Chapitre 2: Lithanie (Partie III)

Lithanie ne prit pas de torchère pour s'éclairer, souhaitant noyer sa conscience dans l'obscurité. Au sortir des catacombes, sans même un œil pour les ouvriers s'affairant çà et là, il se hâta dans ses quartiers, afin de se parer de ses affublements cérémoniaux. Une fois dans ses appartements, il se mit à nu, marcha vers une grande seille en ébène remplie d'eau, et s'y assit. Le contact avec l'eau chaude lui arracha un soupir d'apaisement. À travers l'immense ajour en face de lui, il observa le firmament. Y trônait la lune, seule, orpheline des étoiles. Sa lumière pâle éclairait faiblement la pièce. Sobrement décorée, elle regorgeait de meubles originaires de son pays. Étant féru de culture, de nombreuses statuettes en bois se discutaient la place sur une étroite table.

Cette nuit-là aussi, c'était la pleine lune, songea le garçonnet, les prunelles toujours rivées sur l'astre de la nuit. Il s'immergea totalement dans l'eau, se laissant bercer par de tristes souvenirs.

En effet, il avait volontairement interrompu son récit au rebelle, craignant d'éprouver des regrets. Cette nuit-là, il n'ôta pas uniquement la vie à sa génitrice. Lorsqu'il était revenu de sa rencontre avec les dieux, il s'était retrouvé au beau milieu d'une forêt, un sceptre à la main, les yeux désormais habillés d'une lueur dorée. C'était dans ces même bois qu'il avait découvert la perfidie de sa mère des heures plus tôt. La pluie avait cessé, mais les nuages recouvraient toujours le ciel. Le sol était humide et l'air frais. Il le savait. C'était une certitude. Les dieux accompagnaient ses pas. Dès lors, ni l'obscurité profonde, ni les hurlements des bêtes ne l'effrayaient. Se repérer à travers ces ténèbres n'était pas une difficulté. Il était comme téléguidé, n'ayant que pour seule destination le camp des hérétiques.

Bientôt, virent flirter avec ses narines un doux parfum grillade. Il se rapprochait d'eux, ils n'étaient plus loin. Se dressa alors en face de lui une grande table, porteuse de divers mets et alcools. Succulents gigots de biches, grasses côtelettes d'agneau et juteux fruits s'y partageaient la suprématie. Réunis autour d'elle, une trentaine d'hommes et de femmes ripaillaient et célébraient les dieux déchus. Ils discutaient de comment ils allaient renverser la suzeraineté de l'empire, ainsi que les divinités qui leur avaient été imposées.

Un sentiment durable de tristesse, mêlé à de la pitié vint remplir le cœur de Lithanie. Son être tout entier s'embrasa de colère tandis que sa respiration s'accéléra. Toutes ces paroles de louange à l'égard des déités bannies firent écho dans sa tête. Il boucha ses oreilles pour chercher le silence, en vain. Il ferma les yeux tentant d'oublier ces images, en vain. C'est alors que dans son esprit, s'estompa cette déplaisante cacophonie. Elle fut remplacée par une voix lui intimant un ordre : Lave-les de leurs péchés. Sur ces mots, Lithanie sortit de sa cachette. Il prit une inspiration profonde et s'avança lentement vers les renégats. L'étonnement sur leurs visages arracha un sourire à l'enfant. Cessant leurs activités, ils le scrutèrent. Il s'arrêta de marcher et racla sa gorge avant de dire :

— Messieurs et dames, me voici devant vous, porteur d'un message du Panthéon.

Une clameur se leva de l'assemblée.
— C'est un espion de l'inquisition ! déclara l'un d'entre eux en s'emparant d'une épée qui gisait là.

Tandis que d'autres imitèrent son geste, Lithanie leva son bâton et le frappa contre le sol de toutes ses forces. Aussitôt, une lueur verte dessina des glyphes incandescents sur la verge, et plusieurs sons de cloches retentirent. Une ombre menaçante se rependit et fit faner toutes les plantes autour. Au même moment, se développèrent œdèmes, cloques et verrues sur la peau des félons. Leurs cheveux se décolorèrent puis chutèrent de leurs crânes. Ils se décomposaient lentement, poussant d'effroyables cris sous le regard désolé du messager des dieux. Confus et affolés, ils tentèrent de s'enfuir, se dispersant comme des fourmis dans les bois. Leurs veines éclatèrent et leur sang teinta les lieux d'une couleur pourpre. Très vite, ils dépérirent et tombèrent un par un, vaincus par la calamité. En quelques instants, le calme revint. Le silence s'était fait maître et avait clôturé cette nuit fatidique.
Plusieurs jours après, un convoi d'hommes en armure vint à sa rencontre, déclarant avoir été envoyé par le Conseil afin de le conduire au temple de Baldhyr.

Ressasser ces souvenirs avait plongé Lithanie dans une profonde catalepsie. Si bien qu'il n'avait pas vu le temps s'écouler. Il sursauta, le corps trempant toujours dans le liquide transparent. Il fit des ablutions, puis alla se vêtir.

L'année 859, au solstice d'hiver, l'impératrice Rozalia prononça un discours devant le peuple. Celui-ci portait sur l'instauration de plusieurs fêtes en l'honneur des dieux, durant lesquels les fidèles recevraient des bénédictions. Une fois tous les ans, l'un des sept grands temples accueillerait les festivités, mettant à l'honneur à chaque fois une divinité du Panthéon.

Vêtu d'une somptueuse robe en soie écarlate pailletée d'or et constellée de perles, Lithanie se tenait sur l'estrade de la grande salle du temple, ajustant une fois encore son turban sertie d'une émeraude, délicat ouvrage de Vruzalion, talentueux orfèvre parsecan. Ses prunelles, parcourant lentement l'immense pièce, se rivèrent sur le lustre central, encadré de part et d'autre par dix autres lustres moins imposants. Le décor lui plaisait. Il en était ravi. Déléguer la tache de décoration à Margerie Tiliana, décoratrice de renom dans toute la région, fut pour lui plus qu'un impératif. En effet, cette fabuleuse artiste et sa grande équipe avaient réussi, en seulement quelques heures, à couvrir entièrement une quantité titanesque de travail. Vitraux, plafonds et murs nettoyés, estrade rénovée et éclairage soigné, ce groupe de femmes étaient parvenues à donner une autre allure aux lieux. Elles avaient également paré la cinquantaine de piliers de la pièce de plantes aux senteurs délicates, serpentant autour de ceux-ci.

La dissonance déjà présente s'amplifiait à mesure que la foule devint plantureuse. Le garçonnet défia Ophélia du regard, car celle-ci, ayant douté du rendu final de l'organisation des jours plus tôt, semblait dès lors conquise. En réponse, elle détourna le regard. Le temps s'écoulait et les quatre représentants des dieux perdaient peu à peu patience. Comme à l'accoutumée, Canisius Isemerick, prêtre de la déesse de l'amour Ora, se faisant attendre. Soudain, la porte donnant au bâtiment arrière claqua derrière eux. Le retardataire pointa enfin du nez, suant à grosse goûtes. L'opulent prêtre vint s'asseoir à leur estrade, à l'extrême gauche de la prêtresse d'El qui fulminait.

— Ah ! Dame Ophélia, commença-t-il la voix tremblante, vos vêtements... sont vraiment magnifiques, dit-il ensuite, s'essuyant le visage sur la nappe de l'autel.

— Hum... Quel manque de raffinement, répondit-elle d'un air révulsé.

— Pas tout à fait ma chère, lança Eccel Anse le représentant du dieu des mers Okheanos. En effet dans les temps anciens, se nettoyer à l'aide de...

Tandis que le moulin à verbes de l'assemblée entama son interminable flot de paroles, Lithanie lança un regard discret sur Vénice Orchaël, la prêtresse du dieu Mhor. Elle ne parlait que très peu et ne se montrait jamais la plupart du temps. Le garçonnet avait remarqué qu'elle ne se séparait jamais du voile noire recouvrant son visage et sa chevelure rousse. Malgré les affublements épiscopaux nécessaires pour le rituel, la jeune femme l'avait tout de même gardé en dessous de son turban. Peut-être est-ce là l'artéfact qui lui a été offert par le dieu de la mort... pensa-t-il, l'air suspicieux.

— ... D'ailleurs, c'est ainsi qu'en l'an 530, lors des noces du...

— Assez !
D'un geste de la main, Ophélia interrompit ainsi le monologue sans fin du septuagénaire.

Aussitôt, elle se leva de sa chaise, suivie de ses confrères qui l'encadraient. Immédiatement, la cacophonie régnant dans la pièce s'estompa. Tous les regards furent dès lors magnétisés en leur direction. Il était de coutume que ce soit l'hôte des lieux qui attribut la parole au représentant du dieu célébré, mais sans laisser le temps à Lithanie de l'annoncer, elle leva le bras en direction du peuple, et une rune de son brassard se para d'une lueur jaune. Elle susurra d'inaudibles paroles et s'ensuivit une note délicate, comme produit par une harpe. Elle venait de jeter un sortilège permettant au peuple d'entendre clairement ses dires, y compris les personnes agglutinées du jardin sacré jusqu'au pied des escaliers du temple. Des regards admiratifs venant de l'assemblée se portèrent sur elle. L'enfant jeta une œillade à la prêtresse d'El.

Comme ça doit lui être difficile de contenir son euphorie face à autant de passion.

La tête haute, les épaules rejetées en arrière et le ventre renté, elle prit la parole et entama son discours.

« Mesdames, Messieurs, gens de tous horizons, nobles et roturiers, soldats et paysans, petits et grands, c'est avec beaucoup d'humilité et une grande conscience des responsabilités qui m'incombent, que je prends la parole devant vous aujourd'hui. Vous voir si nombreux, par de là même les murs du temple, témoigne de votre foi profonde en notre culte. Ce jour est spécial, heureux et béni. C'est en ce jour que nous célébrons El, la très sainte déesse de l'ivresse et des enchantements. C'est également aujourd'hui que j'endosse avec ferveur la responsabilité d'être le canal par lequel vous recevrez ses bontés. Si vous les acceptez, c'est par amour, l'amour que vous ressentez pour notre déesse...»

Allons, allons ! Continuez ainsi et ils croiront que vous êtes vraiment gentille, pensa Lithanie en souriant. Il porta son regard sur les templiers, immobiles depuis le début de la cérémonie, alignés près des murs, s'assurant qu'elle se déroule dans les meilleures conditions. Hum... Je n'aperçois nulle part ni Sire Natrik Furost, ni ses hommes... J'en déduis qu'ils sont toujours à la poursuite du dieu déchu. Je me demande cependant comment il s'est retrouvé à Baldhyr près de deux cents ans plus tard.

« ... À présent, nous allons débuter le rituel. »

Déjà ? Où sont passées ses longues heures à souligner toute son importance pour l'humanité ?

« J'en appelle à toi, Ô déesse de l'ivresse et des enchantements, Fais de moi la porte de tes bienfaits, Permet moi d'accéder à ta magie et de gracier les peuples. Entends ma prière. Sanctus... Pluviam »

Soudain, un vent fort se leva, accompagné d'éclairs et de grondements de tonnerre. Au même moment, apparurent dans un son de trompette, de gigantesques aurores boréales pourfendant le ciel. Des filins de lumière multicolore s'y détachèrent, traversèrent les murs et pénétrèrent en chaque individu venu assister à la cérémonie. La plénitude les envahit : ils étaient bénis. Malgré toute l'antipathie qu'il portait à la prêtresse d'El, le garçonnet se réjouit de voir le peuple être gratifié d'une année entière de fertilité, de chance et de prospérité. Alors, sans même attendre que le rituel se termine, ignorant les servantes qui s'approchaient, des jarres de vin à la main, Lithanie quitta la grande salle et rejoignit ses quartiers.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top