Chapitre 41 : Roman

Mes yeux fixaient les néons, les passants et les aiguilles de ma montre qui défilaient. J'attendais.

Roman, souffla Jay, dès qu'il décrocha.

Entendre sa voix me bouleversa plus que prévu. J'avais pris mon courage à deux mains pour lui téléphoner, à présent, je pris mes deux pieds pour poursuivre ! C'était dire à quel point ce fut difficile.

— Joyeux anniversaire, Jay.

Me-merci. Je pensais que tu ne me le souhaiterais pas, murmura-t-il.

— C'est un moment important et... j'espère que tu as passé une bonne journée et une bonne soirée, finis-je par dire.

Inutile de m'appesantir sur la raison de mon appel, cela devait couler de source. Je ne pouvais pas l'ignorer en ce jour particulier. Le cœur en miette, je tentai de faire face à l'avalanche d'émotions qui m'engloutissait. J'aurais tellement aimé fêter ça avec lui, comme on l'avait prévu.

Non, me répondit Jay, d'une voix étrange. J'ai pas passé une bonne journée, j'ai attendu un signe de ta part à chaque instant, c'était... pénible.

Refusant de m'excuser ou de m'expliquer, je gardai le silence. J'entendis alors Jay soupirer.

Mes parents ont organisé un repas de famille ce soir et ils ont même invité mes amis parce qu'évidemment je suis puni donc pas de sorties. C'est plutôt cool finalement, ils dorment tous à la maison.

— Je suis content pour toi, dis-je, contenant mon émotion.

J'ai eu un cadeau extraordinaire aussi. Ils m'ont tous offert un voyage d'une semaine à New York pour cet été. Avec des places pour un spectacle à Broadway.

L'enthousiasme de Jay était voilé par une tonalité triste, que je reconnaissais pour l'exprimer moi-même. Je savais à quel point il souffrait de la situation, ces cinquante messages par jour étaient limpides. J'aurais aimé avoir la force d'y remédier. Malheureusement, j'étais bien trop blessé pour répondre à ses excuses, pour accepter une discussion, pour envisager une réconciliation. 

Nous n'étions pas faits pour être ensemble, c'était trop compliqué, voué à l'échec. Il était jeune et impulsif. Sa trahison me prouvait à quel point nous étions incompatibles.

— C'est un très beau cadeau, tu dois être très heureux.

Oui, c'est une vraie surprise. Il y a deux billets, mes parents ont dit que comme ça j'irai pas seul, ça les rassure.

Mes yeux se fermèrent avec force, et je soupirai avec le plus de discrétion possible.

C'est avec toi que je veux y aller, Roman, confia-t-il, d'une voix cassée.

Cette conversation faisait mal. Je savais qu'elle serait douloureuse, mais pas à ce point. Si ma tête avait pris sa décision, mon cœur, lui, peinait à écouter et accepter.

— Jay, ça n'arrivera pas.

Pourquoi tu fais ça ? Tu me quittes comme ça, sans qu'on ait parlé !

— On a parlé, je sais ce qu'il y a à savoir, réfutai-je.

Pas du tout ! protesta Jay avec virulence.

— Écoute, je voulais simplement te souhaiter un joyeux anniversaire, c'est tout. Prends soin de toi, Jay, tu es un adulte maintenant.

Avant qu'il ne puisse répondre, je raccrochai, le cœur lourd.

Ce soir-là, malgré ma patience, je n'eus aucun moyen de chasser le chagrin et d'apaiser la colère. Je rentrai donc chez moi les idées en vrac.

*

Enfin. Vers trois heures du matin, un visage apparut. Je le reconnaissais. C'était lui. Les photos sur Facebook le flattaient bien plus que la réalité, mais c'était lui. Frédéric Marchand. D'un pas nonchalant, il rejoignit le parking dans lequel j'étais garé.

Deux semaines que je faisais le guet devant le club. Je pensais réellement le trouver vendredi dernier, mais il ne s'était pas montré, pas plus qu'en semaine. En un sens, peut-être était-ce une bonne chose qu'il ne se soit pas montré le jour d'anniversaire de Jay, j'aurais détesté associer sa majorité à ce que je m'apprêtais à faire. 

J'eus l'impression d'être en train de m'effriter. Pourtant, je chassai cette sensation, comme d'habitude. Pour m'aider à supporter la douleur, j'avais trouvé un objectif bien plus grand, bien plus important. Mes yeux restèrent braqués sur l'entrée. Chaque soir, j'avisai avec attention les passants, en vain. 

Mon corps s'emplit de cette rage sourde. Je sortis de la voiture pour rejoindre ce type à l'allure d'un bon père de famille, propre sur lui.

Jay m'avait tenu au courant de la plainte, de l'intervention de son père, j'avais lu ces messages avec intérêt, même si cela ne changeait rien. J'étais convaincu que la justice, quelle qu'elle soit, ne serait pas à la hauteur. Et la colère m'aidait à supporter la situation, alors je la laissais me guider. À travers le parking, jusqu'à atteindre ce connard.

La nuit obscurcissait tout, seuls quelques lampadaires sur le trottoir de la rue voisine éclairaient faiblement les lieux. Il ne me vit pas arriver, j'en profitais. Sans attendre, avec toute ma fureur, je le fis pivoter vers moi brutalement pour lui asséner un coup-de-poing. Le plus fort possible, déchargeant toute ma violence et ma haine.

Ce porc s'effondra au sol, sonné. 

— Tu y réfléchiras à deux fois avant de toucher sans permission, crachai-je.

Il peina à se remettre et j'en profitai pour libérer le reste de ma colère. M'attaquant à sa voiture, je défonçai son capot, brisai ses phares et ses rétroviseurs, pulvérisai les vitres, arrachai les essuie-glaces. Pour faire bonne mesure, je sortis un couteau et crevai également ses pneus. Puis sans un regard en arrière, je rejoignis ma voiture et quittai le parking.

L'adrénaline coulait à flots dans mes veines, elle me gorgeait d'excitation. J'avais attendu une semaine avant de voir son visage apparaître devant ce club, une semaine à attendre chaque nuit qu'il pointe le bout de son nez.

Avec la plainte, je m'étais imaginé qu'il ne reviendrait plus, apparemment ce genre de personnage ne craignait rien. Qui allait l'empêcher d'aller dans un club pour admirer un strip-tease ? C'était légal. Le reste ? Il n'y avait pas de preuves. Il avait certainement dû se défendre en disant que le gamin avait menti. 

Le dégoût s'ajoutait à la rage. Cela m'avait motivé à lui donner une bonne leçon. Peut-être qu'il reconsidérera la situation avant de tenir pour acquis ce qui ne doit jamais l'être.

Je n'avais jamais fait ça. Frappé quelqu'un volontairement, pour le faire souffrir. Je m'étais déjà battu, contre des imbéciles qui pensaient que mon orientation sexuelle me définissait comme plus faible qu'eux. J'avais eu pas mal de coquards, mais j'avais une sacrée droite. Je pouvais faire mal. Ce soir, j'avais utilisé mon poing pour faire justice tout seul.

Et je savais que ce n'était pas bien, pas très correct. Le truc, c'était que mes tripes me disaient qu'il le méritait, qu'il méritait une bonne correction autre que... rien du tout. Parce que la justice avait trop de failles pour punir un tel individu. Alors tel Batman ou Dexter, je me faisais justicier.

Toute cette colère en moi venait d'être extériorisée et ça faisait un bien fou. Toutefois, mes souffrances restèrent accrochées à moi comme des sangsues. J'étais fatigué d'avoir mal, j'avais oublié à quel point les ruptures étaient pénibles et douloureuses.

Jay me manquait. J'avais pris une décision, je m'y tenais, mais cela ne changeait rien à l'immensité de ma solitude.

Avec le recul et les jours passant, certaines révélations me trottaient dans la tête. À cause de ma colère, j'avais oublié à quel point Jay ne pensait pas à ce qui était mal, pour lui, stripteaseur n'était qu'un travail cool qui lui permettait de gagner beaucoup d'argent en dansant comme il aimait le faire. Avec entrain, passion, provocation et liberté. Il cherchait là-dedans un moyen d'être pétillant. Parce que Jay était comme ça, naïf certes, mais toujours positif, à vivre pleinement, à voir le bonheur et la joie au lieu des risques ou des dangers. Il était lumineux.

Et moi, j'avais oublié ça. J'avais oublié que son choix de travailler là-bas n'était pas guidé uniquement par l'argent, comme je l'avais dit. J'avais honte de mes mots et en même temps, il fallait qu'il comprenne que tout n'était pas lumière autour de lui. L'argent facile, n'était jamais facile.

J'avais eu besoin de le secouer alors même que Jay ne conceptualisait pas le monde comme moi. Il était trop jeune pour être heurté par la vie, par la négativité, les zones d'ombres. 


L'intelligence, la malice et son esprit vif ne faisaient pas de lui un adulte. D'ailleurs, la maturité était un concept subjectif. Une personne pouvait être mature sur certains aspects et complètement immature sur d'autres. Jay en était le parfait exemple.

Et sans doute que moi aussi, je souffrais de lacunes.

J'avais fermé les yeux sur nos différences pour me concentrer sur nos points communs. Sur ce qui nous rapprochait. Était-ce une mauvaise chose ?

Je ne pensais pas. Aujourd'hui, ce choix m'était douloureux, parce que nos divergences nous avaient amené à ce désastre.

Jay m'avait menti, persuadé qu'il avait le droit de travailler où il voulait et de faire ce qu'il voulait, sans rendre de compte à personne. Ses objectifs étaient sa priorité. L'école de danse était sa priorité. En un sens, il avait raison, je n'avais aucun droit sur sa vie, ses décisions. Seuls ses parents le pouvaient encore jusqu'à sa majorité. Mais ses mensonges étaient difficiles à digérer. Il n'avait pas tenu sa promesse parce qu'elle ne signifiait pas autant que pour moi.

De mon côté, j'avais cru pouvoir impacter ses décisions et sa vie. J'avais bêtement cru que j'aurais une influence positive sur lui. J'avais eu confiance en sa parole parce que j'étais persuadé qu'il avait compris mon point de vue. Comme si j'avais pu implanter ma vision du monde dans son esprit.

Ça avait été stupide. Nous ne vivions pas la vie sous le même prisme. Cela signifiait-il que nous avions aucun avenir ensemble ?

Mes mains tremblaient toujours lorsque j'arrivai chez moi. L'esprit un peu ailleurs, le cœur battant sous l'adrénaline, je ne vis qu'au dernier moment le visiteur qui attendait sur le palier de ma porte d'entrée.

— Putain, dégage, je veux pas de toi ici, crachai-je.

D'une main, je pris mes clés dans la poche de mon pantalon, grimaçant sous une douleur de ma main. Je n'en fis pas cas et ouvris précipitamment ma porte pour m'engouffrer à l'intérieur.

— Attends, Roman !

Il bloqua la porte et parvint à entrer, ce qui réveilla ma colère déjà trop présente chez moi. J'étais clairement à fleur de peau, les nerfs à vif et prêt à exploser à la moindre occasion.

— Sors de chez moi, grognai-je.

— Qu'est-ce que tu as à la main ? demanda Théo, un filet d'inquiétude s'échappant de sa bouche.

— Rien du tout.

Elle m'élançait vachement et un coup d'œil dessus me permit de voir que j'avais de sales ouvertures et coupures. Je pissais carrément du sang, j'en foutais partout, putain ! Je m'empressai de trouver un torchon dans la cuisine pour entourer ma main.

— Écoute Roman, je suis... il y a des choses que j'ai dites que je pensais pas, ok ?

D'un pas raide, je passai devant lui pour prendre une bouteille de bière dans mon frigo et rejoindre mon canapé. Tout mon corps fourmillait d'excitation après ce que j'avais fait, l'adrénaline ne redescendait pas et voir Théo ici aggravait la situation. J'avais besoin de me calmer, pas de me disputer avec ce con !

— Je ne suis plus avec ton frère, inutile de venir proférer des menaces. 

Il se tenait debout, près de la télé, me faisant face avec aplomb. Son jean foncé, sa chemise cintrée bleu ciel, ainsi que sa montre de marque m'indiquaient qu'il s'était fait beau pour sortir. Certainement pour voir nos amis. Des amis que je voyais plus, tellement je m'effondrais dans ma détresse.

— Ce sont des excuses ça ? demandai-je avec sarcasme.

— Non. Je ne compte pas m'excuser, répliqua-t-il fermement.

— Alors fous le camp.

— Tu comptes t'excuser, toi ?

Il plissa les yeux vers moi alors j'en fis de même. Il se foutait de moi là ?

— Pourquoi m'excuserai-je ?

— Peut-être pour avoir baisé mon petit-frère, proposa Théo, acerbe.

— Change de disque, tu veux ? Tu m'emmerdes. Je me suis suffisamment expliqué, je pensais avoir été clair en disant que j'étais désolé et mal à l'aise d'être attiré par ton frère, mais j'ai pas eu le choix, ok ? Les sentiments, ça se contrôle pas ! Alors je vais pas m'excuser de l'aimer, si t'arrives pas à gérer ça, c'est ton foutu problème.

Mon cœur dansait à vive allure sous mes côtes. Cependant, je me sentis bien plus libre de dire cette vérité à Théo. Je n'étais pas mal à l'aise d'aimer Jay, non, j'étais simplement mal à l'aise à l'idée que ce soit perçu comme malsain. Que mon désir pour lui soit interprété comme une perversion et pas comme une preuve de mes sentiments. Que je sois comparé à ce Frédéric.

La bile monta dans ma gorge et je bus ma bière d'un trait pour dissiper la sensation désagréable.

Théo souffla et s'affala dans le fauteuil le plus proche de lui.

— J'ai le droit d'être en colère contre toi, de penser que tu as manipulé notre amitié.

— Ça n'a rien à avoir avec toi, Théo.

— Ça aurait dû. Notre amitié aurait dû être plus importante que ton béguin pour mon frère. Tu aurais dû comprendre que ça ne se faisait pas, que tu risquais de briser notre amitié.

— Et tu t'imagines que j'y ai pas pensé ? Je savais exactement comment tu réagirais, je savais ! m'énervai-je. J'ai essayé de résister, de l'ignorer, mais encore une fois, ce n'est pas juste du désir physique, c'est pas une passade ou un crush d'ado. C'est...

Je m'interrompis, le temps de respirer plus amplement et de faire redescendre la tension. 

— Lui et moi, c'était important.

— Important ? 

— Peu importe, soupirai-je. C'est terminé avec Jay alors tu peux te tranquilliser et me foutre la paix maintenant.

*

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