Chapitre 15.2

Ils n'allaient pas continuer leur marche jusqu'au mont Garganus. Non, ils allaient faire volte-face et affronter les légions que le sénat leur avait envoyé. Peu importait leur nombre.

L'affrontement aurait lieu dès le lendemain. Il se croyait prêt.

Lorsque le soleil se leva le lendemain pour chasser la rosée du matin, les troupes de Crixus se tenaient prêtes.

Si Spartacus le pensait inconscient, Crixus n'en demeurait pas moins un fin stratège pour autant. Attentif aux tactiques romaines, il savait que les légions attaquaient de préférence sur un terrain plat et dégagé, de sorte à ce que leurs lignes soient serrées et ordonnées. C'est pourquoi il s'installa dans les hauteurs d'une colline.

Pas au sommet, pour éviter un siège. Pas en son pied, pour forcer les Romains à commencer l'assaut par une ascension qui perturberait les troupes.

- Ils arrivent, hurla un de ses éclaireurs en remontant à ses côtés au pas de course.

Du haut de son cheval, Crixus l'avait remarqué bien avant lui. Il hocha la tête et laissa l'homme se placer dans les rangs.

La première rangée d'insurgés était composée de cavaliers et d'hommes équipés de vrais boucliers volés. La seconde ligne de bataille regroupait la majorité des troupes, équipée de ce qu'ils avaient pu trouver et façonner. Javelots, glaives, arcs et boucliers en osier.

Crixus savait que cette formation serait efficace face au triplex acies de ses adversaires. Il avait passé la nuit à envisager chaque possibilité dans sa tête et savait que sa tactique fonctionnerait.

Oui, il imaginait déjà les hastatis en première position chez les Romains lancer leurs javelots. À ce moment là, il ne faisait aucun doute que les boucliers de ses hommes se lèveraient simultanément pour former un mur infranchissable. Lorsque ce serait chose faite, les cavaliers s'élanceraient et sèmeraient la mort et la panique. Ils tailladeraient bien vite la seconde ligne - les principes - pour atteindre et décimer les vétérans.

Un jeu d'enfant.

Il gardait un calme déconcertant face à l'arrivée des légions romaines. Il ne les craignait pas. Il pouvait apercevoir des visages terrifiés parmi les siens face aux quarante mille hommes en approche, des mains tremblantes et des jambes flageollantes.

Lui n'affichait rien d'autre qu'un calme placide et une détermination sans faille.

Lorsque l'ensemble des troupes adverses furent en place, au pied de la colline verdoyante, il se résolut à prendre la parole pour motiver ses soldats.

Crixus fit demi-tour pour se placer dos aux Romains et être entendu par une majorité des rebelles.

- Camarades, s'époummona-t-il, le temps est venu pour vous de faire vos preuves ! Je ne veux pas voir de faibles, de fuyards ou de déserteurs. Montrez-moi donc que vous méritez d'être là, que vous valez la peine de ne plus être considérés comme esclaves. Car si vous ne vous battez pas avec bravoure, vous n'êtes pas dignes de vous tenir à mes côtés ! Autant tout de suite rentrer la queue entre les jambes pleurnicher auprès de vos maîtres !

Il marqua une pause puis reprit :

- Mais si, au contraire, vous vous jugez dignes de combattre en hommes libres, alors battez-vous. Battez-vous jusqu'à ce que ces chiens regrettent de s'être trouvés au travers de notre route. Battez-vous jusqu'à ce que vos pères soient fièrs de vous avoir pour fils, et vos mères n'aient pas à regretter d'avoir hurlé en vous mettant au monde. Battez-vous ! Et si la mort vous attend, accueillez-la à bras ouverts et réjouissez-vous de rejoindre les dieux !

Il leva son glaive vers le ciel, puis le frappa contre son bouclier. Avec des hurlements de rage, ses hommes le suivirent et le vacarme de leurs armes résonna jusqu'en bas de la colline.

Publius, au fond de la deuxième ligne de rebelles, se força à faire bonne figure et cogna avec vigueur son épée contre sa protection d'osier. En réalité, il tremblait de peur face aux légions qui prenaient place à leurs pieds.

Jamais il n'avait vu autant de soldats de sa vie et l'armée se déplaçait pourtant tel un seul homme. Publius se dressait sur la pointe des pieds pour continuer à observer les déplacements avec un mélange de curiosité et de crainte.

Il remarqua que les soldats s'étaient tous immobilisés par groupes, eux-mêmes positionnés en quinconce les uns des autres.

Puis les sections qui se tenaient à l'avant se mirent en marche et les autres suivirent. À partir de là, tout fut confus pour le jeune homme.

Les cris des officiers romains se mélêrent aux ordres de Crixus et de ses lieutenants. Son œil valide vit des lances arriver sur eux dans une pluie mortelle. Les boucliers ne purent toutes les arrêter et le sang gicla déjà dans les rangées d'esclaves.

Et tout accéléra d'un seul coup.

Les chevaux s'élancèrent avec des hénissements qui s'ajoutèrent au vacarme ambiant. La cacophonie agressait les oreilles de Publius, dont la perception auditive avait été accrue par la perte d'un œil.

Chaque épée qui heurtait un bouclier lui donnait des frissons. Le moindre grognement de douleur le rendait malade.

Puis il fallut avancer. Il fallut esquiver, parer, taillader.

Il fallut tuer.

Pour la première fois de sa vie, le garçon enfonça un glaive dans un vrai corps humain. Son arme transperça la cuirasse de son adversaire et trancha la chair. Il manqua de vaciller en même temps que le mort lorsqu'il fut éclaboussé par son sang chaud.

Pantelant au dessus du cadavre de sa première victime, Publius fut heurté par le bloc romain qui avançait inexorablement. Il avait percé les lignes de Crassus presque sans difficulté et n'avait essuyé quasi aucune perte.

Le garçon tomba par terre, malmené par les boucliers des premiers hastatis, et des centaines de pieds se rapprochèrent. Ils battaient le sol en rythme, soulevant des nuages de poussière. Une vraie machine destructrice et inébranlable.

Plaqué dos contre l'herbe écrasée, Publius aperçut les sandales comme la pire des menaces.

Il refusait de mourir là, écrasé comme un vulgaire insecte. Sans réfléchir, il fit basculer le corps sans vie de sa victime au dessus de lui. Le torse mouillé de sang recouvrit la tête de Publius, tandis que le bas du ventre et les jambes servirent à défendre son abdomen et le reste de son corps.

Il ne respirait qu'avec peine sous le cadavre corpulent et d'un poids insoupçonné. Alors qu'il l'avait soulevé presque sans difficulté pour se protéger, Publius réalisait à présent qu'il suffoquait sous cette présence étouffante.

Il faillit regretter son idée lorsque les sandales arrivèrent à son niveau. Alors, le calvaire commença. Le légionnaire absorbait le choc, et son corps sans vie se faisait malmener par ses propres camarades ; mais cela n'empêchait pas le jeune esclave de sentir chaque pas faire pression contre sa poitrine et lui couper momentanément la respiration.

Un pas. L'impression de mourir.

Une inspiration laborieuse, le nez plongé dans le sang.

Un pas. La certitude de ne pas y survivre.

Une respiration à l'odeur métallique, un goût âpre en bouche.

Un pas. Le sentiment que ce serait le dernier.

Plus rien.

Plus d'espace où presser sa bouche à la recherche d'oxygène.

Plus d'air.

Plus qu'une cage immense qui le privait de sensations. De vie.

Plus que lui, Publius, seul avec ses pensées embrumées qui tournaient au ralenti. Lui, seul dans le noir, seul dans la mort.

Pas la force de supplier les dieux. Pas la capacité de hurler à l'aide. Pas d'échappatoire. Pas de réserve, une seule et dernière petite bulle d'air qui s'échappait, le fuyait et l'abandonnait.

La peur.

Le vide.

La douleur.

La venue de la mort.

Puis le poids s'envola et la lumière éblouissante de Sol perça sa paupière intacte.

Il ouvrit brusquement l'œil et la bouche pour aspirer le plus d'air possible. Il inspira avec avidité, sans jamais se satisfaire de ce qui glissait jusqu'à sa gorge. Il haletait par à coup pour se sentir renaître, s'assurer qu'il était toujours en vie.

Des bras le soulevèrent et il s'y accrocha de toutes ses forces. Ne m'abandonnez pas, suppliait-il silencieusement. Amis ou ennemis, cela ne faisait aucune différence, tant qu'il fuyait le cauchemar qu'il venait de vivre. Ne comptait que le fait de s'éloigner à tout prix de ce cadavre maléfique qui l'avait sauvé des sandales, mais manqué de le tuer par asphyxie.

- Publius ? interrogea une voix rauque.

Il l'identifia immédiatement : Crixus. Il ne s'habituait toujours pas à la clarté et se fiait entièrement à son ouïe.

- Tu vois, fanfaronna Crixus, je t'avais bien dit que nous ne devions pas appeler Spartacus en renfort.

Publius ne put que basculer la tête vers l'avant pour approuver. Le souvenir encore douloureux de leur altercation de la veille revenait à lui et sa gorge le picotait rien que d'y repenser.

- Tu as perdu ta langue ? Les Romains te l'auraient-ils coupée ? continua le meneur gaulois. Ou peut-être as-tu honte de reconnaître tes erreurs ?

Il s'approcha du garçon soutenu par deux anciens gladiateurs et se pencha pour sussurer à son oreille :

- Ou peut-être, encore, as-tu simplement appris la leçon et compris qu'il valait mieux se taire que de dire des idioties ? Mes méthodes fonctionneraient donc sur toi, Publius, c'est une excellente nouvelle ! Allez, je veux te l'entendre dire cette fois. Je veux t'écouter demander pardon, ma victoire écrasante n'en sera que plus jouissive.

Le jeune homme ouvrit la bouche pour s'exécuter, terrifié, mais aucun son n'en sortit. Il articulait des syllables vides, incapable de produire quoi que ce soit d'autre que des sifflements éteints.

Crixus éclata de rire, puis se reprit en lui tapotant l'épaule d'un air compatissant. Il le guida jusqu'au pied de la colline en écrasant avec indifférence des armures et leurs propriétaires étendus dans l'herbe tachée de sang. Leur descente fut fastidieuse, comme pour les centaines de blessés traînés comme Publius par plusieurs personnes en état de se déplacer seules.

En bas, les quelques arbres qui avaient longtemps dissimulé la venue des légions les accueillirent avant de céder leur place à une immense plaine. Sur l'étendue verte, le campement romain faisait pâle figure. Du matériel ramassés à la hâte lors de leur repli jonchait le sol comme s'il avait été brusquement lâché en pleine course à cause de l'arrivée des insurgés.

Publius apercevait de son œil entrouvert des milliers de ses compagnons s'installer et ressortir des boissons des tentes. Ils célébraient leur victoire en s'enivrant gaiement, dans des rires gras et des exclamations enjouées. Le jeune homme, lui, ne ressentait aucune fierté, ni aucune joie.

À vrai dire, il n'avait pas même l'impression d'avoir gagné l'affrontement. Avant de sombrer, il avait fait face à des légions disciplinées et inébranlables. Comment Crixus les avait-il mises en déroute ?

Aphone, incapable de demander des explications, il se contenta d'avancer - enfin, se laisser traîner - jusqu'à une tente vide où il put se reposer.

Le vacarme autour de lui l'empêchait de quitter la réalité pour s'abandonner aux bras de Morphée. Coincé entre des éclats de rire, des vomissements et des verres qui se cognaient gaiement, Publius se demanda s'il ne préférait pas le bruit de l'affrontement. Lui, au moins, avait un but et résonnait en journée seulement.

La nuit, le silence était sacré.

L'ancien esclave se retourna une fois de plus, en quête d'une meilleure position. Il trouvait le sol froid de la tente confortable, modelé au gré des herbes folles sur laquelle elle reposait. Son dos s'en accomodait parfaitement, mais pas son esprit.

Il ne pouvait s'empêcher de revivre en boucle les évènements de la journée. Les yeux vitreux de l'homme qu'il avait occi le hantaient, la sensation d'étouffer le terrorisait et la certitude que les Romains allaient le tuer, tous les tuer, ne le quittait pas.

Son instinct ne le trompa pas cette fois-là.

Il le sut lorsqu'un gargouillis attira son attention. Puis un autre. Un cri étouffé par une main plaquée contre la bouche. Une lame qui tranchait une gorge.

Les rires cédèrent leur place à des grognements, des supplications et des lamentations.

Animé par la peur, Publius se redressa vivement et se pressa à l'entrée de sa tente. Il en ouvrit tout doucement les pans et balaya les alentours de son œil vif. Personne vers la gauche, vers la colline. Des affrontements vers la droite, le centre du campement romain.

Le choix était vite fait.

Il n'était pour lui question ni de bravoure, ni de gloire, mais de survie. Il se jeta au sol et se mit à ramper vers les bois qui menaient à la colline déserte. Il avançait à une allure folle, tracté par la force seule de ses bras flageollants. Il avançait à ras du sol, invisible.

Et il rejoignit ainsi le couvert des arbres, abandonnant derrière lui ses compagnons à une mort certaine.

Il passa la nuit adossé à un tronc, le corps agité de tremblements, se couvrant les oreilles de ses mains pour ne pas entendre le supplice de ses camarades qui tombaient un à un.

Ils combattirent certainement avec rage, mais leurs réflexes amoindris par l'alcool ne leur laissèrent aucune chance.

Publius pria pour leurs âmes. Puis il disparut dans la pénombre.

~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

Récapitulatif historique :

Source : Christophe Burgeon, agrégé en histoire, professeur à l'université de Louvain et auteur d'articles consacré à la moralité romaine

>Crixus aurait eu une vision beaucoup moins réaliste des événements que Spartacus et décidé de faire face aux légionnaires plutôt que de fuir vers les Alpes.

>Les 2 consuls, avertis des dissensions dans le groupe, ont décidé d'envoyer 4 légions (et leurs contingents alliés) menées par le consul Gellius et le préteur Arrius, affronter Crixus entre le mont Garganus et Luceria.

>Les 40 000 légionnaires auraient lancé 4 offensives avec leur formation habituelle de Triplex acies qui consiste en 3 rangées en quinconce organisée de sorte à ce que chaque rangée puisse se replier dans les trous de la rangée de derrière (je sais pas si c'est clair ce que je raconte). Les vétérans forment la dernière rangée pour empêcher les novices de déserter et organiser, au besoin, un repli efficace.

>Crixus, avec ses 2 rangées en hauteur, aurait réussi à les défaire, par on ne sait quel miracle.

>Les troupes se sont enivrées sur le campement romain et ont été prises par susprise par le retour des légionnaires. Certains survivants sont parvenus à échapper au massacre pour retourner prévenir Spartacus et sa clique.

***

J'espère que ce chapitre vous a plu ! Malgré l'affrontement un peu survolé (pour des bonnes raisons, je vous assure haha), j'espère que la peur de notre petit Publius passe bien !

J'ai eu des problèmes avec wattpad qui n'a pas voulu publier mon chapitre cette après-midi, désolée pour cette publication tardive !

Bon week-end,
Puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top