Jean
Jean me dévisage depuis tout à l'heure. Ce "papa" m'as mise en émoi. Que s'est-il passé ? Que lui a-t-il raconté ?
- Tu ne dis rien. Tu es fâchée.
- Je n'ai pas envie d'en parler pour l'instant.
En fait, si, j'en ai très envie... Crever l'abcès... Mais me connaissant je ne serais pas en capacité de dire quoique ce soit d'intelligible. Mon émotivité a toujours été un frein généralisé. Je dois me raisonner... d'abord...
- Je ne lui ai rien dit...
- Ce n'est pas le moment Jean. J'ai un gâteau à préparer.
- Quand alors ?
Devant son insistance, je reste interdite. Quand alors, peut-être jamais. Que pourrions-nous nous dire ? De quoi parlerions nous ? D'une nuit que j'ai passée ma vie à essayer d'oublier.
- Si tu ne veux pas m'en parler, il faudra quand même que tu en discutes avec ta fille. C'est Marc qui lui a tout raconté.
- De quoi tu parles ?
- Le notaire lui a remis une lettre de son père.
- Il m'en a remis une aussi.
- Que disait-elle ?
- Je ne sais pas.
- Tu pourrais plutôt faire remarquer que ça ne me regarde pas...
- Je pourrais et ce vrai mais je n'en sais réellement rien. Je ne l'ai jamais ouverte. Je vais récupérer ce dont j'ai besoin à la chambre froide.
- Et c'est tout ? s'insurge-t-il en me coupant la route.
- Jean, s'il te plaît... Je suis pressée...
- Je t'aime... Je t'ai toujours aimée. Je t'aimerai toute ma vie.
Il prend mes mains dans les siennes et se met à les embrasser frénétiquement.
- S'il te plaît Jean... Demain...
"Demain", mais pourquoi ai-je dit "demain" ? J'arrive à récupérer ce qui me sert d'outil de travail et cours dans les escaliers. Je traverse les cuisines professionnelles et me dirige tout droit vers la chambre froide. Je n'ai qu'une envie, m'y enfermer.
Devoir me justifier après trente ans... Pourquoi cette lettre Marc ?
Je m'écroule au sol. Je sanglote comme jamais je n'ai pleuré avant... Ou plutôt comme il y a trente ans.
Il me rejoint peu de temps après et se pose délicatement à mes côtés. Il m'effleure à peine. M'attire vers lui. Me prend dans les bras et m'écoute pleurer. Il ne cherche ni à m'interrompre ni à me consoler. Il est là. Juste présent. Son épaule comme reposoir. Je l'aime tant...
Je me redresse un peu. Mes larmes s'épuisent. Lui me fixe, attendri. Il me sourit.
- Je te croyais gay !
C'est une bouteille à la mer que je lance ici. Ces mots, je me les suis répétés à chaque fois que ma vie devenait irrespirable. Ils me permettaient de raison garder. Sans eux, qui sait ce dont j'aurais été capable.
- M'as-tu déjà vu avec un homme ?
- Non jamais. Je t'ai vu avec Clarisse à la soirée de fin d'année de troisième.
- Je voulais te rendre jalouse. Je ne savais pas comment attirer ton attention, alors j'ai bêtement suivi les conseils de la bande.
- J'ai passé toutes mes soirées à pleurer. Il a fallu beaucoup d'ingéniosité à mes parents pour te sortir de ma tête.
- J'ai été bête. J'en suis désolé.
- Oui, pas autant que moi...
Je me lève pour prendre ce dont j'ai besoin. Il me suit et m'aide à porter les génoises et la crème.
- Me pardonneras-tu un jour ?
Je me retourne pour l'observer mais il ne m'en laisse pas la liberté puisqu'il vient coller sa bouche sur la mienne. Je ferme juste les yeux et le laisse faire. Un simple baiser à quatre lèvres ne voulant se détacher. Tout simple. L'instant d'un moment hors du temps. Mais les douze coups de l'horloge me tirent de ce lâcher-prise.
- Jean !
Je dois crier pour qu'il veuille bien ouvrir les yeux. Il semble être resté sur son petit nuage. Un sourire béat.
Comment continuer à lui en vouloir. D'ailleurs je ne lui ai jamais rien reproché. Je n'en voulais qu'à ma bêtise et ma naïveté.
- Jean ! Il est déjà midi. Tu veux bien m'aider à tout remonter s'il te plaît.
Il attrape tout ce qu'il peut et me suit.
- J'aime être derrière toi dans les escaliers.
- Ohhh ! Tu es incorrigible...
En d'autres temps, je me serais retournée et l'aurais giflé...
- Le spectacle vu d'ici est splendide et tu voudrais que je regarde ailleurs...
Son ton espiègle, ses taquineries et ses sourires c'est bien ce qui m'a toujours attirée chez lui... Alors pourquoi suis-je tant irritée ? Est-ce le temps perdu qui me pèse tant ? Ou la bienséance ? Garder contenance. Sauver les apparences. C'est bien tout ce que mes parents m'ont enseignés. Des cathos fiers de leurs origines aristos. C'est la triste vie que j'ai eu jusqu'à cette année de troisième où papa a trouvé un travail à Auray. Partir en Bretagne avait été une grande aventure dans l'inconnu. J'étais très réservée à l'époque. Je n'avais pas d'amis et restais volontiers seule avec mes livres... Mais lui, le fanfaron, m'a remarquée. Il a commencé à vouloir savoir d'où je venais et qui j'étais. Il a même fait semblant de s'intéresser à mon arbre généalogique. Comment alors lui résister ? Même mes parents ont demandé à faire sa connaissance. Ils voulaient s'assurer que je ne fréquentais pas la racaille. Seulement, même si Jean leur paraissait très sympathique, ils ne pouvaient pas en dire autant de ses parents. Ils étaient des hippies de la première heure. Jamais mariés, ils trouvaient dans le libertinage un art de vivre des plus édifiants. Ce que mes parents ne pouvaient décemment approuver. Jean avait d'ailleurs honte de ses vieux, comme il les surnommait.
Il n'était pas le seul. Moi aussi je cachais mes parents. Leurs manières de petits aristos m'insupportaient. Je leur en voulait de ce que les pages d'histoire racontaient.
Et puis un jour sans crier gare, mère remarqua mon intérêt pour Jean. Elle me voyait changer. M'habiller plus fémininement. Me maquiller légèrement. Me parfumer. Ce fut la réunion de crise. Mes parents m'ont cuisinée pour me tirer les vers du nez. Ils voulaient avant tout savoir si on l'avait fait. Mais "fait quoi ?" J'étais trop ingénue pour comprendre.
Quand j'ai confié ma mésaventure familiale à Jean, il n'a pu s'empêcher de se moquer. Oui il a bien ri de moi. Alors j'ai boudé. Je pensais qu'il demanderait rapidement pardon. Mais il ne l'a jamais fait. J'ai donc continué à bouder jusqu'au brevet. Et là j'ai commencé à pleurer. Il m'avait remplacée.
Aujourd'hui il m'apprend qu'il cherchait juste à attirer mon attention. Me rendre jalouse. Si je l'avais su à l'époque. Si mon orgueil n'avait pas été ce qu'il avait alors été...
Je n'aurais sans doute pas fait cette promesse.
- Tant de choses ont changé Jean.
- Mais une restera immuable, mon amour pour toi.
- Je ne suis pas prête... Marc est décédé il y a à peine un mois. Je ne peux pas... lui faire ça...
- Je patienterai alors jusqu'à demain... C'est bien toi qui m'as parlé de "demain".
- Demain sera un autre jour... Je ne suis plus la gamine de vingt ans que tu as connue...
- Non assurément. Tu me tourmentes beaucoup plus. Et le noir fait briller ton charme.
- Je n'ai plus de seins !
Je lui jette ces mots à la figure en espérant calmer un peu ses ardeurs. Je ne veux pas attendre qu'il le découvre seul dans l'intimité d'une chambre. Mon corps a beaucoup changé ces dernières années. Mes seins en ont fait les frais.
- Ton cancer ?
- Oui.
- Je suis désolé. Je sais que tu les aimais beaucoup.
- Ils représentaient une part de ma féminité. J'ai longtemps hésité quand le chirurgien m'a annoncé que l'ablation devenait urgente. Je voulais mourir "complète".
- Que s'est-il passé ?
- Marc m'a rappelé notre promesse. Alors j'ai cédé. Ma seule condition était de ne pas les remplacer et il s'y est plié.
- Demain...
- Pardon ?
- Tu me laisseras te regarder demain.
Je me tourne vers lui et le fixe du regard. J'essaye de comprendre. Il approche tranquillement son visage. Je lui tends ma bouche...
- Pouët-pouët... Ils font vraiment vrai tes faux seins...
Il tenait mes prothèses dans les mains et jouait à klaxonner. Je ne sais même pas comment réagir... Mais ça me met en rogne.
Il le remarque et me sourit, l'air espiègle, avant de coller sa bouche sur la mienne... Et me répéter "demain" tel un rendez-vous avec le temps... L'aboutissement d'une vie d'attentes.
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