CHAPITRE 17
« Ne t'attache pas à certains moments. Bons ou mauvais, ils passeront tous. »
BRODY.
Quelques heures plus tôt
L'atmosphère était électrique dans l'habitacle. The Backseat Lovers chuchotaient tranquillement alors que Brody conduisait sur les routes inondées de pluie de Princeton. Paul avait insisté pour venir avec lui et Brody savait qu'il n'était pas venu pour rien parce que son meilleur ami détestait les longs trajets et après une après-midi à jouer au foot, il avait plutôt l'habitude de s'échouer sur son canapé et dormir.
De plus, le mauvais temps avait tendance à rendre Paul irritable. Brody attendait patiemment qu'il pète son câble.
Ce qui était plus ou moins en train d'arriver. Ça faisait déjà quelques minutes que Paul soupirait bruyamment en tapotant la moquette de sa voiture avec son pied. Brody savait que Paul essayait juste d'attirer son attention.
-Quoi ? finit par soupirer Brody.
Paul lui lança un regard oblique en croisant les bras sur sa poitrine.
-T'es en train de faire une connerie, répondit Paul avec dédain.
Brody se retint de toutes ses forces de ne pas lever les yeux au ciel.
-Quoi ? Qu'est-ce que j'ai fait encore ?
-Cette histoire de pari, c'était pour que tu t'amuses un peu, Brooklyn, pas pour que tu tombes amoureux d'un stupide BCBG qui ne sait même pas jouer au foot.
Brody fronça les sourcils en s'engageant sur l'autoroute.
-Hein ? s'offusqua-t-il. Je ne suis pas du tout en train de tomber amoureux de Tobias !
Paul, de son côté, ne se retint pas pour lever les yeux au ciel.
-T'es vachement drôle, t'en as d'autres des comme ça ? grommela-t-il.
Brody ne prit même pas la peine de lui répondre et préféra se concentrer sur sa conduite.
Mais Paul n'avait visiblement pas fini de l'embêter.
-Tu crois que j'vois pas comment t'es avec lui ? Tu ne le lâches pas ! T'es tout le temps en train de l'embrasser et à lui dire qu'il est trop beau et à le raccompagner jusqu'à chez lui avec tes sourires niais. Depuis quand tu fais ça ?
-C'est le but, non ? rétorqua Brody. Qu'il tombe amoureux de moi ? Tu crois que je fais tout ça pour quoi ? T'es en train de dire des conneries, je m'en fous de lui.
Ses mains se crispèrent sur le volant lorsqu'il entendit Paul rire amèrement.
-Ça fait un bail que je te connais, Brody, tu peux plus me mentir comme ça. Et te mentir à toi-même. T'es en train de t'attacher à ton Golden Boy, t'es pas aussi proches d'eux d'habitude. T'as raté la moitié des deux dernières soirées juste pour passer du temps avec lui et je te connais depuis assez longtemps pour savoir que tu ne rates jamais une occasion de te bourrer la gueule. Tu vas te faire du mal à toi-même là.
Brody préférait se taire. Paul était en train de l'énerver et ce n'était jamais bon signe, en particulier quand ils étaient coincés dans une voiture sur l'autoroute.
Mais encore une fois, Paul ne voulait vraiment pas lâcher l'affaire.
-Il va te rendre faible, continua-t-il. Tu vas tout lui avouer, mais il va quand même te rejeter. Il va souffrir et toi aussi et tu vas finir par encore plus regretter et - non, en fait j'pense que t'es déjà en train de regretter et que t'as déjà prévu un plan sur trois mois de comment tu vas lui avouer que t'essayais de le baiser pour de la thune, mais que maintenant t'es super amoureux de lui et tu peux pas vivre sans lui et blablabla.
Les phalanges de Brody virèrent au blanc alors qu'ils se resserraient autour du volant.
-De toute façon, c'est un crétin naïf ce Tobias. T'à qu'à le baiser, ça le décoincera peut-être un peu parce que là, c'est vraiment-
-Ferme-là, Paul ! explosa finalement Brody. Putain, mais tu t'entends parler ? Tu te prends pour qui ? Mêle-toi de ton putain de couple foireux avant de te mêler du mien, je m'en sors très bien tout seul.
Il s'humecta les lèvres alors que Paul se faisait tout petit à côté de lui.
-Et bordel, Tobias n'est rien pour moi, ok ? Il ne sera jamais plus que ça, j'aime juste passer du bon temps avec lui. Alors tes discours à la con, tu peux te les garder. Occupe-toi de ton putain de cul. C'est toi qui as lancé ce pari débile, maintenant laisse-moi faire ma vie.
Paul resta silencieux jusqu'à la fin du trajet. Lorsqu'il s'était garé sur le parking, Brody était sorti de la voiture en claquant la portière avant d'avoir entendu ce que Paul avait essayé de lui dire. À la place, il marcha jusqu'à l'imposant complexe hospitalier devant lui.
Brody n'était pas en train de s'attacher à Tobias.
Du moins, c'était ce qu'il se disait.
Bien sûr, Tobias était un garçon gentil, doux et beau, et Brody aimait peut-être bien l'embrasser et se rouler sous les draps avec lui, mais il savait aussi que peu importe ce qu'il se passait, il finirait par coucher avec lui et lui faire du mal. Tobias n'était après tout rien d'autre qu'un pari et Brody ne pouvait certainement pas laisser passer une telle somme d'argent.
C'était ce que Brody ne cessait de se répéter alors qu'il longeait les longs couloirs qui avaient une entêtante odeur de propre et de mort. Il connaissait le chemin par coeur jusqu'au bureau du Docteur Samuel, son médecin depuis qu'il avait emménagé à Princeton. Brody aurait pu le faire les yeux fermés.
-Brooklyn ! s'exclama le Docteur Samuel lorsque Brody pénétra dans son bureau. Comment allez-vous ?
Et vraiment ? Les médecins étaient encore assez cons pour poser cette question alors qu'ils étaient dans un putain d'hôpital ?
Brody se contenta de lui sourire brièvement.
Le Docteur Samuel n'était pas quelqu'un de mauvais et, au contraire, transpirait trop souvent l'enthousiasme pour un endroit aussi sinistre. Il avait toujours un large sourire sous ses grosses lunettes carrés et il rayonnait de vie pour quelqu'un d'au moins une cinquantaine d'années.
Brody n'arrivait pourtant pas à l'apprécier. Une part de lui allait jusqu'à le détester seulement parce qu'il demandait des trucs comme Comment allez-vous alors que si Brody était là, c'était que rien n'allait.
-J'espère que vous avez bien pris vos traitements cette fois-ci, sourit Samuel. Et que vous ne les avez pas jetés aux toilettes comme la dernière fois.
Il lui envoya un regard appuyé au-dessus de ses lunettes avant de retourner à son ordinateur.
-Ouais, ouais, répondit Brody.
-Vous êtes sûr ?
-Oui.
Brody se retenait de lever les yeux au ciel.
-Vous avez reçu les résultats du scanner et de l'échographie ? ajouta Brody.
-Oui, je vous les ai communiqués par mail. Je pense que vous devrez faire quelques prises de sang avec.
Brody fronça les sourcils.
-J'en ai fait avant l'été, pourquoi j'dois déjà en refaire ?
Le Docteur Samuel se tourna vers Brody avec un regard surpris.
-Vous n'avez pas lu vos mails ?
-Bah - non, répondit Brody. J'savais que je venais vous voir, c'est quoi l'intérêt ?
Le médecin avala bruyamment sa salive en lançant un regard à son ordinateur avant de se tourner vers Brody à nouveau. Il se pencha vers son bureau en croisant les mains sur la large surface en bois, soupirant un instant.
-Écoute, Brooklyn. Je déteste être celui qui doit vous dire ça, mais je n'ai visiblement pas vraiment le choix.
Brody était encore plus confus, mais l'intonation du médecin n'indiquait rien de bon.
Le Docteur Samuel retira ses lunettes et les posa soigneusement à côté de lui avant d'ancrer son regard dans celui de Brody.
-Je sais que c'est dur de vivre comme ça, mais vous ne faites quasiment aucun effort pour aller mieux. Vous ne respectez pas vos régimes imposés, vous ne prenez pas vos traitements, vous continuez de faire plus de sport que ce que je vous impose, vous faites seulement la moitié des examens que je vous demande de faire, vous n'avez accepté qu'une seule opération et-
-Comment voulez-vous que j'accepte des opérations qui coûtent la putain de peau du cul en étant étudiant ? le coupa Brody. Mes parents ne sont pas capables de débourser de telles sommes pour moi !
-Je comprends, Brooklyn, je sais tout ça, soupira le médecin. Mais ce n'est pas pour autant que vous avez accepté les autres alternatives. Vous auriez pu faire de grandes choses si vous aviez juste fait l'effort d'écouter votre corps.
-Je m'en fous de votre baratin, grommela Brody. Vous êtes juste là pour me faire sentir coupable ou quoi ?
Visiblement, tout le monde voulait lui donner le sentiment qu'il devait regretter toutes ses décisions aujourd'hui.
-J'écoute mon corps, et j'en fais ce que je veux, continua-t-il. Le jour où vous vivrez dans mes baskets, j'vous écouterais peut-être. Mais est-ce que je pourrais juste avoir les putains de résultats des derniers examens ?
Le Docteur Samuel ne cilla même pas, sûrement habitué aux excès de colère de Brody. Ce n'était pas la première fois que ce genre d'épisode arrivait pendant leur rendez-vous - c'était même assez fréquent.
-Ce ne sont pas de très bonnes nouvelles, souffla le médecin.
Brody sentit sa gorge se serrer et il papillonna des paupières. La colère déserta son corps pour laisser place à une soudaine vague d'inquiétude.
-Comment ça ?
Le Docteur Samuel soupira à nouveau.
-Tu te souviens quand je te parlais d'une greffe ?
L'estomac de Brody se retourna.
-Oui.
-Tu sais ce que ça veut dire ?
Le crâne de Brody se mit à bourdonner bruyamment alors qu'il se rappelait de cette discussion, quelques années plus tôt, qu'il avait eu avec le médecin à propos de cette probable greffe. Il sentait déjà ses yeux s'humidifier.
-Oui, chuchota-t-il, la gorge nouée.
-Eh bien je pense que c'est le moment que tu songes à trouver une solution pour payer l'opération ou - je pense que tu sais ce qui arrivera si tu ne le fais pas.
Le médecin sourit maladroitement.
Brody avait envie de partir en courant et ne plus jamais revenir.
********
Brody sortit du bureau avec la sensation que son corps pesait une tonne. Son coeur battait entre ses tempes et il n'entendait que ça, comme un compte à rebours qui sonnait perpétuellement quelque part dans sa tête.
Lorsqu'il arriva sur le parking, il s'immobilisa sous la pluie et ferma les yeux en levant le visage vers le ciel. Il laissa l'eau se mêler aux perles salées qui glissaient sur ses joues pour masquer son malheur derrière les foudres qui striaient le ciel.
Brody ne savait pas si le plus terrifiant était l'idée qu'il ne savait même plus réellement combien d'anniversaire il lui restait à fêter, ou si c'était le fait que la première chose à laquelle il avait pensé en entendant les mots de son docteur était Tobias.
Après tout, Brody n'était pas stupide, il savait qu'il y avait une part de vérité dans les mots de Paul. Il ne voulait juste pas l'admettre et encore moins à voix haute parce que tout deviendrait trop réel. Il ne pouvait pas regarder son meilleur ami dans les yeux et lui avouer que depuis plus de trois semaines, il avait l'impression que plus rien n'était stable autour de lui seulement parce qu'il avait croisé des yeux bruns et des fossettes adorables.
Tobias avait quelque chose de spécial, quelque chose de si précieux et si rare que Brody voulait juste le protéger pour toujours. Tobias était tous les mythes de beauté olympienne et de douceur angélique. Il était les sculptures en marbre poli dans les musées italiens et les plus beaux sonnets de la Pléiade. Il était aussi gracieux que les plus grands danseurs de Moscou et encore plus joli que les paysages islandais.
Et c'était peut-être pour ça que Brody avait pensé à Tobias en premier, parce qu'il n'y aurait jamais de toujours dans leur histoire.
Tobias était la seule personne qui avait donné le sentiment à Brody qu'il n'était jamais vraiment seul. Il était toujours entouré de dizaine de personnes parce que son lieu d'habitation était un carrefour de rencontres, mais il s'était toujours senti seul au milieu de sourires qu'il ne comprenait jamais. Brody était une façade de ce qu'il était, il était la pire version de lui-même parce qu'il ne voulait pas laisser les autres voir qui il pouvait être. Il savait que personne ne resterait assez longtemps pour comprendre ses côtés tordus.
Tobias restait même quand Brody lui montrait ses vraies facettes. Brody le repoussait, mais Tobias revenait encore plus près.
Brody était impitoyable, méchant. Il regardait Tobias avec des milliers de mots planants au-dessus de lui, des Arrête, tu te fais du mal, je n'en vaux pas la peine, je suis hanté de démons. Mais Tobias revenait, serrait ses doigts entre les siens, et sur ses lèvres pendaient des mots inavouables. Viens plus près, ne disait-il jamais, mais Brody l'entendait. Je n'ai pas peur de l'enfer.
Mais Brody ne savait pas vraiment vivre. Il ne savait plus vivre.
Il survivait grâce à quelques bières, des soirées avec ses amis et un nombre incalculable de cigarettes et de joints, et pourtant, c'étaient exactement ces choses-là qui faisaient lentement apparaître la lumière au bout du tunnel. Mais ce n'était pas la bonne lumière, ce n'était pas celle de l'espoir et de la vie. C'était celle qu'on voyait quand on fermait les yeux parce que la douleur était si forte qu'on ne savait pas vraiment si on était encore en vie.
Brody avait la sensation que ça faisait bien longtemps qu'il ne vivait plus, coinçait dans un corps qui le tuait à petit feu.
Et s'il pensait encore à Tobias, c'était parce que c'était la seule personne qui, depuis longtemps, lui avait donné la sensation qu'il était vivant, qu'il était un survivant.
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