Il est quatorze heures, déjà. Le gâteau est prêt. J'attends les premiers invités à quinze heures mais je m'inquiète de ne pas voir la reine du bal faire son entrée.
- Arrête de tourner en rond. Ça ne les fera pas venir plus vite...
Je regarde Jean chercher désespérément à me rassurer. Marc, lui, aurait su qu'en un moment pareil, il valait mieux ne rien dire. Mais Jean ne me connaissait pas... Le plus curieux est que venant de lui, cette remarque ne m'a pas irritée.
Il m'observe, amusé, attendri par ma frustration, mon ébullition silencieuse.
Je le fixe et me mets à rire. Rien ne justifiait cette hilarité soudaine... Rien, sinon mon envie de me laisser aller. De vivre et de ne plus angoisser. Il avait raison, à peine assise à ses côtés que d'autres rires grimpent les escaliers. Ils sont là. Je peux enfin me détendre... En fait, je m'étais déjà apaisée, dans ses bras...
- Granny ! s'enthousiasme Marie en voyant la grande pièce décorée.
- Ça te plaît ?
Elle n'arrive pas à me répondre mais vient me prendre dans les bras pendant que sa petite sœur tournoie dans cette salle de bal improvisée.
- Maman, ce que tu as fait là, c'est... c'est vraiment...
- Wow... la coupe Chris.
- Il faut dire que Jean m'a beaucoup aidée. Sans son aide je n'aurais jamais réussi à terminer dans les temps...
- Quand as-tu eu le temps de peindre toutes ces aquarelles ?
- Je m'y suis mise quand tu m'as annoncé ton souhait de fêter cet anniversaire à la maison. Et c'est papa qui a préparé les premiers croquis. Je n'ai fait que reprendre ses idées. Il aurait été très heureux d'être avec nous aujourd'hui.
Mais en me tournant vers Jean, je comprends ma maladresse.
- Je l'imagine bien maman mais Marc est mort. Et c'est toi qui a tout peint. Et papa t'a aidé.
- Je... Je...
Je t'interdis de dire "papa" à Jean. Mais c'est resté imprononcé. Silencieux... Il est son père, et même quand elle ne le savait pas encore, elle l'appelait "mon papa parrain" et des fois "paparrain". Marc lui-même ne la reprenait pas.
- J'aimerais mieux que tu n'appelles pas Jean "papa" devant tout le monde.
- Je ne vois pas ce qui pose problème. Tu devrais être contente pour moi. Je me pensais orpheline de père et je découvre que mes deux parents sont bien en vie.
Sarah est remontée. Le ton de sa voix ne laisse pas de doute. Je voudrais pouvoir lui expliquer. Qu'elle comprenne. Qu'elle me pardonne...
- Tu devrais écouter ta mère.
- Si tu t'y mets toi aussi, papa.
- Ne te méprends pas chérie, mais Hélène a raison. Les circonstances de ta naissance ne sont pas compréhensibles pour tout le monde. Il ne faudrait pas que tes grands-parents l'apprennent. Pas encore.
- He's right Sarah.
Sarah s'incline ce qui me rassure. Seulement, contrairement à ce qu'imagine Jean, les parents de Marc sont parfaitement au courant puisqu'ils en avaient été les instigateurs. Ils auraient simplement préféré un autre ami que Jean car il n'était pas à leur goût. On pourrait imaginer ce qu'on voudrait derrière cette explication. Moi j'y avais conclu à de l'homophobie. Marc me répétait que ce n'était pas leur genre. Quoiqu'il en soit, ils savaient très bien que leur fils ne pouvait avoir d'enfant.
- Je suis désolée, maman. Je te promets de ne rien dire devant les autres.
- Mon enfant chérie, tu as été ma joie durant toutes ces années. Jean sait que tu l'aimes en père. Toi aussi tu le sais... mais fais-moi plaisir et continue à l'appeler comme avant. Même entre nous. Les murs ont des oreilles, ici comme ailleurs... et Marc, comme moi, serions peinés de te voir en subir des dommages.
Sarah me regarde interrogative. Je lui expliquerai tout mais pas aujourd'hui. Il va falloir nous préparer pour recevoir les princesses et les princes d'un jour.
Pour compléter les fresques murales aux couleurs des contes préférés de notre reine, nous finissons de transformer la salle à manger en déguisant les chaises avec des housses aux couleurs des différents Disney. La petite famille profite de ce temps pour se rafraîchir et se changer. Marie met sa robe de bal sur mesure. Chris en profite pour lui offrir le petit diadème de sa lady de mère. Elle est époustouflante de grâce et de beauté. Parés de leurs toilettes royales ils font une cible parfaite devant l'objectif de Jean. Je n'y échappe pas non plus. Juste après, c'est moi qui immortalise sur la pellicule numérique Jean et sa famille retrouvée.
Je m'assieds un peu pour souffler. La tête me tourne. Je verse quelques larmes en me détournant pour qu'on ne me remarque pas. La sonnette de la porte retentit. Il est presque quinze heures. Je m'installe dans la cuisine et laisse Chris et Sarah se charger de la réception. Je réapparaîtrai à l'heure de couper le gâteau.
C'est Gérard portant sa pièce montée. Il passe la déposer et me voit livide. Il s'enquiert de ma santé.
- Je vais bien, juste épuisée par cette longue journée qui ne fait que commencer.
- Je pourrais peut-être vous aider...
- Je suis là, ne vous en faites pas.
C'est Jean qui réplique, visiblement agacé, pour couper court aux espoirs de cet homme. C'est maintenant autour de mon chef pâtissier de blêmir. Il ne devait pas s'attendre à voir un autre homme, que mon gendre, dans cette maison.
- Gérard, laissez-moi vous présenter Jean Le Corre. C'est un précieux ami. Jean, je te présente Gérard Dubois, notre chef pâtissier, et accessoirement, chef cuisinier.
Les deux hommes se jaugent et se saluent timidement.
- Je vous remercie Gérard de votre offre mais comme vous l'avez entendu de sa bouche, Jean est venu me prêter main forte le temps qu'il faudra.
À ces mots, Gérard s'éclipse après nous avoir poliment salués.
- Tu viens de briser les rêves d'un homme. Non que ça me déplaise mais à une époque j'étais à sa place. Je ne peux donc que compatir.
- Comment peux-tu t'exprimer avec une telle légèreté ?
La cloche tinte à nouveau comme pour couper court à cette insouciance déguisée. Cette fois-ci ce sont bien les invités de notre Marie. Certains ont même fait la route d'Angleterre. Je crois même qu'il n'y aura que des Anglais ou à défaut des semi-anglais à cette fête. Je les entends s'exclamer, les uns après les autres, en entrant dans la salle dédiée aux festivités. Certains demandent même à leurs parents des fresques encore plus grandes pour leurs fêtes respectives... Ça me fait plaisir. Jean en profite pour me faire un petit clin d'œil.
- Ta déco a du succès. Tu as de quoi être fière.
- Je suis ravie de voir que ça plaît. J'avais peur que ça fasse un peu "too much".
- Tu pourrais te remettre à peindre et en faire profiter bien d'autres.
- Marchander mes toiles ne me dit rien. Je peins pour le plaisir. Ça me détend et la plupart de mes dessins me racontent.
- Tu sais que j'ai gardé la miniature que tu avais faite de moi.
- C'était il y a quarante ans... J'ai du mal à y croire. Tu as pourtant beaucoup voyagé et déménagé...
Il sort une chaîne de sous sa chemise. Elle porte une médaille avec deux visages. Je reconnais la gravure de son portrait, à côté c'est mon image, celle de la photo de classe de troisième.
- Comme tu peux le constater, tu ne m'as jamais quitté.
- Je ne me rappelle pas de cette médaille... Enfin...
- Quand nous avons fait l'amour.
J'acquiesce de la tête tout en me sentant devenir écarlate.
- Tu as toujours autant de difficultés avec la sexualité. Je me demande ce que Marc t'as appris en trente ans de mariage.
Il me scrute, intrigué par ma réaction. Les explications devront toutefois attendre. Les enfants ont faim. Encouragés pour les animateurs, ils réclament leurs parts du gâteau.
Voulant faire mon entrée, je me rends compte que je ne suis pas convenablement vêtue. Je vais me changer et me recoiffer en cinq minutes. J'attrape la première robe qui pend. Elle est bleu scintillante. Elle sera parfaite sous la boule à facettes. Pour ce qui est de mes cheveux. Je défais simplement mon petit chignon et les secoue en les renversant. Je leur pulvérise un peu de laque pour leur donner du maintien et je sors rejoindre le bal, sans me retourner vers le miroir.
Au moment de mon entrée, plus un bruit. On aurait entendu les battements des ailes d'un papillon bleu, s'il y en avait un. À cet instant précis, je me demande ce que j'ai pu mal faire. Ma robe ? Ma coiffure ? Qu'est qui n'allait pas ?
Jean s'approche tout sourire et me fait un baise-main.
- J'ai été plus qu'avisé de suggérer à notre princesse d'ouvrir le bal avec son père.
- Pourquoi tu me dis ça ?
- Parce que je préfère conduire la reine sur la piste.
- Ce n'est pas gentil de te moquer. Dis-moi plutôt ce que j'ai fait de travers.
- Tu brilles de mille feux et tu éclipses toutes les autres lumières présentes... S'approchant plus près de mon oreille, il chuchote "et moi je suis de plus en plus irrécupérable."
- Et moi, Peau d'Âne, si j'ai bien compris.
- M'accorderiez-vous cette danse, votre altesse ?
Jean me conduit sur la piste de danse. Nous ne sommes pas dans le tempo mais peu importe. Nous avons l'âge pour excuse. Nous sommes peut-être trop vieux pour ces musiques de jeunes ou trop malins pour accepter de nous décoller.
Quarante ans après le bal raté du collège, je me sens enfin à ma place.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top