Chapitre 29 : Roman

Le lieu où Théo me donna rendez-vous était situé de l'autre côté de la ville. À mon arrivée, il était presque vingt-trois heures et l'ambiance était plus qu'en effervescence.

L'endroit avait élu domicile sur le toit d'un bâtiment ancien, fait de briques rouges. Les futs en bois servaient de hautes tables, disséminées un peu partout et n'accueillaient pas plus de quatre personnes. Le bar le long d'un des murs était rustique et éclairé par des guirlandes lumineuses faites d'ampoule nues. La musique variait d'un style à l'autre, mais rien de trop électrique puisqu'il n'y avait pas à proprement parlé de piste de danse.

Balayant les lieux rapidement, je trouvai Théo accoudé à un fut sur la droite, le nez sur son téléphone. Je m'approchai de lui, le cœur battant, les narines frémissantes en détectant l'odeur alléchante de friture. Je n'avais rien mangé et j'étais vraiment épuisé. Complètement dans un état amorphe. Il me fallait de l'énergie et une grosse dose de courage pour la conversation à venir.

— Salut, dis-je à sa hauteur.

Théo releva vivement la tête puis m'offrit un sourire.

— Eh, mon pote !

Il m'enlaça comme si nous ne nous étions pas vus depuis des mois. D'accord, c'était un peu l'effet que j'avais aussi, donc je lui rendis l'étreinte de bon cœur.

— J'ai commandé des barquettes de frites et de poulets frits, me dit-il en se reculant.

— Putain, merci, soupirai-je. Je meurs de faim !

— Ouais, je me suis douté, tu finis beaucoup trop tard !

Son intonation était taquine et Théo lâcha un rire avant de rajouter :

— En plus maintenant tu dois ramener Jay après. Franchement, tu t'es embourbé dans une merde, mon gars.

— Je voulais pas qu'il rentre seul chaque soir aussi tard, dis-je sans réfléchir.

— Aussi tard ? s'étonna mon ami avant de faire mine de réfléchir. Ouais, c'est sûr, la nuit tombe vite l'hiver.

Je hochai la tête et heureusement une serveuse arriva toute pimpante en posant la commande de Théo. Deux bières fraiches accompagnèrent notre repas tardif et je me léchai presque les lèvres d'anticipation.

— Alors... commença lentement Théo pendant que je piquais déjà trois frites pour les gober. Tu as été drôlement occupé ces derniers temps.

Directement dans le vif du sujet donc ? Ça ne m'étonnait guère, Théo et Jay se ressemblaient sur ce point, ils étaient francs et directs. Je sentais la sueur dévaler mon dos à cause du stress qui me rongeait les intestins. J'allais pas y arriver.

Plusieurs phrases me venaient, j'avais longuement réfléchi à cette discussion, à ce que je devrais dire et comment le dire, cependant la réalité était plus effrayante.

Devant mon silence, Théo fronça les sourcils et continua à parler :

— Au début je pensais que tu étais un petit cachotier et que tu avais rencontré quelqu'un. Genre que tu étais dans la phase exploration en profondeur, rigola-t-il. Mais vu ta tronche, je me dis que j'ai fait fausse route. Tout va bien ?

L'inquiétude remplaça la plaisanterie et je me maudissais intérieurement. J'étais un beau salaud ! S'il me foutait un coup dans la mâchoire, je l'aurais amplement mérité.

— Oui, oui, ça va, répondis-je.

Je récupérai la bière et bu de grandes gorgées pour me donner encore quelques secondes de répit. Théo fronçait toujours les sourcils, son regard chocolat fixé sur moi avec bien trop de concentration. Allez, on se lance !

— En fait... tu as raison, confirmai-je à demi-mots.

— J'ai raison ? Tu as rencontré quelqu'un ?

— Oui.

Ce fut tout ce que je pus répondre, ma gorge était trop comprimée pour délivrer autre chose.

— Putain, je le savais ! s'exclama Théo, les yeux brillants. Je te connais, mec, tu disparais des radars que lorsque tu as trouvé un cul sympa.

Son rire m'entoura sans qu'il ne me soit communicatif. Le « cul sympa » n'étant autre que son frère, je doutais qu'il garde sa bonne humeur encore longtemps.

— Pourquoi tu fais cette tête alors ? poursuivit Théo en dégustant un pilon de poulet frit.

L'appétit venait de disparaître pour laisser place à la nausée. Le stress omniprésent dans mon corps me donnait le vertige, j'avais mal à la tête et au cœur. Comment dire ça, bordel ? Le cracher d'une traite ou être progressif ?

Ma main droite, tremblante, s'empara de ma bouteille de verre et la porta à ma bouche. La boisson fraîche réveilla ma gorge douloureuse et m'apaisa un instant.

— T'es palot, mec, t'es sûr que ça va ? Mange un peu.

En observant mon ami, je tombais sur un petit grain de beauté sur le bout de son nez. Un grain de beauté que je n'avais jamais remarqué avant. Jay avait le même, je le savais parce que je contemplais très souvent Jay. L'électrochoc me secoua suffisamment pour reprendre mes esprits.

— J'ai un truc à te dire, Théo, commençai-je en me raclant la gorge.

— D'accord, répondit-il lentement en haussant les sourcils.

— Un truc pas facile à dire, ni à entendre.

Théo resta figé dans le silence quatre secondes avant de secouer la tête.

— C'est quoi ce ton morbide ? Crache le morceau !

— Je... celui que j'ai rencontré, c'est... Jay.

Le prénom fut délivré dans un étranglement de gorge et à voir la tête plissée de Théo, je n'étais pas sûr qu'il ait comprit. Pitié, ne me force pas à répéter.

— Jay ?

La voix de mon ami n'était pas sûre, son hésitation me fit grincer des dents.

— Oui.

— Il s'appelle Jay ? répéta Théo en fronçant les sourcils.

Incapable de répondre, je restais interdit devant cette question. Le faisait-il exprès ? L'angoisse faisait battre mon palpitant avec une rapidité qui m'essoufflait dangereusement. Mon silence accentua le froncement de sourcils de Théo jusqu'à ce qu'un malaise s'installe et que son visage change radicalement.

— Attends, tu veux dire Jay comme dans Jay, mon frère ?

— Oui.

Comment étais-je parvenu à répondre ? C'était un miracle. En revanche, la grâce ne me toucha pas davantage. Seul ce mot franchit la barrière de mes lèvres. Mais cela suffit. Je vis le corps de Théo se raidir, ses épaules se redresser et ses yeux changer d'expression. Nous restâmes ainsi à nous fixer un long moment, aucun de nous deux ne parla. Le bruit environnant, les conversations animées, les rires et les gens qui s'amusaient accentuaient la sensation de malaise.

Parle bon sang ! Il fallait que je développe.

— Je... essayai-je avant de me racler la gorge et de reprendre, je ne sais pas trop comment c'est arrivé, mais...

— Qu'est-ce qui est arrivé ? me coupa-t-il.

— On...

Merde, merde, merde. Tous les mots que je pensais vouloir dire me paraissaient catastrophiques. On se plaît ? On est attirés l'un par l'autre ? On est ensemble ? Rien n'allait.

— Vous quoi ? insista Théo d'une voix dangereusement neutre.

— On passe beaucoup de temps ensemble et on s'entend vraiment bien. Plus que bien.

Wouha, ça c'était de la phrase. Pas mal. Mais peut mieux faire.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que tu veux dire exactement ? m'interrogea mon ami en haussant son sourcil gauche.

— On s'aime bien, on se plaît quoi, lâchai-je finalement.

— Vous vous plaisez ?

— On est ensemble.

Putaaaaaaaaain ! Allais-je finir par dire tout ce qui me semblait inconvenant ? Je ne savais pas comment expliquer les choses avec plus de subtilités que ça !

Théo accusa le coup, sa tête eut un mouvement de recul et il écarquilla les yeux. Lentement, il prit sa bouteille de bière et commença à boire. Beaucoup. En fait, il détourna le regard et vida l'intégralité de sa boisson en grandes gorgées tel un assoiffé. Lorsqu'il eut tout bu, il la reposa dans un geste brusque, mais le son se noya sous la musique bruyante qui nous entourait.

— Putain, si je m'attendais à ça, souffla-t-il. Je m'étais fait de drôle de scénario pour expliquer ton éloignement dernièrement, j'ai préféré rester sur l'idée que tu étais fourré avec un gars, c'était... moins pire qu'une maladie incurable. Mais bordel, je commence à croire que la maladie aurait été une meilleure option.

— Théo, intervins-je, dépassé par ses mots.

Il tourna la tête vers moi brusquement, le regard froid et la bouche tordue.

— Alors explique moi ça un peu, Roman. Tu sors avec mon petit frère depuis combien de temps ?

— C'est... récent, esquivai-je d'une voix blanche, mon corps s'engourdissant peu à peu.

Je ne pouvais pas lui dire que cela faisait déjà près de trois semaines qu'on se fréquentait !

— Écoute, on... on a juste beaucoup parlé et...

Un rire déchira notre conversation, interrompant ma phrase brutalement.

— Parlé. Et de quoi as-tu parlé avec mon frère au juste ? Des dernières baskets à la mode ? Ah non, peut-être que c'était des cours de philo, non ?

Le ton de sa voix prit des notes violentes, ses mots étaient déplaisants et je n'aimais pas ce qu'il sous-entendait.

— Non, ton frère a de la conversation, il est cultivé sur beaucoup de sujets. On a parlé de danse, de cinéma, de peinture, d'histoire et même de la situation géopolitique de la Corée du Nord. C'est quelqu'un d'intéressant et on s'est rapprochés naturellement sans rien contrôler, balançai-je vivement.

— Mais qu'est-ce que tu me racontes, mec, soupira Théo en se frottant le visage. T'es en train de me faire marcher, pas vrai ? Dis-moi que c'est une blague !

— Non, je suis désolé Théo. J'avais besoin de te le dire, de te dire que c'est sérieux. Je m'y attendais pas, simplement ton frère est génial et je ne sais pas, ça nous a pris par surprise.

Théo leva une main devant moi et respira amplement plusieurs fois avant de reporter son regard sur moi. La froideur n'y était plus, mais son corps était toujours aussi rigide.

— Donc que je comprenne bien. Tu es en train de dire que tu sors avec mon frère ? Mon petit frère de dix-sept piges, c'est ça ?

Je soupirai longuement, détournant le regard. Voilà la phrase accusatrice, le ton réprobateur que je redoutais.

— Oui, mais...

— Depuis quand les ados t'intéressent exactement ? m'interrompit-il.

— Ils ne m'intéressent pas, m'emportai-je. C'est juste Jay. Il est plus que son âge, il est intelligent, impétueux, vif d'esprit, plein d'humour, malin et passionné. Je ne sais pas comment c'est arrivé, mais à un moment donné, j'ai vu plus que son âge en lui.

Ma tirade m'assécha la bouche et me laissa essoufflé. Quelques gorgées me permirent de calmer mes nerfs à vif.

— Ok, je sais que Jay est un gamin intéressant, je l'adore, mais... quand même il... c'est un ado, acheva-t-il d'une voix totalement incrédule.

— Je ne le vois plus vraiment comme un ado, avouai-je. Et il aura bientôt dix-huit ans.

Aussitôt cette phrase lancée que Théo arbora un air encore plus froid et réprobateur, si c'était même possible.

— Une minute ! Est-ce que... putain t'as couché avec mon petit frère ? s'écria-t-il.

*

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