Le Chêne et le Roseau
Goran
Lettre 7 – Le connard de Père François et sa thérapie à deux balles –
16 novembre 2002
M'obliger à écrire tout ça est complètement grotesque ! Je suis en colère. Je ne le supporte plus. J'ai 15 ans, merde, pas 70 !
Sa vision éducative et thérapeutique de la chose me fait doucement rire. Selon lui, d'un côté je travaille mon français, et de l'autre, soi-disant que j'exorcise ce que j'ai vécu. Sauf que je ne vois pas en quoi cela peut m'aider d'avoir à revivre toute cette histoire. Après tout, ce qui est fait est fait. C'est bien une idée occidentale que d'avoir besoin de mettre des mots et des idées préconçues sur ce qui s'est passé. Je me demande si la notion de « syndrome de stress post traumatique », dont il me rabâche les oreilles, est une chose universelle ou n'est que le reflet de ce besoin qu'ont les occidentaux de ressasser et de se créer des maladies mentales supplémentaires. J'ai lu quelque part que ce sont les sociétés qui créent leurs fous. Eh bien merci... À présent, je me sens l'un d'entre eux.
Oui, aujourd'hui, je me bats contre des choses dont je n'avais pas conscience. Une part de moi avait été épargnée, mais elle ne l'est plus. Et c'est maintenant que le poison devient douloureux et mortel pour mon âme !
« Le silence qui entoure le drame est plus traumatisant que l'événement », paraît-il. Pourtant, j'aurais préféré resté sourd à ce qui ne cesse de faire écho maintenant.
« Bienheureux sont les pauvres d'esprit », a dit Saint Matthieu dans l'évangile. Finalement, peut-être que j'étais heureux, en étant dans l'ignorance et dans l'humilité de ce que j'avais vécu. Ma notion du Mal était on ne peut plus basique et enfantine, mais au moins elle me permettait de ne pas souffrir. Aujourd'hui, on me fait mettre des mots sur mes ressentis, des pensées obscures et pleines de culpabilité sur mes actions, et utiliser des termes comme « traumatisme », en faisant de ma mémoire une maladie.
On ne me laisse pas le choix. Je dois faire de la « survivance » sur ce que j'ai vécu, et mettre en pratique une thérapie qui m'est étrangère, à moi et à la communauté qui était la mienne.
En voulant me sauver, ils ont fait de moi une victime. Je sais bien que je l'étais déjà, une victime de la guerre. Par sa faute, j'étais orphelin et j'avais assisté à toutes formes de barbarie. Mais dès lors, je suis une victime des angoisses que mes sauveurs m'ont crée. Je me sens comme ces peuples des terres arides, appelés « sauvages » par les intellectuels occidentaux, et qui ne savaient même pas qu'ils l'étaient !
Le voile que mes sauveurs ont levé est plus violent que ce que je croyais avoir perçu de mon histoire. La connaissance est douloureuse et donne à mon vécu une tragédie que j'aurais préféré ne pas voir.
« Ce que tu as vécu est inhumain », insistent-ils. Sauf que pour moi, cela ne veut rien dire. N'est-ce pas les humains qui font la guerre ? En toute logique, en quoi est-ce donc si inhumain, hein ?
Voilà sur quoi on m'a ouvert les yeux. Sur la perversion de l'homme. Le Mal dans toute sa splendeur. Et je suis l'un d'entre eux. Un homme. Un être humain.
À ce jour, je vis un combat intrinsèque entre religion, philosophie et psychologie.
Mais le père François ne me laisse guère d'autre choix que de ressusciter les fantômes de mon passé. Il dit que je deviendrai l'homme de mon futur, lorsque j'aurai affronté l'enfant de mon passé.
Alors, je continue d'écrire...
***
Lettre 8 – Le connard de Père François Bis.
Sarajevo le retour –
16 novembre 2002
La forêt était épaisse, bien plus que je ne l'avais imaginé. Je n'ai pas pu rattraper ceux qui sont parvenus à s'échapper du camp. Je ne sais pas ce qu'ils sont devenus.
Je me suis retrouvé, seul, dans cette profondeur sans fin, avec rien d'autre en vue que des arbres et des hautes herbes. J'ai couru si longtemps que je ne sentais plus la douleur dans mes jambes. C'est uniquement lorsque celles-ci m'ont lâché que je me suis arrêté. L'épaisse mousse au sol a amortie ma chute, mais ne m'a pas épargné les écorchures sur les bras et les genoux.
Mes vieux habits, bien trop petits pour moi, étaient déchirés par les ronces contre lesquelles j'avais dû me battre, durant ma course effrénée, et ils étaient à présent couverts de mon sang.
C'est là, et uniquement là que j'ai commencé à paniquer. Assis sur mon tapis végétal, je tournais la tête en tous sens, mais c'était toujours le même tableau que je voyais : les arbres et les hautes herbes. Je ne savais pas vers où me diriger, et encore moins où cela me mènerait. La seule chose dont j'étais certain était que j'avais jusqu'à présent gardé le même cap : tout droit, et j'avais la certitude que derrière mon dos se trouvait le camp où j'avais été retenu.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté dans cette forêt. Peut-être trois ou quatre jours. J'avais de toute façon déjà perdu la notion du temps depuis que j'avais été fait prisonnier. Je me souviens d'ailleurs m'être dit qu'être dans cette forêt n'était pas en fait si différent de ce que j'avais vécu au camp. J'avais froid, faim et soif, et j'étais seul, tout comme là-bas. Seuls les bruits étaient différents. Il n'y avait aucun cri ni aucun pleur. Pas de hurlements des soldats. Mais là encore, tout ceci était devenu mon quotidien, et je n'en étais plus effrayé depuis longtemps.
Mais ici, dans ces bois aux allures menaçantes, tout était nouveau pour moi et source d'inquiétude. Lorsque je parvenais à m'endormir pour quelques heures à peine, des bestioles rampantes me chatouillaient le visage ou les mains, et les cris des animaux nocturnes étaient effrayants ! Sans parler des craquements suspects, provoqués probablement par quelques cerfs ou sangliers marchant sur les branches tombées.
Au petit matin, je buvais la rosée qui perlait sur les feuilles, et me nourrissais des quelques petites baies et glands que je trouvais. J'étais bien trop maladroit pour tenter d'attraper un écureuil ou un lapin, et encore plus incapable de les tuer pour en faire mon repas.
À l'inverse du camp, j'essayais de ne pas penser. Je ne voulais surtout pas penser. Ni à ce qui s'était passé lors de mon évasion ni à ce qui pourrait arriver par la suite. La seule chose qui importait était ma survie pour chaque jour passé dans cette forêt. Me nourrir et boire un peu, ne pas tenir compte des ombres et des cris de la nuit, et marcher tout droit, le jour.
Et puis un jour, j'ai vu la route. Je l'ai aperçue à travers les arbres, mais je ne me suis pas précipité dans sa direction, car je savais que les soldats empruntaient les routes avec leurs camions. Alors, je l'ai longée, jusqu'à ce que la forêt prenne fin. Puis, je l'ai contournée, les jours suivants, traversant des champs, des près, même une rivière, dans laquelle je me suis jeté comme si je me baptisais à la vie.
Et alors que je n'avais jamais cessé d'aller tout droit, même lorsque le soleil m'aveuglait et me brûlait le visage, j'ai vu la ville.
Depuis les hauteurs d'une colline, je l'ai vue et je l'ai reconnue. Cette ville dans laquelle j'étais né et dans laquelle j'avais grandi.
Bien sûr, d'ici, elle ne ressemblait plus à celle qu'elle avait été. Elle portait les stigmates de la folie des hommes. « Les trous », ils étaient partout. Pas un seul bâtiment n'avait été épargné par les tirs et les explosions. Mais je n'y ai rien associé. J'ai juste regardé, et je n'en ai rien interprété sur le moment. Je n'ai pas accroché à ce tableau lugubre le visage de mes parents, l'enfance heureuse que j'avais pu y vivre ou tout le côté « inhumain » de toute cette horreur.
Non, j'ai juste regardé, et j'ai vu une possibilité de survie, de me cacher et peut être de trouver de l'aide.
J'avais compris que l'union faisait la force, et que même si cela entrainait le sacrifice de certains, la victoire venait du fait qu'à plusieurs nous étions plus forts que seuls.
Mais quand vous avez appris à vos dépens à ne faire confiance à personne, il n'est pas si aisé de rallier les groupes déjà en place. Comme chaque gamin laissé pour compte ici, je me suis retrouvé dans la ville morte, tel « l'enfant sauvage », dont j'ai lu l'histoire quelques années plus tard. Lui aussi s'appelait Victor.
J'étais sale, mendiant, et les cicatrices avaient depuis longtemps remplacé ma peau douce et fine de bébé. Quant à celles sur mon dos, je ne les laissais jamais cicatriser...
Dans la ville se livrait le même combat entre gamins de rue qu'entre adultes de religions différentes. Chacun défendait son territoire et ses réserves de nourriture, et progressivement, courir et mordre sont devenus mes uniques moyens de défense.
Si me battre contre Viktor ne m'avait pas été utile comme je l'avais espéré, ici, ce fut ce qui me permit de me faire accepter et d'intégrer un groupe.
J'ai dû me battre pour prouver mon allégeance et voler pour participer à la vie de société que nous avions été contraints de créer. Une polis qui ne respectait aucune des règles d'éthique et de morale telle qu'avaient pu la concevoir les grecs, mais une cité qui nous permettait d'être plusieurs et donc de survivre. Nous avions un chef et chacun contribuait à son bon fonctionnement.
« Ce que tu as vécu est inhumain »... Peut-être bien, oui. Peut-être que d'avoir eu à frapper d'autres gosses pour leur piquer un bout de pain qu'eux-mêmes avaient volé, ou un bidon d'eau potable, a fait de moi un animal, parce qu'au final, je n'y ai pas attaché de sentiment de culpabilité. Et aujourd'hui, on me demande de me repentir parce que j'ai voulu vivre !
Je les déteste ! Je les déteste ! Je les déteste !
Pourtant, je sais qu'ils ont raison. Je me croyais fort, mais au fond, je ne l'étais pas. Viktor s'était sacrifié pour moi, et moi je rabaissais et écrasais les plus faibles. Sa mort ne m'avait donc rien appris...
« Tu as raison, mais les soldats sont aveugles à la raison » m'avait dit mon père. Maintenant, je comprenais le sens de sa phrase. Je ne valais pas mieux que les soldats. Je pratiquais moi aussi une forme de ségrégation et d'éradication. Certes, je ne tuais pas, mais je prenais ce qui n'était pas à moi et privais les autres de leur liberté dans leur combat pour survivre.
« Ce que tu as vécu est inhumain »... Mais en fait, ça n'a jamais été plus humain !
Homo homini lupus ( L'homme est un loup pour l'homme )...
Je me suis battu et j'ai volé. J'ai même réussi, à plusieurs reprises, à me glisser dans le bâtiment des casques bleus pour voler de la nourriture.
Leurs missions à Sarajevo étaient presque risibles ! Ils étaient uniquement là pour maintenir l'ouverture de l'aéroport pour l'acheminement de l'aide alimentaire, et maintenir la paix... Mais maintenir la paix quand on a pas pour ordre de chasser « les méchants », c'en est presque pathétique pour un militaire. Et tout ceci, dans une ville où il n'y a plus ni électricité, ni eau courante, ni téléphone.
Alors les casques bleus passaient plus de temps à jouer aux éducateurs avec nous qu'à réellement faire leur travail de soldat. Néanmoins, ils étaient là pour nous protéger.
Ils étaient devenus l'attraction de la ville, et tous les gamins leur sautaient dessus pour toucher à leurs armes du bout des doigts, monter sur leurs chars, même effleurer leur casque bleu. Bien souvent, je profitais de cet agglutination sur eux pour me glisser jusqu'à leur réserve de nourriture. Je sais, c'est mal de mordre la main qui vous nourrit, mais, je n'ai cessé de dire que ce que j'ai vécu est on ne peut plus humain et que nous étions devenus à la fois de vrais sauvages...
C'est dans leur bâtiment que j'ai rencontré le père François pour la première fois. Il m'a surpris en train de voler. Mais je n'ai pas eu peur de lui. Je l'ai regardé effrontément. Il m'a parlé, mais je n'ai pas compris sa langue. Le ton n'était pas menaçant, mais le mien a été ferme.
— Pousse-toi, le vieil homme rondouillard, ou je te tue.
Ce n'était pas un soldat. Trop vieux et trop gras pour ça. Et puis, il ne portait pas la tenue militaire. Lui non plus n'a pas compris ce que j'ai dit. Il a plissé les yeux et levé les mains en l'air, en signe de paix, en continuant à s'approcher de moi, comme si j'étais un animal à domestiquer. Il répétait les mêmes mots, encore et encore, s'approchant de plus en plus près...
Je l'ai frappé à la tête avec une conserve et je me suis enfui.
Notre terrier était à quelques rues du bâtiment des casques bleus, et comme je l'ai déjà dit, courir vite était un de mes atouts. Il me permettait d'échapper avec dextérité aux gens que je lésais et délestais de leurs vivres.
Après avoir assommé le vieil homme rondouillard, j'ai couru aussi vite que j'ai pu, parce que voler un autre gosse ou un marchand, c'était une chose, mais s'attaquer à un membre de l'ONU en était une autre. Je savais que le vieux avait dû donner l'alerte, envoyant à mes trousses une horde de militaires sur-entrainés.
Mais je n'ai vu personne venir jusqu'à moi, jusqu'à notre nid. Un nid crasseux et puant, où s'entassaient des gamins, filles et garçons, livrés à eux-mêmes. Nous n'avions pour occupation que le vol et la mendicité. Et le seul loisir qui nous permettait de nous échapper était la colle. Un tube dans une poche à snifer et c'était l'envolée spirituelle vers d'autres contrées...
Mais en dehors de cet échappatoire, pas d'états d'âme, pas de pleurnicheries incessantes. Nous étions en vie et c'était tout ce qui comptait. Quand on est gamin, il n'y a pas de visions ou de projections de l'avenir, de plans sur la comète qui se bousculent dans notre tête. On prend la vie comme elle vient, jusqu'à ce que des « sauveurs » viennent te polluer la cervelle...
La deuxième fois que j'ai croisé le père François, c'était près de l'Eglise catholique qui avait été partiellement détruite par les tirs. Je fouillais dans les décombres, cherchant des métaux ou des babioles religieuses à revendre. Mais d'autres étaient déjà passés avant moi.
J'ai senti une main se poser sur mon épaule, et je me suis retourné aussitôt, prêt à me battre contre un probable militaire. Le pillage était interdit et nous exposait à de sérieux problèmes si nous nous faisions prendre.
Mais j'ai reconnu le vieil homme rondouillard, et avant que je ne parvienne à m'enfuir, sa main s'est faite plus ferme et m'a agrippé par le tee-shirt. Tout comme la fois précédente, il n'était en rien menaçant, et il a commencé à me baragouiner quelque chose que je n'ai pas compris. J'ai lutté pour me dégager de son emprise, mais un autre homme s'est approché de moi et a parlé dans ma langue.
— N'aie pas peur, petit. On ne te veut aucun mal. On est là pour t'aider.
L'homme qui m'avait parlé était un Sarajévien. Il portait les traits slaves méridionaux typiques : les cheveux aussi bruns que sa barbe naissante et les mêmes yeux noirs que les miens. Les temps étant ce qu'ils étaient, ma première réaction fut de me méfier de lui, car l'appartenance à un même pays et à une même ville ne signifiait plus rien. Nous étions plus que jamais divisés en : serbes, croates et bosniaques. Mais la présence du vieil homme de l'ONU à ses côtés me fit vite prendre conscience qu'il était très certainement du côté des « gentils ».
— J'ai pas besoin de ton aide. Pourquoi vous voudriez m'aider ? lui demandai-je la tête haute, sans sourciller.
Les deux hommes échangèrent des mots et je compris que le Sarajévien servait d'interprète au vieux.
— L'homme qui est avec moi est ici pour aider les gens et les enfants comme toi. Il dit qu'il peut te donner à manger et à boire et t'offrir un abri. Où est-ce que tu vis ?
— Parce que tu crois que je vais te le dire ? lui riai-je au visage. Je sais que cet homme est avec les casques bleus. Ils vont nous arrêter et nous jeter dans un autre camp.
Le Sarajévien traduisit au vieil homme mes paroles, et ce dernier sembla réfléchir à ce qui pourrait probablement me convaincre de les suivre et plus encore, de les mener jusqu'à mes frères de rue.
Le vieil homme parlait à son interprète avec lenteur et douceur. Il appuyait chacun de ses mots avec un léger hochement de tête, et sa main les accompagnait comme si elle les dessinait. Je ne comprenais pas sa langue, mais je la trouvais belle, mélodieuse, presque poétique. Elle me renvoyait à quelque chose à laquelle je n'avais plus pensé depuis longtemps... Les histoires que me contait mon père. Oui, la voix et la langue du vieil homme étaient empreintes d'un je-ne-sais-quoi qui me faisait ressentir des sensations identiques à celles qui me submergeaient lorsque mon père me parlait de dragons et de princes.
Le vieil homme interrompit l'interprète qui commençait à me parler, et se pencha vers moi, réduisant entre nous la distance qui se fit plus intimiste, presque affectueuse. Il ne parla pas, mais m'offrit un sourire chaleureux et un regard empli de compassion et de paternalisme.
J'en fus boulversé. Depuis combien de temps un adulte ne m'avait-il pas offert un tel échange ? Ce n'était pas grand chose. Juste un regard et un sourire, sans même une parole ni un contact physique. Et pourtant, je reçus le peu qu'il m'offrit comme si j'avais été pris dans des bras et avais reçu le câlin le plus long et le plus apaisant du monde. Le câlin que seule un parent pouvait offrir.
Voilà des mois, des années que je n'avais reçu que coups et hurlements, et aujourd'hui, un homme venait de réveiller en moi ce besoin affectif dont je me croyais privé.
Je n'ai pas pu lui rendre son sourire, cela faisait bien longtemps que je ne souriais plus, mais j'ai étrangement senti mes épaules se relâcher, ainsi que mes poings que rarement je desserrais.
— Dis au vieil homme que je vais le suivre. Mais je ne vous amènerai pas aux autres.
C'était tout ce que nous avions comme règle éthique, nous protéger les uns les autres. Et ce que cet échange sans parole avait déclenché en moi ne justifiait pas que je prenne le risque de les mettre en danger. Par le passé, mon jugement avait largement fait défaut, et aujourd'hui, je savais bien que ce que je ressentais n'était en rien un gage de sécurité.
Mais peu m'importait ce qui pourrait advenir de moi. Comme je l'ai déjà dit, je n'étais pas en mesure de me projeter vers un avenir qui allait au-delà de quelques jours. Je savais que je n'avais guère d'importance aux yeux de mon groupe. Mais pour dire vrai, j'étais curieux de ce que le vieil homme avait à m'offrir, et je savais que j'étais irrémédiablement attiré par ce côté paternaliste que j'avais perçu en lui. Ce côté affectif qui me manquait bien plus que je n'aurais pu l'envisager.
Voilà le premier sentiment douloureux que mon sauveur me fit ressentir. Il me renvoya à la perte de mes parents, à ce sentiment d'abandon, au deuil que je n'avais pas pu faire.
J'ai suivi le père François et son interprète qui était en fait un taxi de la ville. Nous sommes allés dans le bâtiment dans lequel j'avais volé la nourriture, et le vieil homme m'a conduit dans une grande pièce où d'autres gamins se trouvaient. Des gamins de rue, comme moi, livrés jusque là à eux-mêmes.
Le taxi a continué de traduire ce que le père François disait. Il m'a parlé de manger, de me laver, de me donner des habits propres, de dormir dans un vrai lit. Mais, je l'écoutais à peine, car la seule chose qui retenait mes pensées dans cette pièce, pleine de gosses, était que j'allais devoir m'adapter encore à un nouveau groupe. Il y avait eu celui du camp, celui de la rue, et à présent, c'était celui de l'orphelinat du père François, dans lequel j'allais passé tant d'années, ici un peu, et beaucoup en France.
***
Lettre 9 – Le connard de Père François Ter.
Il ne me brisera pas –
22 novembre 2002
J'avais, je pense, une dizaine d'années, peut-être moins, lorsque je suis arrivé en France. Peu de gamins ont fait parti de l'expatriation. Les ONG associées à l'ONU ont retrouvé la plupart des familles plus ou moins proches des orphelins que nous étions. Mais en ce qui me concernait, je n'avais personne. Mon père et ma mère avaient rompu toute forme de lien familial. Leur union mixte était un sacrilège aux yeux de leurs proches. Une musulmane ne devait pas épouser un orthodoxe. Ironie du sort, mes sauveurs ont fait de moi un catholique... Même à près de 2000 km de Sarajevo, j'étais encore au coeur des fractions religieuses. Ma mère m'avait parlé des différents dieux que priaient mon peuple, et à présent, voilà que j'étais sous la gouverne d'un autre.
Le père François, de retour en France, s'est vu confier la direction de l'orphelinat de Rouen, dans lequel je séjourne depuis maintenant cinq ans.
Je déteste cet endroit ! Oh bien sûr, il n'y a pas de soldats, pas de cris et de torture ! Et je n'ai pas à voler pour me nourrir ! Mais les choses sont ici aussi drastiques que sur une base militaire. On nous oblige à étudier et à prier, et ce, dans différentes langues. J'ai appris à lire, à écrire et à compter, aussi bien en français, qu'en latin et en grec. Et bien sûr, on nous oblige à ressasser... Ecrire des pages entières pour faire de ce que nous avons vécu une catharsis. Une remémoration affective de notre passé menant à la sublimation de nos pulsions. Faut dire qu'on leur en fait voir de toutes les couleurs aux prêtres ! Nos pulsions ont conservé un bon taux de sauvagerie.
Il a fallu un certain temps pour que j'arrête de voler, et une certaine dose de patience au père François pour ne pas me rouer de coups. Et j'ai été - et continu d'être, d'ailleurs - un petit con. Le père François sait très bien par quoi nous sommes tous passés, les orphelins de Sarajevo et d'ailleurs, notamment en ce qui concerne les violences physiques que nous avons reçues. Aussi, jamais il ne se laisse aller à la punition corporelle avec nous. Et comment dire ? Nous en abusons. J'en abuse...
Il m'a fallu de longs mois pour me soumettre à toute cette autorité, et mon comportement a - à de nombreuses reprises - été des plus insolents, et digne d'une condamnation à séjourner dans un établissement de redressement.
J'ai fait de la pièce d'isolement ma deuxième chambre. Au moins, elle me permet d'être seul, car partager un dortoir avec une trentaine d'autres gars peut parfois être éprouvant. J'avais été fils unique, et j'avais côtoyée la solitude par choix ou par contrainte. Alors, me retrouver puni dans la pièce minuscule a finalement un côté salvateur et reposant. Au moins,je peux y dessiner à ma guise. C'est même la seule activité qui m'est autoriséependant mes punitions. Je fais très souvent des portraits de ma mère et je lesglisse au milieu des lettres qu'on m'oblige à écrire, comme si elle avait lepouvoir d'apaiser toutes les horreurs que je couche sur papier.
Mouais, finalement ça ne me gêne pas d'être puni.
Alors je suis bien loin d'afficher le profil « catholique » qu'on attend de moi, mais le père François, fort et robuste comme un chêne, a cru voir en moi le roseau qu'il pouvait plier. Sauf qu'à l'instar de la fable de La Fontaine, j'ai déjà affrontées les pires tempêtes qui soient. Et aussi bas que j'ai pu me plier, je ne me suis jamais rompu.
Alors père François peut user de toutes les punitions qu'il veut, comme m'enfermer en chambre d'isolement, me faire copier des centaines de fois les versets de la bible, ou m'obliger à écrire mon histoire comme je suis entrain de le faire, ce n'est pas demain la veille que je me briserai. Jamais.
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Hey !
Vous avez vu ? Je n'ai tué personne, j'ai inséré à peine quelques goutes de sang, et je n'ai pas écrit de quoi verser une larme . Je sais pas vous, mais moi ça m'a fait du bien !
Et là, c'est mon moment égocentrique, mais j'ai pris énormément de plaisir à écrire ce chapitre, vraiment.
Il est pas chou le Goran de 15 ans ? Il m'a l'air un peu bad boy sur les bords, mais honnêtement, l'inverse n'aurait pas été crédible. Certes, le Roseau qu'il est ne s'est pas rompu, mais les tempêtes qu'il a subies ont incontestablement laissé quelques traces.
Reste à savoir comment le père François a pu faire du petit Roseau, le majestueux Chêne que Goran est devenu...
La suite dans un prochain épisode !
Bisous goranesques,
Emma.
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