Chapitre 35 : Jay
— Tu devrais appeler un taxi pour rentrer, tu n'as pas l'air bien, continua le videur.
Toujours incapable de parler, je hochai la tête tout en fouillant mon sac à dos pour récupérer mon téléphone. Il était plus d'une heure du matin. Mes doigts tremblants déverrouillèrent l'écran pour appeler.
Le videur reprit son air imperturbable et détourna le regard, ne s'occupant plus de moi. Chancelant sur mes appuis, je glissai pour m'accroupir au sol, recroquevillé et perdu. Mon cerveau n'arrivait pas à réfléchir et je sentais l'émotion m'envahir pour humidifier mes yeux. Merde, je n'y voyais plus rien.
— Allô ? entendis-je dans le téléphone.
Une voix rauque, pleine de sommeil. Une voix que je reconnaîtrais entre mille.
— Jay ? reprit Roman avec plus d'assurance.
Mon cœur chuta dans ma poitrine et un barrage céda. Le cocktail d'émotion me ravagea et un sanglot déchira ma gorge. Je sentais encore les mains du client sur moi, telles des marques ignobles.
Je n'avais pas voulu ça. Je devais simplement danser. Comme j'aimais le faire. Pas être... touché ainsi. Le dégoût se mêla à la peur que j'avais ressentie lorsqu'il m'avait bloqué de son imposante stature.
— Jay ? répéta Roman, beaucoup plus fort.
— Ro-Roman.
— Qu'est-ce qui se passe ? Ça ne va pas ?
— Tu peux... venir me chercher ?
Un couple arriva devant le club, sourires aux lèvres. Une fois à mon niveau sur le trottoir, ils baissèrent les yeux avec surprise et leur regard changea pour exprimer une forme de dégoût, comme si j'étais un déchet. Je me redressai alors vivement, mes jambes peinant à supporter mon poids. L'humidité sur mes joues me fut insupportable et j'essuyai mes larmes d'un revers de main.
— Pourquoi veux-tu que je vienne te chercher ? s'enquit Roman.
— S'il te plaît, murmurai-je.
Tout ce que je voulais, c'était partir d'ici. Retrouver Roman. C'était avec lui que j'aurais dû passer la soirée, pas dans ce club. Pourquoi je m'étais laissé appâter par l'argent ?
Pourquoi Jim n'avait rien dit ? Les box privés n'impliquaient pas forcément des extras, je n'avais jamais donné mon autorisation pour ça ! Est-ce qu'il s'était imaginé que j'étais intéressé par les extras à cause de ma propre connerie le soir où j'avais été démasqué par Roman. En fait, tout ça, c'était ma faute ?
— Jay ?
La voix de Roman me tira de mes pensées.
— Hein ? dis-je, la gorge serrée.
— Tes parents ne vont pas apprécier si tu pars de la maison en pleine nuit. Raconte-moi ce qui se passe.
— Je...
Un autre sanglot me secoua. Je déglutis difficilement pour pouvoir finir ma phrase, pour pouvoir supplier Roman de venir me chercher, de me récupérer, de m'aider.
— Tu pleures ? s'inquiéta immédiatement Roman d'une voix stridente.
— Je suis pas chez moi, lâchai-je dans un murmure.
Le froid de janvier me tétanisa avec la même efficacité que les yeux noirs de Frédéric. Le dos contre le mur glacé, je collai mon sac à dos contre moi pour trouver du réconfort. J'avais l'impression que le vent fragilisait mes os. Était-ce même possible ? L'expression « être glacé jusqu'aux os » prit tout son sens.
— Jay ! Réponds-moi ! cria Roman.
Encore une fois, mon esprit était parti ailleurs. Je peinais à rester concentré.
— Où es-tu ?
— Au- au club, répondis-je en claquant des dents.
— Quel club ? s'étonna-t-il.
— L'intimi, m'étranglai-je.
Un silence me répondit, le temps que Roman réfléchisse à ce nom. Lorsqu'il comprit à quoi je faisais référence, je l'entendis jurer.
— Qu'est-ce que tu fous là-bas ?
— Tu peux venir, s'il te plaît ?
Comme si les tremblements de mon corps ne suffisaient pas, mes dents se mettaient maintenant à jouer des claquettes. Le videur me jeta un coup d'œil une fois de plus et je le vis amorcer un pas vers moi, hésitant. Je secouai la tête pour le dissuader. Le fait qu'il soit à quelques mètres me permettait d'être rassuré, je n'avais pas besoin qu'il me rejoigne.
— Tu m'entends ?
— Quoi ? repris-je, me concentrant sur la voix au téléphone.
— J'arrive, ne bouge pas.
— Ok, chuchotai-je avec soulagement.
— Je dois raccrocher, mais je serais là dans pas longtemps.
Je ne répondis pas et raccrochai simplement dans un état second. Mes yeux balayaient la rue et les alentours. Nous étions dans un quartier animé, à cette heure, il n'y avait pas foule, toutefois, il y avait du passage, des groupes amassés devant les clubs.
Je regardais les gens rires alors que mon esprit me ramenait inlassablement vers le box. Qu'avais-je fait de mal ? Avais-je envoyé des signaux ? Avais-je laissé sous-entendre que je voulais plus avec ce client ? Je n'avais fait que danser, je ne comprenais pas comment... à quel moment les choses avaient-elles dérapé ?
Il m'avait touché, mais c'était arrivé aussi la dernière fois et cela n'avait pas été aussi étrange. J'avais simplement souris tout en continuant ma danse, sentant que de toute façon, je contrôlais la situation. Ce soir, je n'avais rien maîtrisé.
Dès le départ, j'avais été fébrile, hésitant, mal à l'aise. Dès son arrivée, il avait pris l'ascendant avec son regard franc et avide, son grand corps et ses mots déstabilisants.
Le choc m'engourdissait toujours et les souvenirs se firent plus désagréables, me remémorant la sensation de ses mains sur mes hanches, frôlant mes fesses jusqu'à ce qu'elles osent me toucher vraiment. Comme si j'étais à lui, comme s'il en avait le droit.
Mes mains tremblaient encore et cela m'agaça, j'en avais assez de cet état de faiblesse. Inspirant profondément, je redressai ma colonne vertébrale pour me tenir droit. Reprendre le contrôle. Roman arrivait, il m'emmènerait loin d'ici.
Tout à coup, mon esprit m'envoya une alerte qui jusqu'ici ne m'avait pas atteinte. Roman venait de découvrir mes mensonges. L'angoisse reprit ses droits sur moi accélérant mon palpitant.
Mes yeux se remplirent de larmes une nouvelle fois. Roman allait me tuer. Il serait en colère et déçu. Je voulais pas lui dire ! Je voulais pas avouer mon mensonge, je comptais simplement démissionner après cette soirée. Prendre mes deux cent cinquante euros et me barrer pour de bon !
Mes larmes s'acharnaient à vouloir couler, je ne parvenais plus à les retenir. Une voiture s'arrêta en trombe devant le club, le warning allumé et un Roman agité sortit du véhicule, les yeux fouillant frénétiquement les alentours.
Son visage était marqué par la fatigue, mais encore plus par la panique. Un pull kaki sur un survêtement noir, il avait l'air de sortir du lit. Et c'était le cas. Il dormait sûrement paisiblement lorsque je l'avais brusquement réveillé pour lui quémander de l'aide alors que j'avouais par la même occasion ma trahison.
Le gris de ses yeux se figea sur moi et il fit le tour de la voiture pour me rejoindre.
— Jay, est-ce que ça va ?
Sans réfléchir, je tombais dans ses bras, l'entourant avec force. Roman ne s'y attendait pas, il eut du mal à encaisser mon étreinte. Son odeur s'infiltra en moi, ses bras musclés, mais doux, me serrèrent contre lui et ce fut trop pour moi. Comprendre à quel point j'aimais être dans ses bras, à quel point il me faisait sentir bien, en sécurité et voir que je venais de tout bousiller... Ce fut comme un autre choc.
Le contrôle que je m'acharnais à retrouver retomba dans mes baskets et mes larmes devinrent des torrents. Je sanglotais sans pouvoir me maîtriser. Les tremblements redoublèrent d'intensité.
— Eh, Jay, qu'est-ce qui a ? s'inquiéta Roman.
— Je- je suis désolé, pleurai-je, épuisé.
— Quoi ?
Il tenta de me faire reculer, mais je m'accrochai à lui avec plus de force. Il ne pouvait pas me lâcher. J'avais froid et je ne voulais plus sentir les mains de Frédéric. Pourquoi je pleurais, merde ! J'étais minable. Même pas foutu de rester debout ! Je m'effondrais sans comprendre pourquoi je n'arrivais pas à reprendre pied.
Roman me frotta le dos et je l'entendis demander plus fort :
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— J'sais pas, il est sorti en courant et s'est effondré contre le mur, entendis-je dire.
Tout à coup, Roman força pour me faire reculer. Je fus trop faible pour résister et il planta ses prunelles dans les miennes avant qu'elles ne parcourent mon corps.
— Qu'est-ce qui t'arrives ? me demanda-t-il.
— On peut rentrer ? soufflai-je, entre deux sanglots.
Roman pinça les lèvres, semblant réfléchir avant de hocher la tête. Il m'aida à monter en voiture et s'empressa de reprendre la route. La chaleur de l'habitacle et son silence, m'aida à apaiser ma crise de pleurs. Le froid était toujours à l'intérieur de moi, ce qui me faisait toujours grelotter et j'en avais assez ! Ça me foutait en rogne d'être ainsi. Ce n'était pas si grave ! Il ne s'était rien passé et je me comportais comme si j'avais assisté à un meurtre !
Le trajet fut atrocement long et lorsque nous arrivâmes chez Roman, je soupirais de soulagement. Enfin, j'étais loin de cet endroit de malheur. Loin de ce pervers. Je me laissai tomber sur le canapé, mon sac à dos toujours plaqué contre mon torse, comme s'il me protégeait.
Pff, c'était ridicule. Je me forçais donc à le lâcher.
— Est-ce que je peux savoir ce qui se passe ? m'interrogea Roman en s'asseyant sur la table basse, face à moi.
— Je...
Son visage exprimait toute son inquiétude et sa confusion. Je lui devais une explication et je n'étais pas en état de trouver une excuse plausible. Mon cerveau m'avait abandonné, me laissant perdu depuis ce qui s'était passé dans le box. Incapable de mentir davantage, j'avouai alors la vérité.
— J'ai... je n'ai pas démissionné. Je voulais continuer à gagner cet argent, j'arrivais à concilier tout en même temps alors je ne voyais pas de raison d'arrêter et ce soir...
Ma gorge se comprima et tous les raclements possibles n'y changeaient rien, je dus donc continuer avec cette sensation qu'on m'étouffait à mesure que je parlais.
— Le patron m'a dit qu'un client avait réservé un show privé et que ça me ferait gagner deux cent cinquante, je pouvais pas dire non avec une somme aussi énorme. C'était juste... de la danse, geignis-je avec amertume. Mais... mais...
— Mais quoi ? me poussa Roman lorsque je m'arrêtais de parler.
— Mais c'était en box. La dernière fois, j'ai juste dansé comme d'habitude, comme c'est prévu dans le prix d'un show privé. Mais là, il a voulu plus, je savais pas, m'empressai-je de dire.
Mon esprit embrouillé me faisait parler vite, avec confusion, sans ordre précis.
— Je savais pas, Roman, personne m'a dit, je m'attendais pas à ce qu'il... je voulais pas, achevai-je en secouant vivement la tête.
— Qu'est-ce que tu voulais pas ?
— Je voulais pas qu'il... La dernière fois aussi on était dans un box et ça allait, c'était pas dérangeant, c'était pas comme ça. J'ai pas compris qu'il voulait plus, je savais pas, Jim n'a rien dit. Et là le client, il...
J'avais conscience que je balançais simplement ce que je pouvais, ce qui arrivait sur ma langue. C'était incompréhensible et Roman avait le visage fermé, les sourcils froncés et petit à petit alors que mon charabia sortait de ma bouche, son expression refléta une colère sourde.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ? demanda-t-il, la voix blanche.
— Rien, c'était... il a...
Agacé par ma propre voix bégayante, j'inspirai à fond, les poings serrés contre mes cuisses et les dents plantés dans ma lèvre.
— Il m'a touché... de façon inappropriée et... j'ai dit que je voulais pas, que je faisais pas ça. Mais il a un peu insisté...
Les larmes revinrent alors que je me souvenais encore et encore de ce moment. Dans ma tête, la scène se rejouait sans cesse, ce qui me rendait fou. Son grand corps imposant qui m'empêchait de bouger, de m'échapper, qui pénétrait mon espace personnel. Cette foutue sensation d'être prisonnier, de ne pas avoir le choix.
Et c'était ça qui me choquait le plus, l'impression viscérale que j'avais éprouvé, prisonnier du désir de cet homme. Il ne m'avait pas pris mon choix, ni mon consentement, il avait simplement pensé et décrété que le choix lui revenait, à lui, pas à moi. C'était ça le pire. Ça qui me faisait trembler et pleurer. Là-bas, dans ce box, je n'avais pas été une personne à part entière avec un libre-arbitre, je n'étais qu'une chose.
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