Le bon, la brute et moi

Je ne sais comment j'y suis parvenue, mais j'ai fini par m'endormir. Et alors que j'ouvre à peine les yeux, les images d'hier soir m'arrivent avec autant de violence qu'un film d'horreur.

 Al ! Ed !

Je me lève de mon lit et me précipite dans le couloir de l'étage. Je rentre sans prendre les précautions habituelles dans la chambre d'Edgar, mais celle-ci est vide. Je fais la même chose dans celle d'Allan, mais même constat. Mes frères ne sont pas rentrés de la nuit. 

Oh mon dieu ! Mais qu'est-ce que j'ai fait ? 

Un mensonge. C'est tout ce que j'avais à dire. Mentir, comme je sais si bien le faire lorsque cela m'arrange. Il suffisait que je dise à Allan qu'il ne s'était rien passé avec Tony, ou bien que j'étais juste sortie avec lui. Mais non, je n'ai pas pu m'empêcher de tout balancer, ou du moins, de tout lui laisser entendre, jouant ainsi à la pauvre fille qu'il faut secourir. 

J'aurais aussi pu continuer d'éviter. Eviter Tony en le laissant croire ce qu'il voulait, ou en lui tournant simplement le dos. Mais non. Il a fallu que je joue à « Calamity Jane », en voulant faire justice moi-même, avec l'idée de le planter. Complètement grotesque ! Il m'aurait désarmée en moins de deux. Ou simplement, j'aurais dû continuer d'éviter toute cette histoire, comme je le faisais si bien, depuis des semaines. Je n'ai pas envie d'être une victime et de laisser ce qui s'est passé donner le sens à ma vie, celui de la pauvre fille violentée, cloitrée chez elle. 

Je pensais même être parvenue à positiver la chose, en faisant naitre de cette « expérience »,  un objectif de taille : me barrer d'ici. Dans cette nouvelle vie, j'aurais rencontré de nouvelles personnes, je me serais inventé un passé, une identité, j'aurais trouvé des boulots différents de ceux que je fais ici ... Sauf que voilà, je viens de tout foutre en l'air. Comme d'habitude.

Je viens de briser mon échappatoire, en condamnant mes frères, et par là- même, en me condamnant moi aussi.

Lorsque je me rends compte que je viens d'accorder suffisamment de mon temps à la pleurnicherie, je me concentre et focalise toutes mes pensées sur la recherche de mes frères.

Je me prépare rapidement et descends pour sortir. Aucune surprise, Ray est à son poste, mais il n'est pas seul. Une femme est avec lui. Je devine aisément qu'elle a les mêmes aspirations que lui dans la vie, tant son visage est bouffi par l'alcool. Elle est assise à côté de lui, la main sur sa cuisse. Je n'ai jamais vu cette blondasse, mais pour ce que j'en ai à foutre de savoir qui elle est ! Et au contraire, elle me permet de partir d'ici sans culpabilité de laisser Ray à son auto-gestion.

— Ray, est-ce que tu as vu Allan et Edgar ? lui demandé-je tout en passant mon blouson.

— Charlie, tu pourrais dire bonjour à mon amie ! Voyons, qu'est-ce que je t'ai appris, ma fille adorée ?

— Mais ouais, c'est ça. Salut, dis-je tout de même à la blonde, jaune pisse. Est-ce que tu les a vus, Ray ?

— Non. Je te présente Angie. Angie, dis bonjour à ma fille.

— Bonjo...

Mais je suis déjà partie, ne laissant pas le temps au sac d'os de finir ses salutations.

Une fois dehors, j'attrape mon téléphone et tente de joindre pour la cinquantième fois mes frères. Mais aucun ne me répond. Je laisse toujours le même message, les suppliant de me rappeler. 

J'ai la gorge nouée et je suis tellement anxieuse que mon corps est aussi douloureux que si j'avais courus des kilomètres. Les scénarios les plus catastrophiques me traversent l'esprit. Je vois mes frères, criblés de balles, égorgés, brûlés, découpés, bouffés par des chiens, et à présent, je retiens comme je peux mes larmes. 

— Sarah ? C'est moi. Ecoute, démerde-toi comme tu peux, dis à Hank ce que tu veux, mais je ne vais pas venir travailler aujourd'hui... Non, c'est pas Ray... Je sais, Sarah, qu'il va gueuler... J'en ai rien à battre, il a qu'à me virer... Oui, c'est mes frères. Ecoute, je te rappelle, je te raconterai tout... Ok. Merci.

Et c'est vrai que je vais sûrement me faire virer du Able market, avec toutes mes absences répétées, mais en cet instant, c'est le cadet de mes soucis. De toute façon, je vais, moi aussi, très certainement finir bouffée par des chiens, ou pire, attachée à tout jamais dans le repère de putes de Tony Vasco.

Bon sang, je ne sais même pas quoi faire ni où aller. J'attends le métro en faisant les cent pas sur le quai, mais pour aller où ? Le quartier italien ? Et après ? Je ne sais même pas où habite Tony. Ce mec est plus vigilant avec sa vie perso qu'un témoin protégé. Il ne m'a emmenée que dans des hôtels et sur des parkings.

Je devrais appeler Mel, mais je n'ai pas envie de la mêler à mes histoires - encore. Pourtant, à part elle, je ne vois pas qui pourrait me venir en aide. Certainement pas les amis débiles de mes frères. Et je dois faire vite. Très vite.

Ne voyant pas d'autre alternative que l'aide de Mel, je prends alors la rame de gauche. Celle qui me conduit au Bears bar.

A cette heure-ci, le bar n'est pas encore ouvert, mais comme chaque employée, j'ai ma clé. Je pénètre dans l'établissement et me dirige vers le bureau. Avec un peu de chance, Mel y a dormi et elle sera là. La main moite et le coeur tambourinant, je frappe à la porte. Cette dernière ne tarde pas à s'ouvrir, et en guise de portier, j'ai droit au canon d'un fusil à pompe et à une Mel aux cheveux ébouriffés.

— Putain, Charlie ! Qu'est-ce que tu fous ici ? J'ai failli décharger mon flingue sur toi.

— Euh, Mel, si j'avais été un cambrioleur ou je ne sais quoi, je n'aurais pas pris la peine de frapper à ta porte.

— Mmm, fais pas la maligne avec moi, il est beaucoup trop tôt, grogne-t-elle en ouvrant complètement la porte. D'abord, il est quelle heure ? demande-t-elle en abaissant son arme, afin de lire l'heure sur sa montre.

Renforçant sa grimace matinale, elle passe devant moi et se dirige derrière le bar, où elle s'active sur le percolateur.

— Café ? me demande-t-elle la voix pâteuse et les yeux encore fermés.

— Whisky serait plus adapté, je lui réponds avec cynisme, en prenant place sur un tabouret, la tête entre mes mains.

Mel sait très bien que je ne bois jamais, et j'ai bien conscience que ma réponse lui en dit déjà long sur l'état dans lequel je me trouve. Ceci ajouté au fait que je me pointe un matin aussi tôt.

— Ok. Je vois. Un double café alors. Accorde-moi juste une tasse et je suis à toi, Charlie.

Je regarde ma patronne se jeter sur son excitant. Faut dire qu'elle se paye une tête qui révèle aisément que je viens de la réveiller. Elle a encore ses fringues de la veille et peine à ouvrir ses yeux. 

Une fois son café avalé, Mel fait le tour du bar et prend un siège à côté du mien. Elle me tend ma tasse à laquelle je ne touche pas, tant je suis incapable d'avaler quoique ce soit, et elle dépose sur le comptoir, son deuxième café. Elle frotte énergiquement son visage de ses deux mains, et comme pour finir de s'éveiller, elle secoue frénétiquement sa tête et roule ses épaules tout aussi brusquement. Puis, elle cesse tout mouvement et m'accorde enfin son attention.

— Je t'écoute.

— Oh Mel, j'ai fait une énorme connerie, je lui balance aussitôt, en fondant en larmes.

— Hey, ma belle ! Qu'est-ce qu'il se passe ?

Mel descend de son tabouret comme un soldat au garde à vous, et plante ses yeux dans les miens. L'inquiétude sincère que j'y lis me pousse à rapidement me confier. A peine ai-je prononcé le premier mot, que j'ai déjà le sentiment de me libérer du lourd fardeau que je porte depuis hier soir.

— C'est Tony... J'ai...

— Quoi Tony ? Il a recommencé ? C'est ça ? T'as fait la peau à ce fils de pute ? m'interrompt-t-elle avec un débit rapide, jurant avec celui qu'utiliserait une personne qui vient de se réveiller.

— Nooon ! Je ne lui ai pas fait la peau, enfin pas directement. Enfin, je ne sais même pas s'il est mort ou si... Oh mon dieu ! 

— Ok. On va reprendre depuis le début. Raconte.

Les yeux fermés, je respire un bon coup pour tenter de me calmer, puis je me lance. Je commence par lui parler de ma virée au bar, sans en donner les raisons, de ma danse endiablée avec le gars éméché. Puis, je lui raconte l'apparition théâtrale de Tony et de ce qui a suivi dans la ruelle, mes envies débiles de meurtre et finalement, l'intervention d'Allan à qui j'ai fini par tout balancer. Je termine par lui raconter que mes frères sont probablement partis tuer Tony et qu'ils sont certainement morts, eux aussi, à l'heure qu'il est. Cette dernière partie renforce alors la peine et la peur qui ne m'ont pas quittées, et les propulse à la limite de la crise de nerfs.

— Charlie, écoute. Tes frères ne sont pas si cons, ok ?

— Mel ! On parle des deux mecs qui ont foutu le feu à l'école primaire parce qu'ils avaient été punis par leur maitresse. Des deux mecs qui ont braqué plus de bagnoles qu'un concessionnaire ne pourrait en vendre dans toute une vie. Et des deux mecs qui ont déclenché la plus grosse bagarre jamais vue dans le quartier sud, et qui a fait la une des journaux télé !

— Yep, mais ils ne se sont jamais faits serrer, ma belle. Ils n'ont été accusés que pour des délits mineurs. Allan et Edgar sont intelligents, Charlie, et jamais ils n'iraient faire quelque chose d'aussi stupide que de tuer Tony Vasco. Ou s'ils le faisaient, jamais ils ne se feraient coincer. Tu m'entends ?

— Sauf que là, je n'avais jamais vu Allan aussi furieux, Mel. Jamais. Et ils ne sont pas rentrés de la nuit, et je n'arrive pas à les joindre. Ils ne répondent pas à mes appels.

Cette fois, je panique pour de bon. Je déambule derrière mon tabouret, comme un lion en cage, à la limite de m'arracher les cheveux.

— Ok. Je vais voir ce que je peux faire de mon côté. Je vais appeler qui il faut, et on va trouver tes frères, Charlie. Et toi, tu vas commencer par te calmer et aller dans mon bureau te reposer. T'as une tête dégueulasse. Et c'est pas avec cette tête que tu vas faire marcher mon business. File, me dit-elle en me conduisant elle-même jusqu'à son divan.

Je crois que le sarcasme est ce que je préfère chez Mel... 

Je n'ai pas plus envie de me reposer que d'imaginer que je n'ai plus de frères. Pourtant, quelques minutes plus tard, allongée sur le divan, je me laisse emporter par le sommeil lorsque je sens mes paupières lutter pour rester ouvertes.

Quand je rouvre les yeux, je peine à savoir où je suis, l'heure qu'il est, voire même qui je suis. Je réalise dans ce demi-sommeil que c'est une voix qui m'a réveillée. Une voix que je connais, mais que j'ai du mal à comprendre clairement.

Mel ! 

Je me redresse comme un diable dans sa boîte lorsque je me souviens de la raison de ma présence ici. Je saute d'un bond du divan et me précipite dans la salle du bar.

Mel est au téléphone. Tout ce que j'entends avant qu'elle ne raccroche, c'est : « Oui, je l'y emmène de suite. »

 Les interrogations que je me pose, quant à l'avancée de ses recherches, pullulent dans ma tête, et la panique reprend aussitôt sa place. Je me précipite sur ma patronne et la bombarde de questions.

— Alors ? Où est-ce qu'ils sont ? Tu as des nouvelles ? Tu les a trouvés ? Ils vont bien ? Mon dieu, est-ce qu'ils sont ... ?

— Doucement, Charlie ! me dit-elle avec un calme déconcertant, alors que tout en moi n'est que volcan, ouragan et tous les cataclysmes de la Terre réunis. On va aller en parler dans mon bureau.

— Parler de quoi ? paniqué-je davantage. Si tout va bien, pourquoi tu ne me le dis pas tout de suite, hein ? rajouté-je, la main couvrant ma bouche, comme pour retenir les hurlements qui se pressent derrière. Merde, Mel, tu vas me dire ce qui se passe, maintenant, ou je...

— Charlie, arrête de gueuler, par pitié. On va dans mon bureau, parce que je dois rassembler des affaires, Ok ? 

Le ton ferme qu'elle utilise renforce ma sensation qu'un drame est arrivé. L'esprit à mille lieux d'ici, égaré dans un avenir où j'entre-aperçois ma vie sans mes frères, je ne crie plus, je ne bouge plus.

Je vois Mel prendre un sac dans lequel elle fourre à la va-vite du fric ainsi qu'un flingue de petit calibre. Mais lorsqu'elle me voit statique, le visage inondé de larmes, elle stoppe son activité et prend mon visage entre ses mains.

— Charlie, tes frères sont vivants. Tu m'entends ? Ils sont vivants, répète-t-elle avec douceur, en renforçant son emprise autour de mes joues.

J'entends la nouvelle avec un soulagement incommensurable, et je sens mes épaules retomber aussitôt. Mais Mel poursuit, et la paix que je sentais se diffuser dans mon corps se fait à nouveau chasser par la panique.

— Ils sont vivants, mais blessés. Rien de très grave, s'empresse-t-elle de dire, alors que  les images les plus horribles que j'aie imaginées reviennent à ma mémoire. On s'occupe de les soigner, mais il va surtout falloir qu'on les cache quelques temps.

— Les soigner. Rien de très grave. Les cacher, répété-je, sans aucun contrôle dessus, comme en état de choc.

— Ils sont vivants, Charlie, articule-t-elle lentement, en m'adressant un sourire apaisant. Mais on doit y aller, maintenant. D'accord ?

J'acquiesce à grands à coups de tête. 

Quand Mel sent que j'ai intégrée la nouvelle et que j'ai un tant soit peu recouvrés mes esprits, elle finit de préparer son sac et me somme de la suivre jusque dehors.

— Où est-ce qu'ils sont, Mel ? lui demandé-je alors que nous prenons place dans sa voiture.

— Tu te souviens de Goran ? Le chanteur qui... Evidemment que tu t'en souviens, se répond-elle à elle-même, en levant les yeux au ciel. Il va nous aider à les cacher.

— Quoi ? Mais qu'est-ce que... Pourquoi il ferait ça ? 

— Arrête de poser des questions, maintenant. Je te dirai tout une fois là-bas. Il faut que je passe encore quelques coups de fil. C'est ok, Charlie ?

— C'est ok, lui affirmé-je avec conviction, tant ma confiance en elle est inébranlable.


Mel a effectivement passé quelques appels, du genre codés, à des personnes dont je n'ai pas été fichue de découvrir l'identité. Nous avons roulé, sans que je puisse poser d'autres questions, et sans que je puisse obtenir de réponses autres que celles qu'elle m'avait déjà données. 

Malgré tout le merdier qui se bouscule dans ma tête, je me surprends à consacrer plus de temps à mes interrogations concernant Goran qu'à celles que je suis censée attribuer à mes frères. Je me demande bien ce qu'il vient faire dans cette histoire, et surtout ce qui l'amène à m'aider, alors qu'il ne me connaît pas. Mais j'ai surtout le sentiment que Mel en connait bien plus sur lui qu'elle ne m'a laissé l'entendre, car méfiante comme elle est, je ne la vois pas du genre à se confier à n'importe qui et encore moins à demander de l'aide aussi facilement. 

Je prends alors conscience qu'avec cette homme, chaque zone d'ombre éclairée, quant à qui il est, est aussitôt remplacée par une nouvelle plus sombre.

Perdue dans mes pensées et exténuée par la surdose d'adrénaline, je n'ai pas prêté attention à la route que nous avons empruntée, mais en voyant le bâtiment s'ériger au bout de la rue, je comprends que nous allons à l'orphelinat de la Shrine of Christ the King. 

— Allan et Edgar sont dans l'orphelinat ? C'est vrai que vu la grandeur de celui-ci, il y a de quoi cacher tout une équipe de foot, même, je me mets à penser à voix haute, en regardant le bâtiment.

— Comment sais-tu que c'est un orphelinat, Charlie ? Et comment tu sais que c'est grand ? me demande Mel avec étonnement.

— Je... 

— Ok. Pas envie de savoir du tout, en fait, m'arrête-t-elle.

Et tant mieux, parce que : pas du tout envie de dire comment je sais tout ça, en fait ! me dis-je à moi-même.

Mel contourne l'établissement et roule sur une allée étroite, au bout de laquelle j'aperçois Goran qui nous y attend.

Stressée, paniquée, en colère - ou pas - après lui, la seule chose que je ressens en le voyant, c'est mon coeur qui se serre subitement. L'effet que Goran me fait, chaque fois que je l'aperçois, reste toujours le même. J'ai mêmecomme une grosse décharge en le découvrant de près, les mains dans les pochesde son jean, et le col de sa veste relevée, comme pour tenter d'échapper auvent glacial qui fait voler ses mèches de cheveux. Il arbore un regard sombreet inquiet, et il se mord férocement la lèvre inférieure. Allez savoirpourquoi, mais sans aucun contrôle dessus, je fais de même et plante mes dentsdans ma lèvre. Mais l'heure n'est pas à la mièvrerie ni à la drague, et je me ressaisis aussitôt, laissant de côté mes penchants nymphos.

Alors que nous descendons de voiture, Goran m'adresse un bonjour d'un timide coup de tête, sans s'attarder dans un échange de regards. Je vois que depuis hier, pas grand chose n'a changé... Qu'il aille se faire foutre !

Nous pénétrons dans le bâtiment par une autre entrée que celle que j'avais prise, et nous arpentons à grandes enjambées les couloirs austères. 

— Ici, ils ne risquent rien. Et Charlie non plus, s'adresse-t-il à Mel, comme si je n'étais pas là.

— Comment ça, « Charlie non plus » ? Ça veut dire quoi ça ? Hé oh ! Je suis là !

— Rhoo, tu ne peux pas la fermer plus de dix minutes, bon sang, Charlie ? m'agresse presque Mel en me fusillant du regard. Toi aussi, tu vas rester quelques temps ici, le temps que... le temps que tout ça se tasse.

— Mais c'est quoi « tout ça » ? Putain, Mel ! Est-ce que tu vas enfin me dire les choses ?

— Ferme-la une bonne fois pour toute. 

Voilà tout ce qu'elle me répond, alors que Goran nous fait traverser un vestibule, puis passer d'une salle à une autre, puis encore à une autre. Bon sang, cet endroit est un vrai labyrinthe ! Et moi, comme une sale gosse, je serre les lèvres et croise mes bras de colère.

Goran finit par ouvrir une dernière porte, et derrière elle, j'aperçois enfin Allan et Edgar, chacun allongé sur un petit lit. Je me précipite aussitôt sur eux, affichant probablement le sourire le plus niais qu'on ait jamais vu. Mais je suis tellement soulagée ! Et c'est avec une joie hautement libératrice que je me rends compte qu'effectivement, ils n'ont pas l'air trop sérieusement blessé. De vastes contusions colorent affreusement leur si beau visage, et Edgar a l'oeil gauche aussi boursoufflé qu'une balle de baseball. Des pansements sont éparpillés de-ci de-là sur leurs bras, et une large bande entoure le torse d'Allan, lequel a également la lèvre du haut fendue en deux.

Contre toute attente, après m'être assurée de l'étendue de leurs blessures et surtout de leur non gravité, je leur assène une pluie de coups à chacun, en les insultant allègrement.

— Ne me refaites plus jamais ça ! Je vous déteste, je vous déteste ! Vous êtes deux petits cons sans cervelle. Je vais vous tuer, vous m'entendez ? Espèces de...

— Aïe ! Mais arrête ! Est-ce que quelqu'un peut arrêter cette espèce de tarée ? supplie Edgar qui prend autant que son jumeau.

Je vois d'un coup mes pieds décoller du sol, et me retrouve dans les airs, entrainée vers l'arrière, à plusieurs mètres de mes frères. Cette pièce est immense ! Goran, le traitre, me repose en soufflant bruyamment. Et alors que je me retourne vers lui pour lui jeter un regard colérique, je constate qu'il se masse une pommette, devenue toute rouge, sous un des probables coups de coudes que je lui ai donné.

— Heureuse que ça vous fasse mal ! lui jeté-je sèchement en finissant de déverser ma rage sur lui.

Il me regarde, probablement sidérée par ma folie réactionnelle, et continue de tenir sa joue. 

— Ça y est, tu as terminé ? me demande Mel qui n'a pas bougé de sa place ni changé de position, en assistant à ma crise d'hystérie. 

Adossée au mur, les bras et les jambes croisés, elle attend ma réponse.

— Ouais, c'est bon. Mais est-ce que je peux savoir ce qui s'est passé, maintenant ? 

— Je vais vous laisser. Je... je vais aller me mettre de la glace, et vous préparer du thé. Je crois que vous avez à parler, tous les quatre, nous informe Goran en quittant la pièce.

Seul un grognement, en guise de culpabilité, se forme dans ma gorge lorsqu'il prononce le mot « glace ».

— Ok. Maintenant, vous me balancez tout, parce que là, je vais devenir folle ! m'adressé-je à mes frères en me rapprochant d'eux.

— Je crois que c'est déjà fait, C, rétorque Allan en se voulant sûrement drôle.

La main sur ses côtes, il perd son début de sourire et grimace sous la douleur. 

Bien fait !

— On te dit tout, si tu jures de te calmer. Perso, j'ai déjà eu mon compte, rajoute Edgar en montrant du bout du doigt son oeil enflé.

— Mais, je suis tout à fait calme, dis-je alors les dents serrées, en tirant une chaise que je place entre eux deux. 

Cela dit, je respire bruyamment pour parvenir à réellement me calmer.

— C'est quand vous voulez ! commencé-je à m'irriter, en les regardant à tour de rôle. Je veux tout savoir. Et d'abord, pourquoi vous ne m'avez pas rappelée, hein ? J'étais morte d'inquiétude ! Qu'est-ce que vous avez foutu ? Où est-ce que vous avez passé la nuit ? enchainé-je les questions, tout en leur assénant de nouveaux coups, sous la colère ressuscitée.

Mel vient alors me séparer avec force de mes frères et me menace de mettre à la porte si je ne me maitrise pas. Et c'est elle-même qui commence enfin les explications.

— Ils ne l'ont pas tué.

— Oh merci, Seigneur, soufflé-je alors avec soulagement.

— Ils ne l'ont pas tué, mais ils lui ont foutu, d'après ce qu'on m'a dit, une sacrée raclée. Et les hommes de Tony ont eux aussi essuyés des coups. Mais tes frères ont fait pire que ça, pas vrai, les gars ?  leur demande Mel sur un ton aussi accusateur que moralisateur.

Ils tardent à répondre, et comme deux gosses qui ont fait une connerie, ils baissent la tête. Mais Allan la relève aussi vite, comme s'il regrettait d'avoir ressenti, pendant une seconde, un semblant de culpabilité. Et c'est le regard orageux qu'il ouvre la bouche et m'expose enfin le récit.

— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut foutre ? C'est qu'une bagnole, putain !

— Quelle bagnole ? De quoi tu parles, Al ? demandé-je à mon frère, lasse de ne pas tout saisir assez vite, jusqu'à ce que...

Merde ! La bagnole... Je comprends d'un coup.

— On est retournés au bar où tu étais avec Tony, reprend-il alors. Je voulais butter cet enculé. Je te jure que j'allais le faire, C. Mais putain, je suis pas si con et je savais que la famille Vasco n'en resterait pas là et chercherait à se venger. Alors tout ce qu'on a fait, c'est lui mettre une branlée comme il le méritait, à lui et aux mecs qui trainent avec lui. Bien sûr, ils ne se sont pas laissés faire, me dit-il en se passant la main le long de sa mâchoire enflée. Et ils ont fini par sortir leurs flingues, alors on a dû se tailler et se planquer comme deux lopettes, rajoute Allan piqué au vif dans sa virilité. Et on t'a pas appelée, parce qu'on a perdus nos téléphones dans la baston.

— Allan, vous n'êtes pas des lopettes. Vous avez fait ce qu'il fallait faire. Ils auraient pu vous tuer. Et la voiture ?

— On l'a cramée. On a pulvérisé sa Mustang, termine Edgar avec fierté, arrachant également à Allan un rictus de connivence.

— Il va vous tuer. Cette fois, il va vraiment vous tuer. Mais qu'est-ce qui vous a pris ? Il tient plus à cette voiture qu'à sa propre mère ! 

— Et alors ? se met à hurler, Allan. Et toi, tu es plus importante que cette voiture de merde, Charlie, finit-il par me dire dans un murmure, en détournant son regard, comme si cet aveu était inavouable.

Et il l'est. J'en suis bouleversée. Jamais mes frères ne m'avait témoignée autant d'affection. La culpabilité que je ressens à présent va au-delà de tout ce que j'ai pu subir jusqu'ici.

— Je suis désolée, les garçons. Je n'aurais jamais dû vous dire ce qu'il m'a fait. Si j'avais su que...

— Tu plaisantes là, j'espère ! s'insurge Edgar en se redressant dans son lit. Rien que d'imaginer encore qu'il ait pu te faire du mal, je... j'ai envie d'y retourner et de finir ce qu'on a commencé.

— Bon, c'est super touchant vos retrouvailles et tous ces témoignages d'affection familiale, mais  il va falloir que je parte, s'interpose Mel avec détachement. Tony est furieux. Et quand je dis furieux, c'est parce que j'ai rien de plus fort qui me vienne en tête en ce moment. Des gars que je connais m'ont dit qu'il était en train de retourner tout Chicago pour vous retrouver et vous faire la peau. Alors se cacher dans un camion de livraison pour la nuit, c'était pas mal, mais si vous voulez rester en vie le temps que je parvienne à trouver un consensus avec Maximo Vasco, je vous suggère de rester ici. Et c'est valable pour toi, Charlie. Tu sais mieux que personne que Tony est capable de s'en prendre à toi pour se venger de tes frères.

— Mais je fais comment pour mon boulot, Mel ? J'ai besoin de cet argent et... Combien de temps je vais devoir rester ici ?

— Ça ne sera pas long, je te le promets. Je m'occupe d'aller voir Maximo Vasco. Mais par pitié, reste ici, jusqu'à ce que je parvienne à tempérer Tony, me dit-elle à voix basse, une main sur la poignée. Il est impulsif et je ne sais pas jusqu'où il pourrait aller pour faire payer à tes frères, non seulement la raclée qu'ils lui ont mis, mais surtout la perte de son jouet le plus précieux.

— Mel, l'intercepté-je alors qu'elle sort de la pièce. Merci. Je suis désolée de te mêler encore à mes histoires. Je ne savais pas qui...

— Hé, ma belle, tu as bien fait de venir me voir. T'inquiète. Tout ça va vite rentrer dans l'ordre. Ok ?

— Ok. Merci encore, Mel. Je ne sais pas ce que j'aurais fait sans toi. Mais...  est-ce que je peux te poser une question ? lui demandé-je enfin, maintenant que tout est plus calme. 

— Bien sûr.

— Qu'est-ce que Goran vient faire dans cette histoire ? Pourquoi il nous aide ? 

— Jamais tu ne t'arrêtes de poser de questions, hein ? Tout ce que tu as à savoir, c'est qu'on peut compter sur lui. 

Et elle me laisse là, avec cette unique réponse, qui n'en est bien sûr pas une.

Mel et ses secrets... Rien d'inhabituel, en soi, mais c'est davantage la part de mystère qui concerne Goran qui m'interpelle. Je ne sais quel lien les unit tous les deux, et c'est surtout sur la nature de celui-ci que je m'interroge, car autant je sais que Mel a un passé trouble et continue d'avoir des activités pas toujours d'une grande légalité, autant en ce qui concerne Goran, j'en suis d'un coup totalement désappointée. 

J'étais certaine qu'il était plus du côté lumineux de la Force que du côté obscur. Et c'est indéniablement toute cette lumière qui émane de lui qui m'avait attirée, comme un pauvre papillon condamné à brûler sous sa puissance. Aussi, l'imaginer avoir un quelconque lien avec un des clans mafieux de Chicago m'est presque douloureux. Mais au final, je réalise que ça n'a rien de surprenant, car ne suis-je pas toujours attirée par ce qu'il y a de plus vil et de moins fréquentable ?

Oui, en fait je ne suis pas surprise, juste déçue. Très déçue même. Cela dit, passée cette déception, je me dois de le remercier pour son hospitalité. 

Lorsque je le vois arriver avec son plateau sur lequel sont posées quatre tasses, je l'intercepte avant qu'il ne rentre dans ce qui sert de chambre à mes frères.

— Mel est partie, commencé-je nerveusement ce tête à tête.

— Ah, d'accord. Je vous ai préparés du thé.

— C'est vraiment très gentil à vous, Goran, mais... vous savez, on est pas tellement du genre Tea-Time dans ma famille, et je ne suis même pas certaine que mes frères aient déjà goûté au thé.

— Et bien, voici une excellente occasion de le faire, me répond-il avec le sourire.

Bon sang, je me demande s'il est possible de rester en colère après ce gars plus de vingt-quatre heures ! Il suffit qu'il sorte son arme magique, son sourire, et tous les griefs s'envolent d'un coup. En tout cas, les miens sont en train de faire leur valise et de préparer leur envol, croyez-moi !

— Soit. Essayons voir, lui rétorqué-je en ouvrant et en lui tenant la porte. Les garçons, Goran vous a préparé du thé.

— Du quoi ? demande aussitôt Edgar avec une grimace qui en dit long sur ce que la boisson chaude lui inspire.

— Mais comme Goran, sans lequel vous seriez peut être déjà morts et découpés, a eu la gentillesse de le préparer et de vous accueillir ici, c'est bien volontiers que vous allez prendre ces tasses, n'est-ce pas ? 

J'accompagne ma question, qui tient en fait plus d'une mise en garde et d'un ordre, d'un regard autoritaire et menaçant, tout en leur distribuant leur thé.

— Euh... Ouais, bien sûr ! On adore le thé, en plus, ment Allan de façon désastreuse.

— Bien, je conclus promptement. Goran, est-ce que je peux vous parler en privé, s'il vous plait ? lui demandé-je alors en me tournant vers lui.

— Bien sûr, oui. Suivez-moi.

Goran ouvre le chemin et nous conduit dans un bureau tout aussi vieillot que la bibliothèque où il m'avait emmenée la veille. La pièce n'est pas bien grande, et mis à part quelques étagères poussiéreuses et un bureau, il y a deux malheureux sièges posés face à ce dernier. Pour autant, Goran reste debout, et je devine qu'il est de nouveau nerveux. 

Je l'avais trouvé jusqu'à hier si paisible et si détendu en toute circonstance, ou du moins dans celles que j'avais partagées avec lui, que cela soit au Bears bar ou au téléphone, ou même au début de ma visite à l'orphelinat. Mais depuis cet échange dans la bibliothèque, il affiche plus de signes nerveux que sereins, t égocentrique comme je le suis, je suis persuadée que cela est dû à ma seule présence. Et malheureusement pas dans le bon sens, et au contraire, plutôt dans celui qui penche vers : Il ne peut pas me blairer.

Je décide cependant de laisser de côté la peine que cela me cause, et je me concentre sur les raisons de cette entrevue ici.

— Je voulais vous remercier, entamé-je mon discours sans préambule et sans aucune chaleur dans le ton que j'utilise. Merci pour votre hospitalité, pour cacher et prendre soin de mes frères. On se fera discrets, ne vous inquiétez pas. De toute façon, Mel m'a dit qu'il n'y en aurait pas pour longtemps. Vous serez vite débarrassé de nous, de moi.

— Charlie, je... lâche-t-il sous la probable surprise de ma dernière phrase, avant de se replonger dans le silence, l'air grave, le regard sur ses chaussures. Je suis désolé pour hier. Je vous ai froissée, je le vois bien, et je tenais à vous présenter mes excuses. Je vous demande pardon.

Bon ok, il n'y a pas que son sourire qui fait faire leurs valises aux griefs. Il y aussi, a priori, sa capacité à présenter des excuses. Il parait sincère, et j'en suis d'autant plus déstabilisée. 

— Vous n'avez pas à vous excuser, je lui réponds pourtant sur un ton ferme. C'est plutôt à moi de le faire. J'ai cru, comment dire ? J'ai cru que quelque chose se passait entre nous, et je... Laissez tomber, j'ai compris de toute façon, terminé-je, le feu s'emparant de mes joues. Je vous promets que vous ne m'aurez pas sur les talons.

Je sors du bureau, au comble de la gêne et de l'humiliation, que je me suis moi-même infligée. Sauf que je préfère me flageller que d'avoir encore à subir une déception supplémentaire. En quelques heures à peine, j'ai compris que mon sort était scellé à cette ville et à ses habitants, à ma famille et à mon entourage. Je croyais être libre, mais les murs qui m'enferment n'ont jamais été aussi hauts. Je viens très certainement de perdre ma place au Able Market, et mes rêves d'échappatoire sont partis en fumée, emportés avec mon enveloppe d'épargne.

J'ai ainsi pris conscience que jamais je ne pourrais partir d'ici, et que plus que tout, qu'il me fallait prendre mes précautions si je voulais survivre à tout ce merdier qu'est ma vie. Je sais qu'il me faut commencer par me séparer de toutes mes illusions, et à ce jour, Goran est en tête de liste.

J'ai cru voir en lui le Halo du Bien pouvant triompher sur le Mal qui est en moi, mais peut-être suis-je trop aveugle pour discerner la seule vraie lumière qui éclaire la vérité. Je ne sais s'il est un voyou de plus à la botte de Mel, ou s'il est simplement la bonté incarnée, prêt à secourir les autres, sans arrière pensée ni attente en retour. 

Sauf que de le croire me blesse profondément, car si tel est le cas, si cet homme est réellement bon, cela rend d'autant plus vrai le fait qu'il nous ait secouru par charité, et pas parce qu'il est attiré par moi.

Mais au fond, la vie se compose-t-elle uniquement des bons d'un côté et des méchants de l'autre ? De la lumière et de l'obscurité ? De ceux qui aiment Charlie et de ceux qui ne l'aiment pas ? Certainement pas.

Et si finalement, une chose conduisait à son opposé ou même que tout s'entremêlait, offrant alors une nuance de teintes et de sentiments ?

Peut-être alors que je pourrais passer du noir au blanc, que je redonnerais vie à ce que je sens de plus mort en moi. Peut-être que les murs de ma vie présente se briseraient, et que je serais enfin aimée.


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Bonsoir,

Un très gros chapitre ce soir, j'en suis désolée. Et sachez que j'en ai bavé comme jamais pour l'écrire. Mais je voulais absolument conclure avec cette histoire sur Tony Vasco et les frères de Charlie, et surtout, il me tardait d'emmener notre pauvre petite dans cet orphelinat, où elle va séjourner quelques temps auprès de Goran...

Bon alors, en ce qui concerne ce dernier : Voyou ou Bon samaritain ? 

Tu parles d'un doute...

Allez, de gros bisous goranesques et rendez-vous en terres balkanes pour le prochain chapitre ! Je crois que nous allons avoir quelques réponses sur ce qui a rendu notre beau brun si... charitable. 

Votre dévouée Emma.



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