Chapitre 1: En bas (Partie I)

À la fin de la guerre de Cent Ans qui avait opposé l'empire Amelankh au royaume Parsec, le peuple amelankhien victorieux, occupait dès lors les deux tiers d'Azaryk, le grand continent.

Au sud de la Grande Faille, l'hiver s'en était allé et le printemps commençait à faire pression sur Baldhyr, centre névralgique de l'économie amelankhienne. Voisine du fleuve nommé la queue du dragon, la cité tirait ses richesses de la pêche intensive, des bijoux faits de perles, de la production à grande échelle de riz, de coton  ainsi que de ses importants gisements de gypse. Le duc De Cantelle, cousin direct de l'impératrice Rozalia et administrateur de la région avait fait construire des années de cela un aqueduc qui assurait l'approvisionnement en eau potable dans tout son duché. De plus, les avancées fulgurantes en médecine naturelle avaient jugulées les épidémies de peste et de grippe bovine qui avaient touché la moitié de l'empire. Ainsi, la cité était toujours bondée de commerçants venus de tous horizons.

À cette période, comme tous les ans, l'heure était aux préparatifs du grand festival dédié à El, la déité de l'ivresse et des enchantements. Les rues fleurissaient à vue d'œil et se paraient d'étoffes luxuriantes venues d'orient. Les chants des bardes résonnaient jusqu'au petit matin et les jeunes artistes répétaient leurs prestations avant le grand jour.

Hélène, fatiguée, ferma nonchalamment son comptoir. Ah enfin terminé ! se dit-elle en s'étirant. Elle observa un instant la ville s'animer aux feux des danseurs et aux rires des jeunes filles. Son regard blême se perdit dans les lumières abondantes qui obstruaient les étoiles dans le ciel ; l'air était frais et portait depuis l'autre bout de la ville des senteurs diverses. Depuis les parfums raffinés des dames de la haute société, jusqu'aux saveurs succulentes des poissons qui frémissaient sur les grillages des vendeurs du soir. Hélène leur préféraient la douce brise herbacée en provenance de la forêt qui surplombait la ville. Un torticolis vint l'ôter de ses pensées en lui arrachant un râle de douleur.

—    Bonsoir ma chère, vous avez l'air exténuée, entendit-elle au même moment.

C'était Esméralda Decortane, populaire pour son important réseau de prostitution bien connu des marchands itinérants, des soldats et parfois des hauts membres de l'aristocratie. À plusieurs reprises, elle avait tenté de convaincre Hélène de devenir une de ses « filles », « tu pourrais ainsi te vêtir et non simplement te couvrir comme tu le fais », lui disait-elle souvent un brin moqueur. Mais la jeune fille comme à chaque fois, déclinait chacune de ses offres. Malgré les apparences, elle n'avait aucune confiance en ses atouts et ne se voyait pas les dévoiler au premier venu.

—    Ah c'est vous dame Esméralda, répondit-elle en se courbant légèrement en signe de respect. En effet, la journée était très épuisante.

—    Ma pauvre enfant ! J'ai pu cependant constater que vous avez réussi à écouler toute votre marchandise, agrémenta la grosse dame saucissonnée dans sa robe vermeil qui peinait à cacher ses formes protubérantes.

Hélène lança un petit sourire gêné, avant de poursuivre :

—    Cette nouvelle coupe vous va à ravir, dit-elle pour changer de sujet, avez-vous changé de coiffeur finalement ?

—    Vous avez remarqué ? répondit la proxénète en tapotant légèrement les pointes de sa coiffure. Ce jeune parsecan a fini par me brûler les cheveux avec ses soi-disant méthodes « futuristes ». J'aurais bien pu le faire décapiter, mais... je l'ai fait enfermer pour quelques jours... Enfin tabasser puis enfermer, ajouta-t-elle en haussant les yeux. 

—    Décidément le pays est vôtre ! plaisanta Helene.

—    Évidemment ma chère, l'entrejambe d'une femme dirigera toujours le monde, acquiesça Esméralda en absorbant une longue bouffée de fumée d'herbe de tue-l'âme qui se consumait lentement dans le cavalier qu'elle tenait entre ses doigts.

L'opulente femme posa ensuite ses yeux sur la jeune fille frêle se tenant timidement devant elle. Ses cheveux étaient d'un brun saisissant. Malgré sa tête mal coiffée, la jeune fille au teint quarteron dégageait une beauté unanime tel un astre rayonnant dans la nuit. Il était certain que pour un corps aussi généreusement dessiné et à l'abri de toute imperfection, nombreux étaient ceux qui auraient été prêts à lui tendre une embuscade pour lui voler sa chasteté.

—    Trêve de mondanité. Avez-vous réfléchi à ma proposition ? demanda-t-elle. Vous savez... J'ai reçu la visite d'un...client qui serait prêt à payer dix pièces d'or pour que vous le rencontriez... Et le quadruple si vous allez plus loin. N'ayez crainte, il ne s'agit pas là de choses aussi contraignantes que le mariage ou l'amour... Juste du sexe.

La jeune fille fut choquée, mais ne le manifesta pas et répondit d'un sourire quelque peu forcé.

—    Dame Esméralda, avec tout le respect que je vous porte, ma réponse reste inchangée. De plus, je devrais déjà prendre la route, ajouta la jeune fille.

—    Vous comptez parcourir tant de lieues à cette heure ? N'allez pas croire que votre joli minois vous prémunira d'une attaque de brigands... Et d'un viol au passage. lança Esméralda en portant son cavalier dans sa bouche.

—    Ne vous faites pas inquiète pour moi, tout ira bien, répondit Hélène en esquissant un sourire.

—    À votre aise ma chère. Vous avez d'ailleurs cette chance que nous soyons en plein préparatifs pour le festival. Sans quoi, même les gardes ne vous auraient pas laissés franchir la grille. Quoiqu'il en soit, vous savez où me trouver au cas où vous changez d'avis, lança la proxénète avant de se fondre dans la foule grouillante qui s'était épaissie depuis lors.

Le départ de la grosse femme laissa un vide que vinrent combler maintes réflexions tandis que la jeune fille affrétait sa charrette.

Je dois me hâter, mère doit être inquiète, cela fait deux jours que je devrais déjà être rentrée, pensa-t-elle. Mère doit être inquiète...se répéta-t-elle en serrant le poing.

—     On y va Kregorio ! dit-elle en donnant un léger coup de fouet et l'âne qui tirait la charrette se mit à avancer lentement.

À mesure que l'équidé se mouvait à contre-courant de la foule qui se dirigeait vers le centre-ville, centre nerveux des tavernes, auberges et bordels, l'obscurité se faisait plus dense et le silence de la nuit prenait le dessus. Uniquement accompagnée de cliquetis de sabot et du bruit des roues de son chariot, Hélène se perdit dans ses pensées. Elle regarda d'un air gêné sa robe et repensa à la proposition que lui avait faite Esméralda. Elle sourit un instant et se dit : pourquoi pas ? La raison pour laquelle elle avait décliné les propositions de la proxénète n'était pas liée aux mœurs. La jeune fille n'avait tout simplement pas d'aspiration ; elle ne désirait rien et son cœur était un trou béant où venait mourir sa volonté ; toute tentative d'aspiration à un quotidien autre que celui qui avait été le sien depuis tant d'années était guillotinée sans pitié. Jamais elle ne songeait à l'avenir, jamais elle ne s'était demandé quel était son rôle dans la grande roue du destin. La pauvre aurait pu naître en tant que petite fourmi que sa vie aurait été pareille. Un flot de chaudes larmes se ruaient à l'embrasure de ses yeux.

À cet instant, une chanson que lui chantait sa mère lorsqu'elle était petite pour la réconforter faisait écho dans sa tête ; elle se mit à en réciter les paroles, la voix déchirée par les sanglots.

...

Nourris-moi de ta lumière dans le noir

Nourris-moi de ton courage dans la peur

Du soleil levant jusque tard le soir

Que ton courage soit mien à toute heure

O entend ma prière Lyra

...

Entends ma prière... Lyra...répéta la jeune fille, froissant le visage. Pourquoi elle ? Pourquoi la déesse de la terre ? Celle-là même à cause de qui nous sommes obligés de mentir depuis la fin de la guerre. Pourquoi mère nous contraint-elle à croire en cette déesse pour qui nous vivons dans la peur de se faire occire ? Elle est consciente de l'inquisition menée par le Saint Temple contre ceux qui louent les Dieux interdits. Elle fut arrachée de ses pensées par le silence de la nuit et les cliquetis des pas de l'âne qui s'étaient fait plus denses. Je suis arrivée si loin sans m'en rendre compte, pensa la jeune fille.

—    Quelle étourdie je fais, dit-elle en essuyant ses larmes.

Hélène était déjà assez loin de la ville. Elle avait pénétré depuis peu dans la forêt qui bordait le chemin. Il lui restait à peu près deux ou trois heures de trajet lorsqu'elle se dit : suis-je obligé de rentrer ? Je n'y avais jamais pensé, avant mais qu'est ce qui m'oblige réellement à rentrer aujourd'hui ? Ni même un autre jour d'ailleurs... Je ne suis plus une enfant et je sais faire bon nombre de choses ! Pourquoi devrais-je continuer à laisser mère diriger ma vie ? Je pourrais aspirer à une vie meilleure, qu'est-ce qui me l'interdit. Je pourrais faire demi-tour et rentrer au royaume... Je pourrais aller dans un autre royaume et prendre un nouveau départ... Connaître le bonheur... Vivre !

Prise dans une colère intense, elle se mit à hurler de toutes ses forces :

—    Soyez tous maudits, Dieux de malheur, soyez maudits ! Tous autant que vous êtes soyez maudits ! Oui, Lyra soit maudite !

Ce ne fut qu'après cette dernière phrase, que la parole lui fut soudainement arrachée. Sa gorge se noua, une lumière rougeâtre y apparut. Elle cracha du sang et eu du mal à respirer pendant un long moment. Tous les mots de colère qu'elle voulait prononcer ne sortirent plus.

—     Un sort de constriction ? Alors comme ça elle a utilisé la magie sur moi...dit-elle en esquissant un sourire de peine. Un sortilège capable d'entraîner la mort sur sa propre fille... Tout ça par dévotion pour cette mau...

Elle s'interrompit d'elle-même par crainte de déclencher à nouveau le sortilège. Au même moment, elle entendit du bruit en provenance du bois et vit deux orbes écarlate s'allumer. Son cœur cessa de battre un instant tandis que la peur lui glaça le dos. Prise de peur, elle prit la faucille posée à côté d'elle. La montée d'adrénaline perturbait ses pensées. La lune se dévoila de derrière les nuages et fit lumière dans le bois.

Un homme grand bâti en force par des muscles puissants et à la carrure colossale se tenait devant elle. Ses yeux rouges ardents donnaient de la profondeur à son regard scrutateur. Son visage était ferme et sa chevelure noire était abondante. Son allure pâle le rendait lugubre.

Contre toutes attentes, il s'écroula et s'affala au sol.

Le cœur battant à en rompre, elle s'empara de la lampe qui lui permettait d'éclairer son chemin. Elle descendit ensuite de sa carriole et avança vers l'homme. De près, elle se rendit compte que l'homme était sans vêtement. Son corps nu, recouvert de sang et de blessures, gisait sur le sol. Elle ramassa un bout de bois et le lui cogna sur la tête : aucune réaction. Sa respiration s'emballa. Serait-il mort ? se demanda-t-elle. Elle s'accroupi et le mit avec grand-peine sur le dos. Elle posa son oreille sur sa poitrine et entendit ainsi de légers battements marteler sa cage thoracique. Pour une raison qui lui échappait, cela la rassurait. Malgré les rudesses de ses traits, le visage de cet homme l'apaisait. Une blessure de laquelle s'échappait une grande quantité de sang lui lacerait l'abdomen. Il va mourir si je laisse là, se dit-elle. Elle respira un grand coup et se résolu à l'emmener à Baldhyr.

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