Chapitre 11 : Roman

Jay était à la bourre, il passait la cire dans la dernière salle et c'était trop lent. Un regard sur mon téléphone et je vis les messages me demandant où j'étais. Théo et Luka m'attendaient dans un bar et moi j'étais coincé ici, à patienter.

—   Tu as bientôt fini ? demandai-je un énième fois.

—   Oui ! Tu sais, c'est pas évident de passer cette cire ! râla-t-il.

Au lieu de répliquer avec amertume, je pinçai les lèvres. Depuis des semaines qu'il travaillait pour moi, je le voyais faire des efforts pour que son job soit bien fait, surtout parce qu'il savait que de cela dépendait sa présence dans mes cours.

—   J'ai lu un truc hier sur le break dance. Tu savais qu'en fait à l'origine, on parlait de breakin ? En gros, ce serait les médias américains qui ont popularisé un autre terme à travers des films hyper connu comme Flash Dance ou Wild Style !

Il me lança un regard en coin et je secouais la tête, confirmant que je ne connaissais pas ce détail. À vrai dire, je n'avais pas l'étendu du savoir de Jay sur l'histoire de la danse en tout genre. Il était étonnant et passionnant.

—   Le break est née dans le Bronx à New-York-

—   Dans les années 70, oui ça je sais, l'interrompis-je, heureux de montrer que je n'étais pas si stupide.

—   Ouais, c'était une époque pas cool pour ces quartiers, il y avait beaucoup d'immeubles désaffectés, abandonnés ou détruits. Les jeunes utilisaient la musique et cette forme de danse pour se faire de l'argent.

—   C'est d'ailleurs dans le Bronx que DJ Kool Herc a créé la musique hip-hop !

Jay se figa et écarquilla les yeux dans ma direction.

—   Oui ! s'écria-t-il. Il s'est inspiré de James Brown, mais il a créé un style bien à lui ! Et c'est grâce à ses sons que le break est né. C'est lui qui a appelé ses danseurs des break-boys et break-girls.

Son enthousiasme communicatif m'arracha un sourire. J'aimais de plus en plus avoir ces discussions en fin de journée. Contraint d'attendre qu'il finisse, j'avais décidé d'entamer des conversations au lieu de l'ignorer en me cachant dans mon bureau. Et je devais avouer que c'était sympa.

—   Je trouve ça fascinant, renchérit-il en me souriant.

—   Moi aussi.

Il hocha la tête avant de reprendre son dur labeur. Mon regard suivit ses mouvements et pris alors conscience d'une chose que mon cerveau avait occulté ; Jay ne portait pas de tee-shirt. Sa peau claire et luisante m'apparut alors comme une phare dans la nuit.

—   Pourquoi tu es torse nu ? m'enquis-je alors.

—   J'ai pas envie de taché mon haut.

—   Tu n'as qu'à prendre des rechanges ou mettre des tee-shirt exprès pour bosser.

—   Aucun de mes vêtements n'est fait pour le ménage.

Sa phrase dévoila un soupçon de moquerie, comme si j'avais dit une stupidité.

—   Eh bien, achètes-en ! rétorquai-je.

—   Acheter des habits exprès pour les salir ? renvoya-t-il en me lança un regard peu amène. Non, mais tu me prends pour qui ? Rothschild ? Laisse-moi faire mon travail comme je l'entends tu veux bien, le pépé ?

Un lourd soupir s'échappa de mes lèvres. Quel type exaspérant !

Je ne fis plus aucun commentaire, préférant le laisser astiquer le parquet tranquillement, afin que je puisse partir. Et cela paya, quinze minutes plus tard, tout était fini et je pus le raccompagner chez lui avant de rejoindre mes amis.

Le bar était un endroit sympa, situé en plein centre, dans un style chic. Nous y venions souvent entre potes pour boire un coup lors de nos pauses du midi ou après nos travails respectifs. Malgré les murs beiges dépourvus de décoration qui donnaient un aspect très nu et froid à l'endroit, les chaises à dossier en cuir marron étaient si confortables qu'elles nous enveloppaient pour ne plus vouloir nous laisser partir.

— Alors Roman, comment se débrouille mon frère ?

— Quoi ? m'étonnai-je.

— Il bosse bien ? Il n'est pas trop emmerdant ?

Luka ricana et Théo lui balança un coup de coude, sans jamais me lâcher du regard. Je ne savais pas vraiment quoi dire. La vérité était un mélange entre « il est insupportable » et « il me fait tourner la tête ».

Jay avait su s'infiltrer dans mon esprit. Son attitude constamment nonchalante, son humour à tout va, sa propension aux blagues et sa façon de se déhancher avec son balai lorsqu'il nettoyait, me rendaient dingue. J'appréciais de plus en plus nos discussions et tout ce savoir qu'il communiquait, malgré son jeune âge. 

J'étais un peu perdu quant à savoir ce que je pensais de Jay.

— Le ménage est bien fait, me contentai-je de dire.

— Il ne t'ennuie pas ? s'enquit Théo.

— Qu'est-ce que tu veux qu'il me fasse ?

— Jay est imprévisible.

Oui, c'était un point que j'avais eu l'occasion de remarquer. Pour le moment, il restait sage à simplement regarder certains cours que je donnais. Ses yeux brillaient toujours autant d'admiration et d'envie, ce qui me plaisait de plus en plus.

Inconsciemment, j'avais même fini par attendre son arrivée avant de commencer le cours de la classe B, celui qui intéressait le plus Jay.

— Il est comme toi, en fait, plaisanta Luka à l'intention de Théo.

— Nah, il est pire. Je te jure, il est capable de tout ! Cet été, il s'est fait arrêter pour exhibitionnisme, tout ça pour avoir relevé un défi et être entré dans un magasin nu comme un ver !

— Tu déconnes ! s'écria Luka, la bouche ouverte.

— Ma mère a failli faire une syncope en allant le chercher au poste.

Imprévisible. Le mot était faible. Personnellement, j'aurais qualifié Jay d'inconscient ou encore de complètement timbré.

Cette histoire me confirma ce que je soupçonnais déjà, Jay n'avait aucun problème avec la nudité. Je repensais à tout à l'heure, à ses muscles dénudés, bougeant au rythme de son ménage. C'était indécent. Inapproprié.

La conversation entre Théo et Luka se poursuivit, mais je n'écoutais que d'une oreille. Jusqu'à ce que Théo m'explique comment il avait réussi à avoir cette fameuse conversation sur le sexe avec son petit frère. Gênant avait été le mot-clé de cette discussion, exactement comme je le pressentais. Visiblement, Théo ne s'en remettait toujours pas. Jay avait eu l'audace de lui annoncer de but en blanc qu'il n'avait pratiquement plus rien à apprendre sur la sexualité, sous-entendant par là que ses expériences étaient assez fournies.

J'avais lâché un rire, parce que clairement, ce gamin était d'une arrogance sans nom. Du haut de ses petits dix-sept ans, il pensait tous connaître du sexe ? Quelle blague.

Après ce moment entre potes, je rentrai chez moi, avec la sensation désagréable d'être un connard. Mon omission me bouffait peu à peu.

La situation était surréaliste. Pourquoi avais-je décidé de le couvrir ? De l'aider ? De proposer ce travail à un gamin aussi ingérable que Jay ?

Cette question virevoltait dans mon esprit tous les jours depuis son embauche.

*

Merde, j'étais en retard. La circulation saturée m'excédait déjà en temps normal, mais alors là, c'était carrément enrageant. Mon volant en avait pris pour son grade. C'était soit ça, soit je vociférais après les automobilistes tout aussi coincés que moi, mais qui persistaient à klaxonner comme si certaines voitures avaient la possibilité de voler au-dessus des autres ! Non, mais quels cons !

J'entrai d'un pas pressé dans mon studio, fis un signe de tête rapide à Estelle et m'engageai dans le couloir. L'odeur des produits ménagers flottait dans l'air, un parfum de jasmin. Jay avait décidé il y a une semaine qu'il en avait assez du citron. De ce fait, Estelle avait changé de produits pour contenter ce foutu morveux capricieux.

Et en parlant de Jay, mon regard fut happé par sa silhouette dansant au milieu d'un groupe de jeunes dans l'une des salles.

L'engouement général couvrait la musique. Ils me firent l'effet d'une ronde de sauterelles. Dans un parfait ensemble, ils sautaient au rythme de leur acclamation, encourageant visiblement Jay qui s'amusait à danser pour eux.

Figé, je restai sur le pas de la porte, avisant le gamin bouger. Ses mouvements n'avaient plus rien de la danse sensuelle du club de strip. Malgré le manque de technique et quelques pas maladroits, Jay reproduisait une chorégraphie de break-danse. Et il se débrouillait étonnamment bien pour quelqu'un n'ayant jamais pris de cours.

L'un des élèves de ma classe me remarqua et siffla l'alerte, comme si j'étais un flic surprenant un trafic. Le groupe de sauterelles se transforma alors en statues de glace. Jay retomba sur le parquet et riva son regard sur moi.

Sans rien dire, je me détournai pour me changer rapidement dans mon bureau. La porte n'eut pas le temps de se refermer qu'elle se rouvrit pour laisser passer un Jay en sueur et soufflant comme un bœuf.

— Eh, t'es pas fâché, hein ?

— Fâché ? répétai-je en changeant de tee-shirt.

— Tu étais en retard alors ils ont commencé à répéter, je me suis mis sur le côté puis ils m'ont parlé un peu. J'ai dit que j'adorais les observer, que j'aimais bien danser et un type m'a proposé de montrer ce que je savais faire alors...

— Ça va, je ne suis pas fâché, l'interrompis-je avant qu'il ne se déshydrate à force de déblatérer.

Lui tournant le dos, j'échangeai mon jean par un short en coton noir. Jay se racla la gorge.

— Sympa ton...

— Ne finis pas ! le coupai-je, avant qu'il ne termine cette phrase que je soupçonnais déplacée.

Le ricanement de Jay m'apprit que j'avais raison concernant ses pensées. Mes baskets aux pieds, je lui fis face.

— J'allais dire, sympa ton caleçon. Moi aussi j'aime bien les pêches, se moqua-t-il.

Je fus partagé entre me foutre en rogne et me défendre. Certes, mon caleçon n'était pas très sexy, les pêches imprimées dessus n'avaient rien d'attirant, mais parfois quand on vivait seul, on prenait du retard dans ses machines par fainéantise et alors on se retrouvait avec des caleçons pourris de fond de tiroirs !

— Tu m'épuises, Jay, soupirai-je.

— Sans même t'avoir travaillé au corps ? Wow ! plaisanta-t-il.

— Jay ! Tu peux pas dire des choses pareilles ! m'exclamai-je, partagé entre le malaise et le choc.

— Pourquoi ? Parce que tu es mon boss ?

— Non et oui, parce que... ça ne se fait pas.

Jay releva son sourcil droit dans une expression comique. La perplexité qu'il affichait me stupéfiait, il ne comprenait pas où était le problème ! Alors qu'il était aussi gros qu'une montagne, bordel !

Le moment de silence installa une gêne et je contournai Jay pour dispenser mon cours.

Jay ne me suivit pas et s'occupa du ménage, ce qui m'arrangeait. Ces derniers temps, sa présence me perturbait au point que je m'évertuais à l'éviter.

Après trois cours d'affilé, ma journée de travail prit fin. Mon corps fatigué me suppliait de prendre une douche chaude et de dormir. Estelle était déjà partie et Jay devait nettoyer les vestiaires après le passage de quelques élèves de mon dernier cours.

Je pris le temps de m'étirer encore un peu en attendant que Jay se montre. Et très vite, celui-ci entra dans ma salle avec son seau plein d'eau parfumée. Sans un mot, il lava le sol alors que je m'affalai dans une chaise dans un coin.

— Une nouvelle chorégraphie alors ? intervint-il, brisant le silence.

— Je croyais que tu nettoyais.

— C'est ce que j'ai fait, mais je ne suis pas aveugle.

Il ne pouvait pas s'empêcher d'observer. La danse l'attirait comme le miel attirait les abeilles. Jay colla un sourire sur son visage avant de me faire un clin d'œil. Mes yeux tombèrent sur sa bouche et ses lèvres particulièrement charnues et rouges.

Théo n'avait pas une bouche aussi parfaitement dessinée. Comme quoi les différences anatomiques entre membres d'une même fratrie pouvaient être nombreuses. C'était un point intéressant. Oui, parce qu'il n'y avait absolument aucune chance que mon attention sur les lèvres de Jay soit autre chose qu'une constatation scientifique. Purement désintéressé.

Pour faire la conversation, - et détourner mes pensées de la bouche de Jay - j'expliquai l'intérêt de créer une nouvelle chorée au moment des vacances. Étant donné qu'apprendre de nouvelles combinaisons de pas exigeait plus de temps et d'énergie, les vacances scolaires étaient l'idéal. Les cours de danse étaient souvent plus longs et il n'y avait pas d'écoles pour empêcher de répéter à la maison. Seule exception ; les fêtes de Noël était des vacances pour tout le monde et le studio fermait.

Jay resta silencieux un moment, s'agitant avec de grands gestes experts. Les muscles de ses bras se contractèrent dans un rythme qui m'hypnotisa. Et c'était sans compter son tee-shirt qui se soulevait de temps à autre pour laisser une bande de peau apparaître. 

Putain ! Bon, au moins, il portait un tee-shirt cette fois-ci. Je serrai les dents et détournai le regard, énervé contre moi-même pour remarquer ce genre de détails.

— Je comprends, finit par dire Jay. Si j'avais leur chance, je danserais tous les jours.

— Leur chance de quoi  ?

— D'être aussi doué.

Ma bouche s'ouvrit pour lui dire qu'il n'était pas trop mauvais, mais ma raison jugula rapidement cet écart. Hors de question que je le complimente. Il était déjà assez pénible.

— Je pense que je me débrouille, mais je n'ai aucune technique, continua-t-il, sa voix trahissant un soupçon de regret et de tristesse. J'espère pouvoir l'acquérir à l'école.

— Qu'est-ce que tu veux dire ? demandai-je, confus.

— Après le bac, répondit-il en se tournant vers moi. J'aimerais entrer en école supérieure d'art dramatique, je te l'ai dit.

— Oui, mais pourquoi tu imagines ne pas pouvoir te perfectionner dans cette école ?

Jay haussa les épaules et rangea le seau après avoir terminé de cirer le parquet. Son absence de réponse piqua ma curiosité.

— Eh bien ? insistai-je.

— Il y a des classifications, des examens d'entrées, soupira-t-il exagérément. Sans aucune technique, je ne suis pas sûr d'être choisi.

Sans que je ne puisse répliquer, Jay déclara avoir terminé et sortit de la salle pour ranger les ustensiles de nettoyage et récupérer ses affaires.

Une fois dans la voiture en route pour le ramener chez lui, je posai davantage de questions sur ce qu'il voulait faire de son avenir.

— J'adore le théâtre, le cinéma, la danse. En fait, je suis sûr que tout ce que j'apprendrais dans cette école sera génial, s'enthousiasma-t-il. Je trouverais forcément quoi faire avec une telle formation.

Le ton enjoué et déterminé qu'employa Jay m'inspira. Sa passion était palpable et au-delà de la danse, j'étais persuadé qu'il s'en sortirait en théâtre. Son caractère naturel, avenant, jovial et humoristique était tout ce qu'il fallait.

Jay s'animait à chaque fois qu'on évoquait ce domaine et j'appris alors ces films préférés, son compositeur favori ainsi que son envie de s'essayer à la danse contemporaine. La discussion se trouva être fluide et agréable. Il ne jouait pas un rôle, ne plaisantait pas.

L'espace de quelques minutes, j'entrevis le véritable Jay.

*

⭐️

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top