Dream on

                 Dédié à CarnetParisien

« Charlie, laisse tomber ce crétin et raboule tes fesses de suite. Ce mec est une tuerie ! »

— Si vous n'avez pas d'assurance médicale, vous comprenez que nous ne pouvons pas le garder.  Ou bien ça va vous couter une fortune, Mademoiselle.

J'écoute d'une oreille à peine attentive le discours du médecin des urgences, tandis que je survole le message que mon amie Sarah vient de m'envoyer. 

— Je sais tout ça, je réponds avec automatisme à un discours que j'ai entendu maintes et maintes fois. Mais comment je vais faire moi, pour m'occuper de lui avec deux boulots ?

— Je peux vous envoyez une assistante sociale si vous voulez, mais elle ne fera pas de miracle. Voyez peut être avec une voisine ! Vous n'avez vraiment aucune famille qui pourrait vous aider ?

Je lui fais non de la tête tout en passant une main sur mon visage, découragée. Je suis épuisée par Ray et toutes ses conneries.

— Quand est-ce que je peux le ramener ?  demandé-je au médecin en coupant court à ses tentatives d'aides improbables.

— Son plâtre doit être à présent sec. Demandez à l'accueil que l'on vous commande une ambulance pour le retour et vous pourrez partir.

— Une ambulance ? je ris presque avec dédain. Vous inquiétez pas pour le transport, Doc. Mes frères vont arriver avec un mode moins onéreux.

— Bien, conclut-il cette entretien impersonnel, balancé à la va-vite, dans le hall des urgences. Bon courage pour la suite, Mademoiselle. Vous savez, il existe de bons programmes de thérapie qui pourraient aider votre père, et...

— Ne vous fatiguez pas, Doc. On croule sous les brochures en tout genre, à la maison. Des cures aux groupes de soutien comme les Alcooliques Anonymes, je crois que mon père les a tous testés et voilà où nous en sommes aujourd'hui. Mais merci de me l'avoir proposé.

Je n'ai guère plus envie de m'étendre sur un sujet que je subis depuis que je suis gamine. Il fut un temps où c'était Helen qui gérait l'alcoolisme de mon père. Puis ce fut le tour de mes frères, et aujourd'hui, c'est le mien. Enfin, ce « aujourd'hui » dure maintenant depuis plusieurs années.

J'envoie rapidement un sms à Allan lui disant de se pointer au plus vite. Je déteste les hôpitaux, et encore plus le service des urgences. L'odeur y est épouvantable, les soignants courent de partout et les malades et leurs proches sont on ne peut plus agités, surtout la nuit. Soit ils hurlent après le personnel ou même entre eux, soit ils pleurent de douleur ou d'inquiétude. Et l'égocentrisme dont ils font souvent preuve me fait arriver à haïr la race humaine. Ici, il n'y a plus de valeurs ou de considération. C'est chacun pour soit. Qu'importe à certains qu'une femme enceinte se présente avec son bébé, la tête coincée entre les jambes, ou qu'un gamin hurle de douleurs parce qu'il a une appendicite ou une plaie par balle. Non, ici, c'est une vraie jungle, et le personnel soignant a bien du mal à gérer la situation. Comme si c'était leur travail premier que de jouer à la milice et de faire régner l'ordre !

Pour ma part, cela fait des heures que je suis ici à attendre. Je sais pertinemment que Ray n'était pas une priorité pour les médecins. Cet ivrogne est tombé dans l'escalier du perron et s'est cassé le bassin ainsi que la jambe droite. Alors mise à part l'urgence de le faire taire tant il criait pour qu'on le soulage, tout le reste a pris un temps infini. Les radios et autres soins comme le plâtrer ont duré des heures. Mais tout ça n'est rien comparé à ce que je vais ressentir quand je recevrai la facture. Merci, Ray ! Mon enveloppe n'est pas prête de gonfler ! D'autant que j'ai dû quitter le Able Market avant l'heure et que j'ai loupé celle d'embauche au Bears Bar. Qu'est-ce qui m'a pris de me noter comme étant la personne à contacter en cas d'urgence ?

Le soucis c'est que mes frères ne peuvent pas quitter leurs TIG sous peine de se voir augmenter leur peine ou pire d'être envoyés en prison. Donc, une fois de plus, il ne reste plus que moi pour gérer les conneries de Ray.

Alors Hank a un peu ragé quand je lui ai dit que je devais partir pour l'hôpital, mais Mel a été compréhensive lorsque je l'ai appelée pour lui dire que je ne pourrais pas être à l'heure au bar, car les médecins ne s'étaient toujours pas occupés de Ray. Je culpabilise de plus en plus de planter mes patrons comme ça, parce que la situation se répète trop souvent. Mais bon sang, je n'ai pas le choix...

C'est dommage, parce que j'aurais bien aimé voir le chanteur d'épinoches sur scène ce soir ! Ce qui me rappelle que Sarah m'a envoyée un message que j'ai ouvert sans le lire vraiment. Je le consulte à nouveau.

« Charlie, laisse tomber ce crétin et raboule tes fesses de suite. Ce mec est une tuerie ! »

J'imagine qu'elle parle de « Prince Charmant »  pour le « mec », pas pour le « crétin ». Sarah connait très bien ma situation familiale. Nous nous connaissons depuis l'école primaire, et sa famille n'a rien à envier à la mienne. C'est peut être ce qui nous a rapprochées. Aucune des deux ne juge la vie de l'autre et au contraire nous nous comprenons parfaitement. A la différence de moi, Sarah a encore sa mère. Mais je crois qu'il est parfois souhaitable de ne plus avoir de parents que de supporter ce que vit Sarah. Son père est routier et n'est jamais à la maison, et sa mère souffre de la pire des addictions. Elle est tellement camée qu'elle n'est que l'ombre d'elle même et qu'elle n'hésiterait pas une seconde à voler sa propre fille ou pire à la vendre, s'il le fallait, pour se payer un shoot.

J'ai souvent proposé à Sarah de venir avec moi quand je partirai. Mais elle me dit être plus attachée que moi à Chicago et que sa vie est ici. Mais au fond, je sais bien que c'est parce qu'elle doit s'occuper de sa petite soeur, Amber, qui n'a que huit ans. Et je le comprends parfaitement. Moi, mes imbéciles de frères sont grands et n'auront qu'à se débrouiller. Quant à Ray...

Mes frères. Je les vois qui passent les portes automatiques des urgences. Ils sont suivis de près par Carlos, l'ami dont la camionnette fait office d'ambulance pour Ray, à chaque hospitalisation.

— Il est prêt ? Parce que Carlos a des livraisons à faire. On a pas beaucoup de temps, m'explique à toute vitesse Edgar.

— Euh... Ouais. je crois que c'est bon. Je me suis occupée des papiers aussi.

— Ok. Les gars, on y va. Il est dans quel box ? enchaine aussitôt Allan.

— Celui-ci.

Je désigne du doigt le rideau bleu juste en face, et en moins de deux, mes frères et Carlos passent derrière lui. J'entends Ray protester, dans un bredouillement incompréhensible, tant les médecins l'ont blindé d'anti douleur.

— Charlie ? Va demander un fauteuil roulant, s'il te plait. Ce con s'est pissé dessus, il est hors de question qu'on le porte, me demande Allan en passant juste la tête derrière le rideau.

Je m'exécute aussitôt et pars demander à l'accueil un fauteuil roulant.

— Vous le ramenez aussitôt, hein ? 

— Bien sûr, Madame. C'est juste que mon petit papa a très mal et qu'il ne peut pas marcher, je réponds comme une gentille fifille à la vieille grincheuse de l'accueil, qui a dû en voir disparaitre des fauteuils roulants, dans sa longue carrière !

Elle me regarde avec suspicion, mais finit par m'en donner un, face à ma moue de petite fille modèle.

— Magnez-vous, les gars. Il faut que je retourne bosser. Tiens, Allan, le fauteuil.

— Comment ça tu vas bosser ? Et lui, on en fait quoi ? m'interroge Allan en désignant Ray qui bave comme un Bulldog sur sa chemise d'hôpital.

— Ah ça, c'est pas mon problème, les garçons. Je vous rappelle que je suis la seule à travailler et que je viens de louper je ne sais combien d'heures ! je lui réponds en colère.

— Ok. Ok. T'enflamme pas. On aura qu'à faire les livraisons avec lui à l'arrière, informe mon frère ses acolytes du soir.

— Quoi ? Pourquoi Carlos ne livrerait pas ses tapas tout seul ? Au passage, merci Carlos de nous aider encore une fois. Vous ne pouvez pas rester à la maison avec Ray pour une fois ?

— T'as pas à me remercier, beauté. Je ferais n'importe...

— L'appelle pas comme ça, s'irritent en coeur mes frères, ce qui me fait lever les yeux au ciel.

— Parce que... nous aussi on a des trucs à livrer du coup, finit par me répondre Edgar, les bras croisés sur le torse et les yeux sur ses chaussures.

— Oh bon sang ! Ecoutez, j'ai pas le temps d'en discuter avec vous. Vous vous souvenez quand même de ce qu'a dit ja juge, hein ? Si vous vous faites serrer....

— T'inquiète, soeurette. On gère, conclut Allan en embrassant ma joue. Allez, R2. Ton carrosse t'attend !

Mes frères soulèvent Ray de son brancard en prenant bien soin de ne pas se faire effleurer ses fringues imbibées d'urine. Tandis qu'ils l'installent sur le fauteuil roulant sans tenir compte de ses plaintes douloureuses, je m'empare d'une blouse propre sur un chariot et la tends à mes frères.

— Passez-lui celle-ci. Je vous attends dehors.

La camionnette de Carlos est garée juste devant l'entrée, ce qui fait hurler deux ambulanciers. Je leur promets que mes frères vont arriver au plus vite. À peine ai-je fini de jurer que je les vois arriver, de chaque côté de Ray qui a la tête quasiment sur les genoux, tant il roupille sous l'effet de la morphine.

Carlos ouvre les portes battantes de la camionnette, et comme je m'y attendais, Allan et Edgar soulèvent le fauteuil roulant et l'installent au milieu des cartons de tapas prêts à être livrés. La vieille de l'accueil n'est pas prête de revoir son fauteuil !

— Vous allez sérieusement livrer tout ça avec Ray sur son fauteuil, à moitié à poil ? je leur demande, au final à peine choquée.

— Bah ouais. De toute façon, il est trop shooté pour se rendre compte de quoique ce soit.

Edgar n'a pas tort. Et puis merde. On aurait tout aussi bien pu abandonner Ray sur le trottoir. Alors, au diable la bienséance !

— On te dépose, ma belle ? Pardon. Charlie ? reformule à toute vitesse Carlos, face au regard haineux de mes frères.

Cependant, il n'échappe pas à la claque qu'Allan lui balance derrière la tête.

Leur possessivité à mon égard m'exaspère. Je ne suis plus une gamine, merdouille ! Mais je crois que même à quarante ans, je continuerai d'en être une pour eux. Ils savent que je sors avec des gars, mais ils esquivent toujours le sujet lorsque je l'aborde. Et surtout, ils n'ont jamais cessé de mettre en garde leurs amis d'oser m'approcher. Comme si ça pouvait les arrêter - ou m'arrêter ! Cependant, aucun de leurs amis n'a été plus loin que le flirt avec moi. Car en toute honnêteté, ils savent aussi bien que moi qu' Allan et Edgar seraient prêts à tuer quiconque aurait le malheur de « mettre son pénis dans mon vagin ». C'est la phrase qui les fait dégoupiller lorsque je leur dis qu'après tout, c'est ce qui peut m'arriver de pire et qu'il n'y a pas de quoi en faire un drame.

Je monte sur la banquette avant auprès de mes frères et m'apprête à refermer la porte, quand le médecin qui s'est occupé de Ray empêche mon dernier geste.

— Attendez, Mademoiselle. Je pense que ceci pourrait vous être utile. Je... je vous ai mis quelques médicaments contre la douleur et de quoi refaire les pansements de sa tête, me dit-il un sourire timide ou gêné sur le visage, en me désignant le sac papier qu'il me tend.

— Je... je n'ai pas de quoi les payer, Doc !

— Vous ne me devez rien. Je vous ai mis quelques brochures également. Vous savez pour ce dont on a parlé, rajoute-t-il en me montrant de nouveau le sac.

— Ok... Merci, je lui réponds en raccourcissant la formule, face à son attitude que je trouve de plus en plus louche.

— Les brochures. Regardez les brochures. Dans le sac, insiste-t-il en rehaussant ses lunettes dans un geste qui traduit clairement un sentiment de malaise.

J'ouvre le sac et... « Les brochures ». Tu parles ! Tout ce que je trouve au milieu des médicaments et du matériel médical, c'est un bout de papier sur lequel est écrit son numéro de téléphone et la phrase suivante : « Je sais comment vous pouvez me remercier ».

Je referme délicatement le sac et sans quitter le doc des yeux, j'invite Carlos à démarrer sa camionnette. Ce qu'il fait aussitôt.

— Putain de pervers ! je m'offusque au comble de l'agacement. Sérieux ! Il a quel âge ce vieux dégueulasse ? Quarante ans ? Cinquante ? demandé-je à mes frères en leur tendant le papier.

— En attendant, on a eu des cachets gratos. 

Edgar dédramatise la situation sans complexe, ce qui me fait littéralement dégoupiller.

— Et c'est tout ce que ça te fait ? Carlos n'a pas le droit de me dire « Ma beauté » ou « Ma belle », mais qu'un vieux toubib  me propose la botte pour que je lui rembourse des cachetons , là ça ne te pose aucun problème ?

— Ça n'a rien à voir, C. D'abord ce n'est pas un pote à nous et de toute façon, je sais très bien que tu ne l'appelleras pas, se justifie-t-il en balançant le papier avec le numéro dessus par la fenêtre. Le principal, c'est que tu aies réussi à obtenir ces médicaments.

— Carlos, arrête-moi ici, lui ordonné-je avec calme, mais une colère dévastatrice à l'intérieur du corps. Je vais finir à pieds.

Il obtempère et je descends illico de la camionnette, avant de m'adresser une dernière fois à mon grand frère.

— Imagine un peu ce que j'aurais pu obtenir, Edgar, si le pénis du vieux doc était entré dans mon vagin. Merci beaucoup, Edgar. Vraiment très classe de me faire passer pour une trainée ! Tu n'auras qu'à acheter des médicaments avec ce que tu vas vendre ce soir. Ceux-là m'appartiennent.

Je récupère dans un geste vif le sac en papier avant de refermer violemment la porte de la camionnette, et je le balance sur le boulevard sur lequel des dizaines de voitures roulent.

Je tourne aussitôt le dos à la camionnette et m'active à en partir aussi loin et aussi vite que possible. Je ne me retourne pas, pas même quand j'entends les voitures klaxonner. Je sais que mes frères sont déjà partis récupérer ce qui peut rester des médicaments, au détriment de leur vie. Qu'ils se fassent écraser eux aussi ! Ça m'est bien égal.

******

— Je suis désolée, Mel, m'excusé-je auprès de ma patronne en arrivant essoufflée au comptoir du Bears bar.

Avec toute cette histoire, j'ai trois bonnes heures de retard. Je sais que les mardis, le bar n'est pas blindé, mais quelque soit le soir, on ne peut pas dire que nous soyons en sur effectif au Bears Bar. Pourtant, je suis surprise de voir qu'il y a ce soir plus de monde qu'à l'accoutumée. Ce qui me fait d'autant plus culpabiliser d'avoir planté mes collègues. 

Mel est à sa place habituelle, derrière le bar. Une place qui lui offre une vue stratégique sur son empire et qui lui permet de stopper les commandes de trop, chez les plus imbibés. Mel est ce qu'elle est, mais elle n'irait jamais mettre en danger un gars, en lui servant le verre de trop.

— Y a pas de lézard, Charlie. Les filles ont géré. Si tu as besoin de rattraper ce que tu as perdu, je te rajoute un soir sur le planning toute la semaine prochaine, me répond-t-elle avec une pointe d'affection.

Mel est peut être de prime abord un dragon, mais elle prend soin de chacune de ses serveuses à sa manière. C'est un peu facile, mais je ne peux m'empêcher de voir en elle la figure maternelle que je n'ai plus. Et je crois qu'elle aime ça. Et sans jamais l'avoir avoué, je crois qu'elle m'aime bien.

— Merci, Mel. Je vais en avoir besoin, oui, je lui réponds avec une mine qui en dit long sur les soucis financiers qui se profilent.

— Alors, à quel point ton père s'est amoché, cette fois ?

— Fracture du bassin et de la jambe. Je ne sais pas comment je vais faire la journée pour...

— Charlie, me coupe-t-elle, ton père passe son temps sur son fauteuil. Je vois pas où est la différence, jambe cassée ou pas ! Laisse-lui une bouteille pour pisser et de quoi boire et manger, et je suis certaine que tu le retrouveras dans la même position en rentrant le soir.

— Mouais, c'est pas faux. Où veux-tu que je me mette, Mel ? Bar ou salle ? changé-je de sujet aussitôt, histoire de ne plus gaspiller mon temps à cogiter aux emmerdes qui découlent des dernières frasques de Ray.

— Charlie ! Oh mon Dieu ! Si tu avais vu ce mec chanter ! C'était... dingue !

Sarah nous interrompt, se glissant entre Mel et moi, toute agitée. Elle essuie ses mains sur un torchon qu'elle me tend, et accompagne son sourire de grands yeux pétillants.

— A voir ta tête, on dirait bien, oui ! je lui réponds amusée, devant tant d'excitation.

— C'est vrai qu'il a du talent, celui-là, intervient Mel en hochant généreusement la tête. J'ai rarement vu un public aussi à l'écoute. 

J'étais certaine que je loupais quelque chose en ne voyant pas « Belle gueule » chanter ce soir. Vraiment dommage...

— Oh tiens, Goran. Vous vous souvenez de Charlie, ma serveuse ?

En entendant le fameux prénom, je me retourne vers celui que Mel vient d'interpeller.

— Bien sûr. Bonsoir, Charlie. Comment allez-vous ?

— Je... Bien.

Voilà. C'est tout ça que je suis arrivée à formuler face à cette chose venue d'une autre planète, qui a le super pouvoir de pétrifier les Charlie. « Je... Bien ». Ça c'est de la grande prose !

Après l'histoire des affiches, j'avais tenté de me remémorer le visage de ce type, les jours suivants. Mais maintenant que je l'ai en face de moi, je me rends compte que ma mémoire est on ne peut plus défectueuse, car il est encore plus beau que dans mon souvenir. Avec ses allures de mannequin, il pourrait vraiment se la péter, mais c'est tout l'inverse. Il émane de lui une simplicité qui le rend encore plus attirant.

Bouhou ! J'ai soudainement très chaud !

— Goran, notre petite Charlie a eu une journée très dure. Ça vous embêterez de lui chanter un dernier morceau ? Elle n'a pas eu la chance de vous voir ce soir et je crois qu'un peu de rêve ne lui ferait pas de mal.

— Avec plaisir, Mel. Je ne sais pas si j'arriverai à vous faire rêver, Charlie, mais je peux essayer de vous le suggérer, s'adresse-t-il à moi, sans se défaire de son sourire si généreux.

T'inquiète, t'inquiète, le chanteur d'épinoches. Même sans chanter, tu arrives très très bien à me faire rêver...

Goran se dirige alors vers la scène et grimpe sur le tabouret toujours en place, une guitare à la main. Il souffle sur le micro pour vérifier qu'il est branché. Ce simple son suffit à faire tourner toutes les têtes présentes au bar et à déclencher des « Yes » et autres témoignages de contentements. Effectivement, il semblerait que le concert que j'ai loupé ait plu au public.

— Merci à tous, annonce Goran, rompant le silence qui s'est installé à son intention. Je vais vous interpréter une dernière chanson pour que vous n'oubliez pas qu'il faut continuer de rêver, jusqu'à ce que vos rêves se réalisent. 

La lumière de la salle se tamise, laissant une simple poursuite sur Goran qui commence à gratter sa guitare, seul instrument l'accompagnant.

Dès les premiers accords, je reconnais un morceau d'Aérosmith, Dream on.

Et puis elle arrive... Je ne pense pas pouvoir un jour oublier cette première fois où je l'ai entendu. Ces quelques notes qu'elle a émises. Ces premiers mots qu'elle a prononcés. La voix de Goran rejoint la guitare et s'accroche à moi pour ne plus s'en détacher...

Seigneur ! A peine a t'il soufflé les premiers mots de la chanson que je sens chaque poil qui me recouvre s'hérisser. Je jette machinalement sur le comptoir du bar le torchon que Sarah m'a abandonné, et je me rapproche de la scène, comme attirée par la mélodie de cette voix qui ne cesse de monter en puissance.

Je connais la chanson par coeur, et pourtant, j'ai l'impression de l'entendre pour la première fois, tant ce que j'en éprouve est une nouveauté. Je ne sais si ce sont les paroles que Goran chante ou simplement sa voix qui me troublent tant. « Sûrement un peu des deux ». C'est comme s'il parvenait à toucher mon âme - non, il y parvient. Comme si cette voix était la chose qui manquait à mon coeur pour le faire battre sans douleur. Comme si ces mots avaient été écrits pour moi et répondaient aux questions et aux doutes qui m'habitent.

https://youtu.be/wvCq6-zWw7M


Une chanson qui me soutient que le passé a disparu. Que comme tous, je ne sais d'où je viens ni où je vais. Que je dois d'abord perdre pour apprendre à gagner. J'ai déjà tellement perdu et je veux encore tellement perdre ... 

« Continue de rêver. Rêve jusqu'à ce que tes rêves se réalisent... »

Aucune pensée ne vient alors parasiter ce que je perçois comme étant un sermon. Une ode à la vie. Une ode à ma vie. Un espoir, une conviction qui me remplissent autant qu'il m'émeuvent.

Je ne perçois rien de plus que ce que mes sens me renvoient. Un trouble indéfinissable qui n'est ni de la peine ni de la joie, ni de la souffrance ni du bien être. 

Pourtant, lorsque Goran termine la chanson, je ne peux retenir une larme. Le lien si particulier qui s'est installé entre cette chanson, cette voix et moi se brise au moment où les applaudissements et les sifflements retentissent et que la lumière se rallume dans le bar.

Je suis encore toute chamboulée et n'ai toujours pas bougé d'un iota, lorsque Goran descend de scène et arrive à ma hauteur. Et tout ce que je parviens à lui dire dans un murmure à peine audible résume assez bien à quel point je suis encore secouée.

— Bordel de merde. C'était quoi, ça ?

Goran éclate de rire et m'adresse un regard surpris et accusateur à la fois, face à ma vulgarité légendaire. Il passe sa main dans ses cheveux et l'y laisse un temps. Si je n'étais pas encore pétrifiée, croyez-moi, voilà un geste que je « rêverais » de faire moi-même !

— Ça veut dire que vous avez aimé ? me demande-t-il finalement, une humilité surprenante dans la voix.

— Si j'ai aimé ? Nom de Dieu ! C'était... Wow !

Il rit alors encore plus fort, détournant sa tête qu'il secoue, le regard au loin et les mains sur les hanches. Pour ma part, je ne sais pas ce qui peut prêter autant à rire dans ce que je lui ai dit, mais je n'irai pas m'en plaindre. Il a un sourire... Nom de Dieu, de Dieu ! Àprésent, c'est ma langue que j'ai envie de coller dans ses magnifiquesfossettes.

— Alors si c'était « Wow », ça veut dire que j'ai réussi ma mission. Je vous souhaite de passer une bonne nuit, Charlie. Et n'oubliez pas de rêver.

Il récupère sa guitare et enfile sa parka, signifiant qu'il s'apprête à quitter le Bears bar.

— Je... Vous partez ? m'étonné-je alors.

— Oui. Je dois me lever très tôt demain. 

— Vous ne voulez pas boire un verre ou...

— Je ne bois pas. Merci. Et comme je vous l'ai dit, je dois me lever de bonne heure, demain matin. Prenez soin de vous, Charlie. Au plaisir de vous revoir.

« Au plaisir de vous revoir » ??? Quel genre de mec dit « Au plaisir de vous revoir » ? Le genre super méga mignon qui chante comme un Dieu ; le genre que je ne peux pas laisser m'échapper.

Et pourtant... Il m'échappe. Goran salue Mel et lui adresse des mots que je n'entends pas, puis il quitte le bar, m'abandonnant à ce trouble qui, lui, ne me quitte pas.

Je reprends mon service et le termine sans arriver à me défaire de ce que j'ai ressenti ce soir. Mes heures éprouvantes au Able Market, l'épisode des urgences, mon père, les conneries de mes frères ont été balayés par quatre minutes vingt-six secondes de chanson. Je n'imprime guère plus  ce que j'ai eu à subir en suivant, durant mon service. Les lourdosses de la main baladeuse, les William Shakespeare de pacotille, je ne les vois pas, ne les entends pas, ne les retiens pas.

Une fois chez moi, avant que mes paupières ne se  ferment, du fond de mon lit, je pense et repense  encore à ce que j'ai éprouvé. Ce que moi, j'avais éprouvé... Mais soudainement, je me demande ce que lui a ressenti, qui il est, car si la chanson de Goran a sans conteste éveillé en moi un quelque chose que je ne parviens pas à clairement définir, je m'interroge d'un coup sur ce que cette chanson peut signifier pour lui. Il a mis tellement de profondeur, de coeur à son interprétation qu'elle ne peut qu'avoir un sens pour lui.

Alors, je fredonne les paroles de la chanson, encore et encore... Et lorsque le sommeil se saisit de moi, la chanson continue de s'insinuer dans mes rêves

« On paye les moments de notre vie passé ». 

« J'ai passé la moitié de ma vie dans les pages et dans les livres, à apprendre des idiots et des sages ».

A mon réveil, je suis déçue de constater que je n'ai pas miraculeusement percé le mystère Goran, et encore plus déçue de me rendre compte que mes rêves n'ont jamais été plus tordus que durant cette nuit-là.

Ils étaient peuplés d'un hamster mangeur de livres, d'une maison vivante qui m'en voulait d'être partie en mer pendant deux ans ; voyage duquel j'étais revenue avec des cheveux blancs, mais accompagnée de Goran, alors bien plus jeune que moi. Mais la maison m'avait alors redonnée ma jeunesse. Elle m'avait offerte une seconde chance.

Une seconde chance.

Peut être qu'au final, mes rêves se réaliseraient...

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Bonjour mes épinoches,

Vous avez vu ? Ça y est, Goran a un visage. Alors il ne fera jamais l'unanimité, bien sûr, mais dans ma tête il est ainsi. Et comme c'est moi le chef... Goran is Ashton.

Ce chapitre est un peu long, mais Charlie avait beaucoup de choses à vous raconter. Et elle en a encore tellement !

Je suis bien moi loquace dans ces discours de bas de chapitres que dans ces derniers, alors je vous laisse, et vous adresse....

Des bisous... musicaux !

Musicalement vôtre,

Emma.

PS : un spécial clin d'oeil à celle qui fait les rêves les plus tordus que je n'ai jamais entendus ! Comme dirait James Dickens ( notre connard de mon conte de Noël ) : « Ce putain de Freud en ferait frétiller sa moustache d'orgueil ! »


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