne répondit pas, ce qui me poussa à le regarder. Son expression affichait une neutralité parfaite.

—   Tu as une pause quand ? me demanda-t-il.

—   Dans une demi-heure.

—   Sers-moi un café s'il te plaît, je vais t'attendre.

Roman fila vers une table libre et s'installa, le plus naturellement du monde. Il pouvait se le mettre où je pensais son café ! Portable en main, il s'affala sur la chaise, les jambes écartées comme s'il était prêt à zoner un moment ici. Sa nonchalance m'agaça.

—   C'est qui ce type archi beau ? chuchota Jasmine en me rejoignant.

—   Qui ça ?

—   Le mec avec qui tu parlais !

—   Roman ? C'est un con.

Ma collègue de travail haussa les sourcils et son regard fit la navette entre Roman et moi.

—   Tant qu'il est sexy, dit-elle en ricanant. C'est tout ce que je demande.

Cette réponse m'horripila prodigieusement, alors je fis mine d'aller voir ailleurs. Je pris la commande de plusieurs clients, nettoyais des tables et préparais des cafés.

L'heure de ma pause arriva et Roman ne pouvait être ignoré plus longtemps.

—   Bon, qu'est-ce qui a encore ? dis-je en m'asseyant en face de lui.

Son regard se releva de son téléphone lentement pour se poser sur moi avec une intensité qui me mit mal à l'aise. Il se redressa, changeant radicalement de posture.

—   Que les choses soient claires, ton chantage d'hier soir ne prend pas avec moi. Alors je vais être direct. Sois tu actives les quelques neurones qu'il te reste et tu démissionnes toi-même sans faire d'histoires. Soit, tu persistes à jouer les grands garçons et je préviens ton patron et ton frère.

Un nœud très gros se logea dans mon ventre. Ce qu'il évoquait ne me semblait pas être un choix, plutôt un ultimatum. D'après les traits faciaux de Roman, j'en conclus que mon manège de la veille l'avait mis en rogne. Normal. Il fallait jouer sur la rationalité, aller dans son sens.

—   Je comprends que tu t'inquiètes, convins-je prudemment. J'ai menti sur mon âge, mais je t'assure que je fais attention. Ce n'est que deux représentations par mois, des fois trois, c'est tout. Il ne m'en reste que quelques-unes et après je serais majeur.

—   Jay, gronda Roman en guise d'avertissement.

—   Ce n'est que de la danse et la nudité ne me dérange pas, alors pourquoi je pourrais pas allier les deux ?

—   Non.

Putain de vieux grincheux. La colère me brûla la langue, mais je déglutis tout en papillonnant des yeux. Mon cerveau chauffait sous les idées, les alternatives.

—   Si tu es si inquiet pour moi, pourquoi tu ne me surveillerais pas ?

—   Je te demande pardon ?

Mon regard vint à sa rencontre et je lus l'incrédulité sur son beau visage. Une vilaine ride apparut entre ses sourcils. Ah, les signes de l'âge, ça ne pardonnait pas.

—   Tu as peur que je me fasse embêter par des clients malintentionnés alors tu pourrais venir pendant mes shows et tu surveillerais. Je ne parle à personne. J'arrive, je danse et je repars. C'est tout.

Roman cligna des yeux plusieurs fois, tel un hibou mal luné. J'observai d'un œil attentif chaque mimique et remarquai alors sa veste en jean porté sur un haut blanc et un jean noir. Cette veste lui tombait bien, elle était vraiment cool.

—   Est-ce que tu te drogues en plus du reste, Jay ?

Un soupir exaspéré s'échappa de mes lèvres.

—   Non, parce que je me demande comment tu peux avoir des idées aussi débiles, continua-t-il.

—   Donc tu veux être responsable de l'échec de mon avenir, c'est ça ? m'impatientai-je.

Roman leva les yeux au ciel.

—   Tu exagères.

—   Pas du tout. L'école est hors de prix, mes parents ne peuvent pas assumer financièrement et si je leur demande, ils voudront faire un prêt pour m'aider alors que c'est pas ce que je veux ! Je le prendrais moi-même ce foutu prêt, mais pour ça, je veux assurer un peu d'avance. Ce job me paie le double de celui de serveur ! Et je n'y vais que trois soirs par mois, tu imagines ?

—   Ce que j'imagine, c'est que tu es mineur et que tu te déshabilles devant des inconnus pour de l'argent. C'est comme ça que tu veux payer tes études ?

—   C'est quoi ce discours moralisateur, là ? Je fais ce que je veux de mon corps il me semble et...

—   Pitié, me coupa-t-il subitement. Arrête ça, c'est ridicule. Nous n'allons pas polémiquer des jours, je t'ai donné mes conditions. Je suis prêt à passer outre et à ne rien dire si tu démissionnes. Et je trouve que je suis déjà assez sympa de te donner le choix, ajouta-t-il en se penchant sur la table.

Une drôle d'odeur s'infiltra dans mes narines. Un parfum musqué qui me chatouilla. Alors comme ça, le grand brun à la morale facile se parfumait avec du Dior ? Pfff.

Je soupesai rapidement mes options et encore une fois, je dus me résoudre à l'évidence, j'allais devoir pleurer.

M'affaissant sur ma chaise, je baissai la tête. Mes doigts se mirent à trembler si bien que je commençai à les triturer.

—   J'ai besoin de ce travail, Roman. Je ne peux pas cumuler deux jobs le week-end. Si je fais ça mes études en pâtiront et tu me vois me démener pour économiser et ensuite rater mon bac à cause de ça ? Ce serait cruel. Et injuste, me lamentai-je.

Roman resta silencieux et je n'osais pas relever le regard vers lui. Ma main droite chassa les mèches qui me tombaient sur les yeux avant de frotter mes paupières.

—   S'il te plaît, Roman, essaie de comprendre.

Avec facilité, je parvins à humidifier mes yeux pour rendre mes prunelles brillantes. Un soupçon de culpabilité m'assaillit de jouer ainsi, néanmoins, je balayai cette sensation pour me consacrer sur mon objectif. Ce n'était pas Roman qui me payerait mes études, je ne faisais donc que ce qui était nécessaire.

—   C'est bien ce que tu fais, Jay, vraiment, mais pas comme ça. Trouve un autre taf, demande à Théo s'il ne peut pas te trouver un truc.

—   En tant que quoi ? Mécanicien ? J'y connais rien en bagnole.

—   Si je te trouve un autre travail en semaine, tu promets de démissionner ?

Cette question alluma beaucoup de zones d'alertes dans mon cerveau.

—   Quel genre de travail ?

—   Je vais voir. Tu promets ? insista-t-il.

Je réfléchis à la proposition. L'argent était mon moteur, bien qu'avec le temps, j'avais fini par apprécier l'activité de strip. En revanche, je n'avais aucune envie d'être dénoncé. Ma mère ferait une crise cardiaque et mon père... je n'osais imaginer sa réaction.

La sagesse s'imposait.

—   D'accord, capitulai-je.

—   Super, ravi que l'on soit d'accord, soupira Roman.

Il fouilla dans la poche de sa veste en jean et balança sur la table un billet de vingt.

—   Pour toi, indiqua-t-il en me faisant un clin d'œil.

—   Généreux pourboire.

—   Tu remarqueras que je suis assez cool, Jay.

Je haussai un sourcil et levai les yeux au ciel. Roman rigola avant de sortir du café. La vache, je m'en étais bien sorti !

*

Mon week-end se déroula comme d'habitude. Travail, devoir, petits moments avec les potes le soir ou le dimanche puis rideau. J'entamais le début de semaine avec des cernes affreux sous les yeux. Le mardi soir, excédé de voir un zombie dans le miroir de ma salle de bains, je pris l'initiative de faire un masque.

Allongé sur mon lit, je profitais de la fraîcheur de la mixture étalée sur mon visage tout en écoutant de la musique. J'étais vraiment bien, mais évidemment, il fallait que quelqu'un vienne tout foutre en l'air. Ma main tapota le matelas jusqu'à attraper mon portable.

—   Ouais allô ? décrochai-je.

—   Jay, c'est Roman.

Choqué par l'identité de mon interlocuteur, je me redressai vivement sur le lit.

—   Roman ?

—   Heureux de voir que tu n'es pas sourd.

—   Comment tu as eu mon numéro ? m'enquis-je en ignorant sa pique verbale.

—   J'ai fouillé dans le tel de Théo.

Le mauvais garçon. Pinçant les lèvres avec force, je retins une réplique cinglante. J'enregistrai toutefois l'information dans un coin de ma tête, là où se trouvaient tous les petits détails m'indiquant que Roman n'était pas l'honnête et parfait gentilhomme qu'il pensait être.

—   Super, donc en plus de me suivre partout, tu comptes me harceler au téléphone aussi ?

—   Tais-toi le mioche, je t'appelle pour te proposer un truc.

—   Quoi ? demandai-je avec une pointe d'hésitation.

—   Tu as dit que tu avais besoin d'un vrai salaire et que tu aimais danser, pas vrai ?

—   Heureux de constater que tu n'es pas sénile malgré ton âge, rétorquai-je.

Roman soupira et le bruit provoqua des grésillements à travers le téléphone. C'était donnant-donnant, mon pote, moi aussi je savais être piquant.

—   Je sens que je vais regretter, marmonna-t-il.

—   Qu'est-ce que tu vas regretter ?

—   J'ai besoin de quelqu'un au studio de danse. Pour nettoyer les salles et les vestiaires entre les cours, et peut-être m'assister dans les chorées.

Mon petit organe cardiaque sursauta dans ma poitrine. Avais-je bien entendu ? Roman me proposait un job dans son studio de danse ? L'information passa d'un neurone à l'autre jusqu'à ce que j'intègre pleinement la proposition. C'était absolument génial ! Lorsque Roman avait ouvert son studio de danse, Théo en avait parlé à tout le monde. J'avais vu des photos, des vidéos et le lieu était incroyable. Roman dansait depuis l'âge de sept ans, il était vraiment doué. Plusieurs fois, j'avais assisté à des prestations, les yeux écarquillés d'admiration. Bien évidemment, je n'avais jamais évoqué un quelconque éloge.

—   Jay ?

—   Hein ? Oui ! Pardon, balbutiai-je.

—   Tu es partant ?

—   Je...

D'après lui, je laverais les parquets, les glaces, et même les vestiaires. Homme de ménage, en gros. Mais il avait aussi ajouté que je pourrais être impliqué dans la partie danse. Et ça, c'était vraiment dingue.

—   Je pourrais participer aux cours de danse ? demandai-je.

—   Si tu es sage, pourquoi pas.

—   Sage ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

—   Que tu gardes tes fringues.

—   Ha ha ha, répliquai-je. Je croyais que les danseurs finissaient torse nu lors des chorégraphies. Parce qu'au club je peux mater autant que je veux, j'aimerais ne pas perdre ça, tu vois ?

Un autre grésillement résonna, marquant l'agacement de Roman, ce qui me fit sourire. C'était trop facile de le faire sortir de ses gonds.

—   Jay, tu acceptes ou pas ?

—   Ouais, j'accepte, papi.

—   Putain, je sens que je regrette déjà.

—   Tu l'as déjà dit, bouffie.

Roman grogna et je ne pus me retenir plus longtemps, j'éclatai de rire.

—   Envoie un CV, on se voit vendredi pour en parler, annonça-t-il avant de raccrocher.

Mon écran afficha mes petites applications, signe que je n'étais plus en ligne avec Roman et je restai un peu figé par cette conversation. Très vite, néanmoins, je me secouai et enregistrai le numéro de Roman. Mon cœur cognait sous mes côtes, diffusant des vagues d'excitation qui couraient dans mes veines.

*

⭐️

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