Chapitre 7

De toutes les années passées en tant qu'homme politique, jamais Crassus n'avait connu une telle honte. Lui, lui qui était tant respecté, admiré et d'une richesse sans égale, venait de perdre toute sa crédibilité à cause d'une bande de gladiateurs mal tenus par Lentulus Batiatus, homme à qui il n'accorderait jamais plus sa confiance.

— Tertulla , nous rentrons, exigea-t-il lorsqu'ils furent de retour dans l'école de leur hôte et qu'il se rendit compte du désordre qui y régnait.

Grâce aux quelques hommes de confiance des trois propriétaires d'esclaves et aux quelques soldats qui accompagnaient Crassus, le calme ne fut pas long à revenir. Les cris des vaincus ne heurtaient pas la carapace du prêteur, concentré sur la catastrophe qu'était cette affaire pour ses désirs de grandeur.

— N'attends-tu pas de savoir ce que va faire Lentulus en retour ? Ne souhaites-tu pas de recevoir d'autres combattants pour les jeux ? demanda Tertulla surprise.

Son époux lui jeta un regard noir et secoua la tête.

— Nous rentrons, j'ai dit. Et de suite. Rassemble tes affaires, fais les porter à la carpentum, je ne demeurerai pas un instant de plus dans cette ville qui m'a apporté autant d'humiliation.

Tertulla obéit sans un mot, se dépêcha de regagner la chambre qui leur avait été offerte le temps de leur séjour à Capoue. L'endroit était certes bien moins luxueux que la villa qu'elle partageait avec Marcus, mais elle y trouvait un petit charme lorsqu'elle songeait aux émotions qu'elle avait vécues ici. Elle n'avait, avant ce jour, jamais rien vécu d'aussi intense que de sentir le stress et la peur envahir sa poitrine alors qu'elle rapportait à un gladiateur les informations confidentielles qu'elle tenait de son mari. Cette escapade, marcher discrètement dans les couloirs, l'avait rendue euphorique et elle se lamentait déjà de devoir retourner à la monotonie de sa vie. Diriger la maison afin de satisfaire de son mieux Marcus, veiller à ce que les esclaves chargés de l'apprentissage de ses fils soient les meilleurs, aider les esclaves en cuisine pour faire passer le temps,... Rien d'extravagant ou de bien passionnant.

Elle se surprit à envier légèrement la femme qu'elle avait pourtant détestée dans la chambre d'Aniketos. Elle ne se souvenait plus de son prénom, mais cette femme-là devait vivre une vie remplie de changements, de découvertes. Elle côtoyait des personnes bien plus nobles que les plus riches des hommes que Tertulla avait l'occasion de rencontrer. Si l'esclave ne lui avait pas semblé particulièrement heureuse, c'était parce qu'elle ne se rendait pas compte de l'horreur qu'était sa vie à elle. La vie des riches, forcées de bien se tenir, de sourire en toutes circonstances, de faire semblant d'apprécier leurs maris ingrats, se cacher derrière du maquillage et des parures pour ne pas être la risée des autres femmes. Tertulla, après ce voyage qu'elle trouvait intense, ne s'imaginait qu'avec peine retrouver sa vie. Sa vie à Rome, sa vie avec Marcus. En songeant à cela, elle pensa dans un éclair, laissant de côté son égoïsme, à Aniketos. Elle n'avait pas échangé plus de quelques phrases avec lui mais il l'intriguait à tel point qu'elle ne parvenait pas à le sortir de sa tête. Qu'allait-il subir après cette fuite ratée ? Survivrait-il à la fureur de son maître ?

Elle se promit de penser à lui lorsqu'elle prierait ses dieux en rentrant. Elle avait une parole pour ses fils, elle-même, sa ville, la gloire de son mari et ajouterait un guerrier grec à la liste. Pour qu'il reste en vie. Peut-être aurait-elle un jour, l'occasion de le revoir. Dans ce monde ou dans l'autre. Et elle espérait que ce serait dans ce monde-ci et pas aux enfers. Car ses prières n'auraient alors servi à rien.

Ses affaires furent portées à la carpentum par deux des esclaves qui avaient accompagné le couple. Elle les suivit d'un pas lent, son regard se perdant sur la masse de gladiateurs agenouillés dans la cour, maîtrisés par les troupes des hommes enragés qui semblaient déterminés à se venger. Lentulus bouillonnait de colère et giflait avec force tous les gladiateurs qu'il croisait. Les deux autres hommes paraissaient légèrement plus calmes, sans doute car le drame ne s'était pas déroulé chez eux et qu'il entacherait en conséquent un peu moins leur réputation. Ils avaient peut-être même à gagner à ce qu'un homme aussi puissant que l'était Lentulus perde sa crédibilité.

Marcus, lui, balayait l'endroit de son regard de braise, sa colère autant dirigée contre les rebelles que contre celui qui avait laissé se passer ce désastre. Il se promit de revenir un jour. Pour se venger. Pour massacrer tous ces esclaves insoumis qui gâchaient sa campagne. Pour que son nom soit à nouveau craint et respecté.

Le prêteur ne prit pas la peine de saluer Lentulus. Cet homme-là ne méritait plus son respect, pas plus que la coquette somme d'argent qu'il aurait dû empocher. Marcus empoigna le bras de son épouse qui marchait d'un pas trop lent à son goût et la traîna avec lui jusqu'à la sortie de l'école où plus aucun garde ne surveillait l'entrée. Il quitta ce chaos sans un regard en arrière, la tête haute et la démarche raide.

Au moment où le couple franchit l'entrée de l'école, le soleil commençait à se coucher dans le ciel et la température se mettait à chuter, ce qui n'arrangeait pas l'humeur massacrante de l'homme. Il détestait voyager de nuit. Certes leur carpentum était confortable et comportait de nombreuses couvertures pour garder les voyageurs au chaud lorsque la fraîcheur de la nuit envahissait l'habitacle, mais Marcus n'appréciait rien moins que de devoir passer une nuit autre part que dans un lit moelleux. Ses hommes attendaient ses ordres, debout à côté de leur monture ou bien devant la charrette qui transportait les affaires et les vivres.

— Qu'attendez-vous bande d'incapables ? Montez vos chevaux, grimpez dans la charrette ou mettez-vous en marche. Faites ce que vous avez à faire, nous partons ! Je ne resterai pas un instant de plus dans cette ville maudite !

La voix grave du prêteur trahissait tout l'énervement qu'il contenait, plus encore que les propos qu'il tenait. Sans plus attendre, il grimpa dans l'habitacle, sans même aider sa femme d'une main galante comme il avait coutume de le faire lorsqu'ils se trouvaient en public. Celle-ci monta seule, agacée à l'idée de voyager de nuit. Son mari n'était pas le seul à ne pas apprécier cela.

Encore une fois, elle déplora sa vie monstrueusement cruelle et se morfondit sur son sort. Elle savait que beaucoup de femmes l'enviaient, elle ne comprenait en revanche pas ce qu'elles pouvaient trouver d'intéressant dans sa vie plate. Il y avait bien le luxe de leur villa et la chance de pouvoir s'acheter les bijoux qu'elle désirait, Marcus lui laissait champ libre sur les parures qui participaient à afficher leur richesse. Mais c'était tout. Après cela, il y avait un mari comme beaucoup d'autres : attiré par la gloire et l'argent. Puis il y avait ses fils. Oh, elle les aimait. Sincèrement. Cependant les deux garçons étaient ingrats, ne lui rendaient pas son amour et avaient d'yeux que pour leur père qui pourtant ne s'occupait jamais d'eux. L'aîné, Publius, âgé de treize ans, ne parlait que de guerre et rêvait de devenir aussi puissant que son père, ce qui, assurément, il serait un jour. Le second, Marcus Licinius, plus jeune, ne s'intéressait pas encore à la politique, admirant simplement la force physique incroyable qu'il attribuait à son père.

— Tertulla, l'interrompit son époux d'une voix sèche. Si tu pouvais avoir l'obligeance de ne pas nous faire perdre plus de temps que nécessaire...

La femme papillonna des paupières, surprise de se rendre compte qu'elle s'était figée sur la dernière marche conduisant à l'intérieur de la carpentum. Elle secoua la tête et s'empressa de rejoindre Marcus. La porte fut refermée derrière elle et le convoi put enfin se mettre en route. Le trajet promettait d'être d'une longueur et d'un ennui insoutenable, au vu des mines renfrognées du couple et de l'humeur générale qui était à son plus bas. Les chevaux mêmes semblaient plus silencieux qu'à l'accoutumée, comme s'ils ressentaient cette tension qui planait autour d'eux.

Le trot des bêtes contres les pavés était régulier depuis quelques minutes à peine lorsqu'un arrêt soudain vint perturber le rythme de chevauchée. Marcus se releva d'un bond, hors de lui. Cette journée n'en finissait pas de lui apporter de désagréables surprises. Il s'attendait au pire en quittant la chaleur de l'habitacle pour aller voir ce qu'il se passait à l'extérieur.

Ses hommes se trouvaient rassemblés à quelques pas de son chariot, il ne restait à sa portée plus que le diacre à qui il demanda les premières informations. Les réponses reçues étaient incertaines et le prêteur comprit rapidement que le pauvre homme n'en savait pas tellement plus que lui.

Agacé de devoir se déplacer, Marcus rejoignit l'attroupement. Passée la déception de ne voir apparaître qu'un chariot vide, Crassus comprit enfin l'agitation qui secouait ses rangs : une dizaine d'hommes gisaient, morts. Seul un survivant se tenait debout, encadré par les hommes de confiance du riche.

— Je crois que je vais avoir besoin d'une explication, murmura Marcus.

Il aperçut les hochements de tête discrets de ses troupes, sans parvenir à distinguer clairement les visages : la nuit était bien tombée à présent. La lune se dressait, puissante et lumineuse pour les éclairer, mais cela ne suffisait pas à remplacer la clarté si éblouissante qu'offrait le soleil en plein jour. Aussi, fut ordonné qu'un campement soit établi sur place, ainsi qu'un feu allumé : autant pour se réchauffer que s'éclairer.

Tandis que les hommes discutaient un peu plus loin, Tertulla n'avait pas osé quitter l'abri de la carpentum. Elle n'était ni sûre que son mari approuve qu'elle prenne une telle initiative, ni tentée par le froid qui s'installait au dehors. En revanche, il y avait une chose qui lui faisait envie : savoir ce qu'il se passait. La curiosité avait toujours guidé une partie des décisions que la femme avait eu le droit de prendre et ce soir-là ne fit pas exception. Elle avait besoin de ressentir une dernière fois l'excitation que pouvait procurer le fait de ne pas rester à sa place. De franchir les interdits. Aller à Capoue avait réveillé chez la noble la partie fougueuse qu'elle avait toujours cachée à Rome.

Elle posa un pied à terre, décidée à ressentir un frisson d'excitation pour la dernière fois de sa vie. Ses pas rapides la menèrent autour du feu qui brûlait au milieu du campement improvisé là. Les hommes de son mari s'agitaient, marchaient d'un bout à l'autre du chemin, déplaçaient les affaires des chariots jusqu'à la lisière du petit bois qui bordait le chemin. Elle put donc passer inaperçue jusqu'à arriver devant un inconnu interrogé par son mari. Ce dernier se retourna et lui lança :

— Qui t'a autorisée à venir ici ? L'obéissance, Tertulla, l'obéissance est la clé du succès pour les femmes. Tu sembles avoir quelques difficultés à t'en rappeler depuis que nous sommes partis en voyage. Manius, escorte la jusqu'à l'intérieur de notre carpentum et veille à ce qu'elle y reste.

La patricienne ouvrit la bouche, outrée par les propos que son mari tenait publiquement, honteuse, tandis que les hommes se moquaient derrière elle. Marcus ne l'avait jamais autant ridiculisée devant toutes ces personnes. Elle tenta une réponse, afin de sauver son honneur. Elle y réfléchit rapidement, cherchant à se trouver une excuse et sembler assez docile pour pouvoir rester quelque temps : le visage inconnu l'intriguait.

— Je suis désolée, c'est qu'il fait si froid là-bas, je venais me réchauffer auprès du feu. Et, comprends moi, attendre seule, loin de toi, me terrifiait.

Manius, qui s'approchait de la femme, se figea et se tourna vers Marcus. Ce dernier affichait un air mauvais. Il connaissait sa femme. Elle n'était pas peureuse et au plus loin elle se tenait de lui, au mieux elle se portait. Et il savait qu'il faisait bien plus froid ici qu'à l'intérieur... mais elle avait joué son coup finement, mimant la femme apeurée et fragile. Il accepta d'un hochement de tête raide. Elle le remercia d'un sourire hypocrite et put enfin découvrir ce qui avait ralenti leur retour.

— Reprends où tu en étais, ordonna Marcus à l'inconnu.

Ce dernier narra avec un latin approximatif :

— J'tais en ch'min avec l-l-les autr' j'accompagnais juste le convoi, moi. Eux, d'vaient apporter d'la marchandise à une école de gladiateurs.

Il s'arrêta là, tremblotant et intimidé par tous les regards figés sur lui. Marcus s'impatienta, agacé par la lenteur du récit et le manque d'éducation de son interlocuteur. Son latin incorrect lui abimait les oreilles. Après une longue attente, de nombreuses questions, tout s'éclaircit enfin : un convoi devait apporter des armes à une des écoles de gladiateurs de Capoue. En chemin, un nombre important de bandits les avait pris par surprise et dépouillés de leurs biens.

— Pourrais-tu, à présent, me les décrire ? demanda le prêteur, guidé par une étrange intuition.

— Et bien, zétaient beaucoup, vous savez. Y en avait avec des tuniques, bleues, j'crois. Et je n'suis pas sûr, mais c'est possible qu'ils portent des colliers aussi. Pas des colliers de riche, hein ! Des colliers d'esclaves...

— Gagné, murmura Marcus. On lève le camp, nous avons une traque à mener cette nuit !

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Il semblerait que le récapitulatif historique soit apprécié au final...

Récapitulatif historique :
-Aucune source n'indique que Crassus était à Capoue au moment de la fuite. Ce qui est certain c'est qu'il était prêteur, l'homme le plus riche de Rome et en charge d'arrêter la révolte bien plus tard.

-Les sources s'accordent sur le fait que la troupe de gladiateurs (entre 73 et 76 hommes) s'est emparée du chariot de provision et d'armes à destination d'une autre école de gladiateurs.

J'espère que ce chapitre de transition, que j'ai eu du mal à écrire, vous a tout de même plu ! La fuite en tant que telle est lancée, la traque est déclarée...

Puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream

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