Chapitre 2 - Artémis
Le corps bien droit et le menton levé, j'observe Antéros prendre place face au conseil. Il semble serein, vêtu de cet accoutrement humain qui lui va si bien, ce qui ne fait que m'agacer un peu plus. C'est comme si tout ceci n'avait aucune importance pour lui. Peut-être est-ce le cas. Peut-être qu'il n'a finalement plus aucun intérêt pour ce que nous sommes, peut-être a-t-il fini par penser comme ses frères. Je crois que cette existence ne lui suffit plus, je ne lui suffit plus.
— Artémis, si tu n'es pas capable de te contrôler, je te demanderai de sortir, déclare Déméter d'une voix sans appel.
La déesse agrippe mon bras, interrompant le flot incessant de mes pensées. Mon menton baissé, je découvre le sol à présent fissuré. De la végétation sort de ces brèches, s'approchant dangereusement du dieu qui me cause cette colère, des épines pointées sur lui. Je pourrais me confondre en excuse : moi habituellement si objective, je ne peux pas me comporter ainsi durant un conseil. Pourtant je n'en fais rien. A la place, j'observe la déesse d'un air sérieux, peu concernée par ses propos. Je ne cacherais pas mon désaccord.
— Si quelqu'un doit m'ordonner de quitter cette salle, ce ne sera pas toi. Maintenant, tâche de te taire.
J'ignore l'air mécontent de Déméter. Je tourne la tête vers Antéros, le cœur battant à tout rompre, pour le découvrir en train de m'observer, et je suis incapable de savoir ce qu'il pense. Notre avenir se joue aujourd'hui. Je risque de le perdre, définitivement, alors que je ne suis ici que pour lui. Antéros n'a rien compris à ce que je peux ressentir. Je supporte chaque dieu présent dans cette salle uniquement parce que je veux pouvoir continuer à être maître de mes choix et pouvoir être avec lui. Je supporte même cet idiot de Zeus et ses régles archaiques. Et voilà qu'il veut quitter tout ça sans même me laisser le choix de le suivre ?
Je rompt notre contact visuel lorsque Zeus se redresse pour prendre la parole, son aura électrique imposant une force indéniable.
— La présence des Erotes dans cette salle de conseil commence à devenir une habitude, commence Zeus en jetant un regard appuyé à Aphrodite.
Hades et Ares rient face à la plaisanterie de Zeus tandis que la majorité reste de marbre. Ces derniers temps, nous avons perdu deux dieux. Deux des Erotes, les dieux de l'amour, et j'ai comme l'impression que voir le troisième frère se présenter face à eux les amusent et les agacent à la fois alors que ça ne fait que me tordre le cœur.
— Ennonce nous les raisons de ta présence, en espérant que celle-ci vaille le temps que nous prenons pour toi.
— Ma demande n'a rien à voir avec celles que mes frères ont pu exposer par le passé, déclare Anteros avec ce calme qui lui correspond si bien.
Aphrodite, sa mère, le fixe avec interrogation, visiblement autant prise de court que je ne l'ai été en apprenant la raison de cette audience. Antéros sait parfaitement que nous aurions tenté de le faire changer d'avis s'il en avait parlé avant.
— Je souhaite une pause, poursuit-il.. Après des millénaires à servir l'amour, à servir les cœurs humains, je souhaiterai prendre quelques semaines pour moi, sur Terre. Comme ecs congés que les humains appellent vacances. Trois mois, c'est tout ce que je demande.
Je bouillonne intérieurement en le voyant faire durer les choses. J'attends le moment où il précisera qu'ils souhaitent qu'on lui efface tout souvenir de notre monde. Qu'on m'efface moi.
— Est-ce donc tout ce que tu souhaites ? le questionne Aphrodite.
— Pas seulement, mère. Je souhaiterais que, afin de profiter au mieux de mon expérience sur Terre, mes souvenirs soient temporairement effacés.
Je lâche un rire jaune sans le controler, et tous les regards convergent vers moi, y compris celui d'Antéros. Je me moque royalement de ce qu'ils pensent, et le seul qui m'importe se moque de ce que je ressens, moi. Cette demande est absurde. Je ne vois pas ce que cela changerait pour lui. Et il a beau sembler se sentir coupable, ça ne change rien à ma colère.
Je me tourne ensuite vers Aphrodite qui se lève puis fait un pas en avant en direction de son fils sous le regard de Zeus qui préside, comme toujours, le conseil. Ce n'est pas possible qu'ils acceptent une telle sottise.
— Penses-tu mériter ce privilège ? le questionne Zeus.
— Oui, répond Antéros sans la moindre hésitation. J'ai toujours servi loyalement, et je compte bien continuer sur cette lancée, mais une pause me sera bénéfique pour la suite.
Zeus échange un long regard avec la déesse de l'amour et mère des Erotes avant de s'adresser à l'assemblée.
— Quelqu'un a-t-il une objection ou une condition à apporter à cette demande ? demande-t-elle d'une voix solennelle.
Elle me jette une œillade, espérant surement me voir intervenir. Pourtant je n'en fais rien. Je veux voir le moment où les dieux refuseront cette demande irréaliste. Envoyer un dieu sans souvenir sur Terre ? En faire de lui un humain écervelé qui ne pourra jamais contrôler ses dons ? Jamais ils n'accepteront.
Aphrodite semble déçue de mon silence, et lorsqu'elle se tourne vers son fils, la détermination que je lis dans le regard de la déesse me fait douter de l'issue de ce conseil. Elle ne peut pas prendre part à cette mascarade !
— Si personne ne souhaite prendre la parole, je propose que nous votions.
Elle balaie l'assemblée du regard alors que le mien plonge dans celui d'Antéros. Il semble... serein. Ça ne lui fait rien de me quitter. J'aurais dû le savoir : il ne s'autorisera jamais à aimer. Et pourtant... Pourtant je n'arrive pas à me détacher de lui tout en sachant que ce n'est pas bon pour moi. Il a toujours été mon échappatoire au sein de l'olympe, le seul repère dans cette éternité. Et j'ai peur de le perdre.
— Que ceux qui soient en faveur de cette pause se lèvent.
Je reste fermement assise dans mon siége, et alors que je m'attends à ce que les autres en fassent de même, j'écarquille les yeux en constatant que Hadès, Athéna ainsi que mon frère jumeau, Apollon n'hésitent pas à se lever. Très vite, Arès et Dionysos les rejoignent, et mon cœur s'accélère. Il ne leur manque qu'un dieu pour avoir la majorité. Depuis le départ de Héra il y a de ça quelques siècles, nous ne sommes plus que onze... Et lorsque Poséidon les rejoint, je me lève vivement de mon siège, hors de moi.
— Je vous en prie c'est absurde ! m'exclame-je avec trop de véhémence.
— Tu ne peux t'opposer seule aux décisions, me répond Zeus en se tournant vers moi.
— Alors vous allez le laisser faire ? Vous allez laisser un dieu errer sur terre sans qu'il n'ait conscience de ses propres pouvoirs ?
Ma remarque semble les faire réfléchir, car quelques murmures s'élèvent dans l'assemblée. J'aurais dû en faire mention avant mais, trop confiante quant à leur bon sens, je ne l'ai pas fait. Zeus fronce les sourcils avant d'observer Antéros, et ce dernier semble ne pas apprécier mon intervention en vue de son regard orangés qui tournent peu à peu au noir.
— C'est en effet risqué pour notre secret... constate le dieu de la foudre.
— Je ne peux qu'influer sur les émotions. Je ne suis pas dangereux, vous le savez parfaitement, déclare Antéros d'une voix posée.
Pourtant, je sais qu'intérieurement il est en train de perdre patience. Mais il ne s'est jamais autorisé à le montrer en dehors de nos moments à deux.
— Tu pourrais venir à te questionner sur ta propre nature. Qu'adviendrait-il si tu te rendais compte que tu ne peux être blessé ? argué-je.
Ce débat n'est pas celui du conseil. Non, il est entre lui et moi, et Zeus semble le sentir.
— Bien que le point de vue d'Artémis n'est pas objectif, elle n'a pas tort. Ta venue sur Terre représente de trop gros risques... Mais la majorité à déjà donné son accord, nous ne revenons jamais sur nos décisions. Nous allons donc devoir trouver un arrangement à cette situation.
Je ferme les yeux un instant. Je ne vais pas pouvoir obtenir plus de temps pour lui permettre de changer d'avis. Alors si je ne peux pas atteindre son coeur ici... Peut-être que je le pourrais sur Terre. Lorsqu'il n'aura plus ces règles en tête, lorsqu'il s'autorisera enfin à vivre.
— Envoyez-moi avec lui, déclare-je avec le plus grand des sérieux. Je le surveillerai.
Antéros se crispe, je sens bien qu'il a très envie de m'envoyer valser. Cette colère m'aurait très certainement donné des idées pour continuer cet échange dans un lieu plus intime dans d'autres circonstances... Mais la situation est bien trop grave pour que je me laisse aller à ce genre de pensée. Je sens qu'Antéros s'apprête à refuser, mais Aphrodite me devance.
— Tu serais bien trop tentée d'intervenir dans cette pause, Artémis. Tout de même, cette idée de chaperon résoudrait le problème. Je pense qu'Hédylogos serait parfait dans ce rôle.
— J'accepte, s'empresse de répondre Antéros.
J'écarquille les yeux, mon regard passant de Aphrodite à Antéros sans réellement comprendre ce qu'il vient d'arriver.. Hédylogos ? Un autre des Erotes ? C'est un dieu rieur et immature. Il n'apportera rien de bon à Antéros, sans compter qu'il n'a que peu de point commun avec lui, je ne comprends pas qu'elle puisse sérieusement penser à lui ! Encore moins qu'Antéros souhaite m'évincer au point d'accepter un tel arrangement !
La réalité me rattrape bien vite lorsque le conseil se met d'accord sur son départ, d'ici quelques heures, en compagnie d'Hédylogos. Je reste assise, le regard dans le vide, sans trop comprendre comment les choses ont pu déraper de cette façon tandis que les dieux échangent entre eux, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que nous sans la salle du conseil. Et lorsque la main d'Antéros se pose sur la mienne, je sursaute brusquement.
— Artémis...
— Que veux-tu ? laché-je, blessée.
— Te dire que je ne souhaite pas te faire de mal. J'ai simplement besoin de penser à moi.
Il dépose sa main brûlante sur ma joue, et je l'observe sans oser le repousser. D'ici quelques heures, ce contact n'existera plus.
— Tu ne peux pas me suivre sur Terre. Ta place est ici.
Je me lève afin d'être à sa hauteur, le regard dur.
— Je suis la seule à pouvoir décider d'où est ma place. Je supporte ce conseil ridicule afin d'avoir le pouvoir de diriger ma vie, dans l'unique but de ne pas être éloignée de la seule place qui compte pour moi : a tes côtés. Ne pense pas que ce vote insignifiant change quoi que ce soit. Je refuse de te perdre.
Un sourire triste étire ses lèvres, et Antéros laisse retomber son bras le long de son corps avant de reculer de quelques pas.
— Tu ne me perds que pour un temps. Nous verrons d'ici quelques mois. A bientôt, Artémis.
Il tourne les talons, croyant à ses propres mots. Je sais que je suis en train de le perdre. Il est peut-être le seul à comprendre les cœurs de nous deux, mais je le connais suffisamment pour savoir que plus rien ne sera comme avant. Je refuse de le laisser partir. Je refuse de voir nos souvenirs communs s'éteindre de cette façon. Le conseil n'est peut-être pas d'accord avec mon désir de le suivre, mais rien ne m'empêchera d'obtenir ce que je souhaite. Peu importe la façon dont je vais devoir m'y prendre, je rejoindrai la Terre, je retrouverai Antéros. J'en ai le pouvoir. Je suis la souveraine de la nature et maîtresse de toutes les sources de vie, aucun dieu ne pourra m'arrêter.
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