Chapitre 46 : Roman

Recroquevillé sur mon canapé, un plaid enroulé autour de mes jambes, je fixai mon téléphone et l'image qui s'affichait. Un selfie de Jay au parc, le sourire charmeur. Cette photo datait du temps où nous étions ensemble, où j'étais... heureux.

Oui, j'avais été heureux avec lui. Le temps que ça avait duré.

J'avais du mal à accepter la finalité et le gâchis de la situation. Il me manquait terriblement et je ne cessais de ressasser notre dernière conversation. Mes doutes concernant notre relation avaient été exposé comme des résolutions, comme si c'était la vérité, tout simplement. Avec le recul, mes idées se brouillaient.

Je m'étais montré ferme et pessimiste parce que j'avais eu besoin de me montrer responsable pour une fois, comme je l'avais toujours été. Avec Jay, je me sentais démuni. Je laissais mes émotions parler sans écouter la voix de la raison, et j'avais été trahi alors... je m'étais persuadé que j'avais raison de croire que notre différence d'âge était insurmontable.

Mais l'était-elle ?

Cela faisait des semaines que nous étions séparés et un vide immense s'était creusé dans ma vie. Perdre mon ami le plus proche m'avait éloigné de la bande. Quitter Jay me privait de sa vitalité, de ses blagues, de ses baisers, de la douceur de ses cheveux, de son parfum épicé, de la vision de le voir danser en passant la serpillère, de l'entendre chanter comme une casserole lorsqu'il avait ses écouteurs, de sa manie d'enfiler ses vans sans rentrer le talon comme si c'était des claquettes... Oui toutes ces choses me manquaient terriblement. Le trou béant dans mon existence me rendait morose et malheureux.

Les erreurs de Jay étaient certes dû à son jeune âge, mais cela n'impliquait pas qu'il ne pouvait pas s'améliorer, grandir, murir. Cela ne signifiait pas qu'il referait les mêmes fautes ou qu'il ne m'apportait pas du bonheur.

Qu'est-ce qui était vraiment important ? La peur de le voir me trahir à nouveau ? La différence de notre perception du monde ? La complicité et l'amour qui s'épanouissaient entre nous ? L'espoir de construire une vraie histoire avec lui ? De quel côté la balance penchait-elle ?

La sonnette de chez moi retentit soudainement. Grommelant, je m'obligeai à aller ouvrir.

—   Michel ? m'étonnai-je, les yeux écarquillés.

—   Bonjour, Roman. Puis-je te parler, s'il te plaît ?

—   Euh, oui, bien sûr. Entrez.

Je me poussai pour le laisser passer. Mon cerveau peina à me faire réaliser que le père de Jay était là. Puis lorsqu'il le fit, un message d'alerte m'ébranla.

—   Tu as une bière, fiston ? Je suis assoiffé.

Je hochai vigoureusement la tête et récupérai une bière dans le frigo avant de revenir au salon pour trouver Michel confortablement assis sur mon canapé. Il récupéra la boisson et je m'installai face à lui. Le stress agita mon ventre atrocement. 

Merde, qu'est-ce qui se passait ? Pourquoi Michel était-il chez moi ?

—   Alors, j'ai voulu voir ce studio dont Jay me parle tant, mais tu n'y étais pas. La jeune femme m'a dit que tu avais pris des vacances ?

—   Euh, oui, répondis-je.

Des vacances... Ce terme ne représentait pas ce que je vivais, c'était plutôt une quarantaine. Trop morose et malheureux pour assurer mes cours, j'avais été gentiment congédié par mon associé. Estelle avait clairement vu mon état pathétique, elle entendait mes élèves rouspéter à la fin des cours, et d'après elle, je ferais mieux de prendre quelques jours pour me reprendre. Me reprendre de quoi ? Aucune idée.

Je passais mes journées, enfermé chez moi à ne rien faire d'autres que regarder la télé, espérant que les images chassent celles dans ma tête. Celle d'un visage espiègle aux lèvres pulpeuses et aux yeux ambrés.

—   Tu n'as pas l'air bien, constata Michel.

Que répondre à ce merveilleux compliment ?

— Je suis juste un peu patraque. J'ai dû choper quelque chose, mentis-je pour le bien commun.

— Je vois... j'espère que tu iras mieux rapidement. Je suis venu pour te parler de quelque chose. Vois-tu, Jay nous a parlé des cours particuliers que tu lui donnais, il en a dit beaucoup de bien et Jeanne m'a expliqué que tu ne voulais pas que l'on paye pour ça.

—   Non, vraiment, je l'ai fait pour Jay, m'empressai-je d'expliquer.

— C'est très altruiste de ta part, c'est une de tes plus belles qualités.

Michel me sourit tendrement avant de boire quelques gorgées de sa bière.

— Mais pourquoi Jay aurait-il un traitement de faveur ?

La question me prit au dépourvu. J'écarquillai les yeux avant de me reprendre et d'inspirer.

—  Eh bien... ce n'est pas vraiment une faveur. Jay est passionné par la danse, il m'a parlé de son projet d'intégrer l'école, mais il s'inquiétait de ne pas avoir assez de technique pour être accepté, alors... j'ai proposé mon aide parce que j'estimais qu'il avait le potentiel et je suis prof donc ça me semblait normal.

—   Hum, et est-il doué ? m'interrogea Michel, les yeux plantés dans les miens.

La couleur de ses iris était d'un brun chaud, une nuance très proche de celle de Jay et totalement identique à celle de Théo. Cela me remua assez pour que j'éprouve des difficultés à soutenir ce regard.

—   Oui, très. Il apprend vite, il est déterminé et consciencieux. Assez têtu aussi, ce qui lui permet de se perfectionner, déclarai-je, une pointe de fierté dans la voix.

—   Bien, c'est une bonne chose. Tu sais, Roman, en ce moment, Jay est... il s'est renfermé sur lui-même. Ses notes ont chuté, il sèche les cours, ne sourit plus. Il ressemble à un zombie.

La déclaration de Michel me fit froncer les sourcils d'inquiétude. Mon cœur pulsa sous l'effet de la culpabilité, j'étais conscient que c'était ma faute. Un chagrin d'amour marque, autant physiquement qu'émotionnellement. J'en étais la preuve.

—   On s'inquiète avec Jeanne et on s'est dit que peut-être... il pourrait reprendre les cours particuliers, si tu es d'accord ? Il a besoin d'une motivation pour travailler à l'école.

—   Qu-quoi ? dis-je, interloqué.

—   Bien évidemment, nous paierons pour les cours, cela va sans dire.

Ma tête fit un mouvement de négativité, la panique imprégnant tout mon corps. Je ne pensais pas être capable de le fréquenter ainsi après ce qui s'était passé et si jamais cela s'arrangeait entre nous, je ne voulais plus mentir. À personne.

—  Je ne pense pas que... je pense que le mieux pour lui est qu'il s'inscrive dans un autre studio de danse pour apprendre d'autres techniques que les miennes. Ce serait... plus enrichissant pour lui, indiquai-je, très fier d'avoir réussi à sortir une excuse aussi crédible. 

Michel garda son regard chocolat sur moi, le visage serein. Au bout de quelques secondes, il plaça ses coudes sur ses genoux et se pencha vers moi. Ses doigts s'entrelacèrent et je connaissais cette position. Je fréquentais cette famille depuis assez longtemps pour connaître certaines de leurs mimiques. Là, Michel adoptait l'attitude du père sérieux qui allait entamer un sujet important. L'angoisse que je ressentais creva le plafond. Je serrai la mâchoire avec force.

—   Je te connais depuis des années, Roman, déclara Michel d'un ton solennel. Et je sais que tu as des valeurs, tu es honnête, n'est-ce pas ?

—   Oui, soufflai-je doucement.

—   Alors si je te pose une question, tu répondras avec sincérité ?

Le piège se refermait et ma peau me parut trop petite pour mon corps. Il savait. Michel savait pour Jay et moi, j'en étais persuadé. Je le voyais dans la façon dont il me regardait, avec ce mélange de sévérité et de malaise.

—   Michel, je...

—   Es-tu amoureux de Jay ?

La question m'assomma. Totalement terrorisé par la tournure de cette conversation, mon corps se rigidifia à m'en faire mal aux muscles. Le silence s'étira, mais Michel ne reprit pas la parole, ne détacha pas ses prunelles de moi. Il m'inspectait, dans l'expectative, attendant simplement que je réponde. Acculé, je me demandais ce qu'il adviendrait si je mentais. Si je niais mes sentiments.

Une grande bouffée d'air pénétra ma trachée et je fermai les yeux. J'étais pétrifié, prisonnier. Le problème était que je ne pouvais mentir, Michel connaissait la vérité - Dieu seul savait comment – mais si je niais, je ne ferais qu'envenimer la situation.

—   Oui, murmurai-je difficilement.

Michel pinça les lèvres avant de se frotter la barbe d'une main, le regard se détournant.

—   C'était donc vrai, soupira-t-il. Jay m'a confié être amoureux d'un homme plus âgé. Un homme qui le respectait, mais n'avait pas su lui pardonner son erreur. Puis Jeanne trouvait que c'était bizarre qu'il se soit tourné vers toi plutôt que vers ses meilleurs amis Hugo ou Mike. Et finalement, il y a quelques jours, Jay s'est disputé avec Théo, Jeanne a alors cru comprendre que c'était toi.

Il s'interrompit un instant pour reprendre sa bière et boire plusieurs gorgées. Quant à moi, j'écoutais attentivement, le cœur complètement fou. Ainsi ils avaient tout simplement deviné ? J'aurais plutôt imaginé que Théo avait fini par balancer ce secret ou peut-être même Jay. Mais pas... je grimaçai en comprenant que c'était le hasard, un stupide concours de circonstances, un putain de jeu de piste qui les avait mis au courant. Quelle poisse j'avais, bordel !

—   Je n'y croyais pas vraiment, je dois te l'avouer. Je n'aurais jamais pensé que tu... enfin je n'ai pas une seule seconde pensé à toi. Je supposais que c'était un jeune homme rencontré je ne sais où, expliqua Michel d'une voix traînante.

—   Michel, je... je suis désolé, parvins-je à dire.

—   De quoi ? s'enquit-il en tournant les yeux vers moi.

—   Je sais que je n'aurais pas dû. Je vous jure que je vous respecte et je respecte Jay aussi, j'ai toujours...

Les mots me manquaient pour m'exprimer, je ne savais plus quoi dire. Comment expliquer à un père ce que j'éprouvais pour son fils ? Tout sonnerait forcément mal.

—   Il n'y a pas grand-chose à expliquer, fiston. Tu es tombé amoureux de Jay et lui de toi. Je suis sûr que ce n'était pas prévu, ce n'est jamais le cas. Je dois te dire que lorsque Jay m'a parlé de ses sentiments, j'ai été soulagé. Je m'inquiétais pour lui, à son âge, il n'a pas eu de vrai petit-copain, pas d'amour de jeunesse. J'avais peur que pour lui, ce ne soit toujours que des... relations insignifiantes. Je sais comment est le monde, les difficultés que c'est pour lui, ça me brisait le cœur qu'il n'ait pas droit aux mêmes émois que les autres.

J'eus si mal tout à coup. Entendre ses paroles me blessa terriblement parce que je les partageais.

—   Je ne suis pas particulièrement heureux de savoir qu'il est amoureux d'un homme plus âgé, Roman, qu'on se comprenne bien. Je n'aime pas cette idée et en d'autres circonstances, je pense que j'aurais été furieux. Mais je te crois quand tu me dis que tu l'aimes en retour et que tu le respectes. Je te crois parce que je te connais.

J'expirai d'une traite, quelque peu soulagé, mais toujours incapable de savoir quoi répondre.

—   Je sais que vous n'êtes pas ensemble et je n'ai pas envie de me mêler de votre histoire, en revanche, je dois te dire que si c'est à cause de notre avis, tu peux être rassuré. Ce qui compte pour Jeanne et moi, c'est le bonheur de Jay et il était heureux lorsqu'il travaillait avec toi, lorsqu'il prenait des cours de danse. Je pense que tu le rendais heureux.

—   Vous êtes sérieux ? Vous... approuvez ?

—   Nous en avons discuté avec Jeanne. Nous ne sommes pas à l'aise avec cette différence d'âge, parce qu'elle implique que vos attentes sur certains... points, ne sont pas les mêmes. Mais Jay a toujours été en avance, il est fougueux et avide d'apprendre. Il cherche constamment à s'émanciper et s'épanouir.

— Je sais, approuvai-je, les yeux brillants.

— Je ne suis pas surpris qu'il se soit tourné vers quelqu'un de plus âgé que lui, ni qu'un jeune homme de ton âge ait pu être intéressé par lui. Nous savons que tu es quelqu'un de bien, continua-t-il d'une voix sereine. Tu le respecteras, tu l'aideras à voir le monde tel qu'il est, avec ses opportunités et ses dangers. 

Michel me sourit et cette conversation étrange s'allégea tout à coup. Je n'en revenais pas, les parents de Jay nous donnaient sa bénédiction. J'avais tant redouté leur avis et aujourd'hui, alors même que je n'étais plus Jay, ils acceptaient.

—   La différence d'âge n'est qu'un détail, tu sais ? Ce qui est important est de savoir si vous vous correspondez ? Si vos personnalités s'harmonisent, si vos passions et vos convictions sont les mêmes. Si c'est le cas, alors... l'amour entre vous mérite d'être vécu.

Sur ce discours bouleversant, Michel se leva réajustant sa veste. Je me redressai péniblement, les jambes en compotes. Il s'approcha et me prit dans ses bras. L'étreinte me surprit, mais elle fut trop brève pour que le choc soit perçu.

—   Pense à ce que j'ai dit pour les cours de danse, insinua-t-il.

Michel me sourit une dernière fois et quitta mon appartement. Seul avec mes pensées à l'envers, je tremblai sous le coup de l'émotion et la remise en question que cette conversation provoqua en moi.

Si ses parents étaient d'accord, si mes intérêts et mes passions étaient partagés avec l'homme que j'aimais, si l'alchimie et l'humour nous rapprochaient irrémédiablement... Pourquoi m'en priver ? 

*

J'avais le cœur au bord des lèvres.

Malgré le vent à puissant qui glaçait mes os, je faisais des aller-retours dans la rue, attendant que Jay sorte du lycée. Je ne savais pas bien ce que je foutais là, tout ce que je savais était que j'étais foutrement malheureux depuis qu'il était sorti de ma vie et que malgré mon avis sur notre relation, elle me manquait.

Bon sang, nos conversations me manquaient. Son caractère pétillant et ses idéaux me manquaient. Je n'arrivais pas à rebondir, à sortir la tête de l'eau, à reprendre le cours de ma vie. Jay avait mis son empreinte partout, c'était trop fort, trop persistant.

Il m'avait demandé de lui pardonner et avec les semaines passées, je pensais l'avoir fait. Je n'étais plus en colère, j'étais simplement chagriné. Jay méritait-il une seconde chance ? Méritions-nous une seconde chance ? Malgré nos différences ?

J'espérais ne pas m'être trompé sur les horaires de Jay. Avec le temps, j'avais su mémoriser son emploi du temps alors je croisais les doigts pour qu'il n'ait pas séché ses cours de l'après-midi comme son père m'avait informé qu'il le faisait.

D'une main, je replaçai mon bonnet sur ma tête et réajustai la capuche de mon sweat noir. Mon cœur avait des difficultés flagrantes à battre régulièrement et je ne pouvais pas l'aider à se réguler. Je respirais trop rapidement, bordel, je tremblais même !

La sonnerie retentit et me fit sursauter comme un con. Je reculais vivement sur le trottoir d'en face afin de visualiser chaque personne qui sortirait. Et évidemment, je n'eus pas à forcer pour le trouver.

Il apparut avec ses potes, souriant et c'était comme si... comme s'il illuminait les environs. Je l'aurais reconnu entre mille. Même avec ses cheveux... bleus ? Putain, qu'avait-il fait ?

J'avançai d'un pas et mon mouvement attira l'attention de Jay qui m'observa, les yeux ronds. Je retenais ma respiration, complètement fébrile. D'une démarche assurée, sûr de lui, déterminé, il traversa la rue pour me rejoindre.

Putain, j'avais oublié à quel point il pouvait me retourner le cerveau avec sa prestance naturelle. Il aspira tout l'air de mes poumons.

— Roman, murmura-t-il en se plantant devant moi.

Et juste avec ce mot, je repris vie.

*

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