Chapitre 13

La honte tirait ses épaules vers le bas et rendait son allure courbée, misérable, à la hauteur de sa cuisante défaite.

De ses doigts gourds, il tenta d'ajuster sa cape sur ses épaules. Le vêtement de bure, déchiré, refusa d'obtempérer et glissa jusqu'au sol. Hébété, incapable de réagir, Publius Varinius arrêta sa pénible marche et s'assit à même le sol, vêtu de ses simples sous-vêtements de laine.

Un soldat ramassa la lourde cape de son général et l'en recouvrit de son mieux. Aucun mot n'était échangé. L'ambiance glaciale s'harmonisait avec le temps capricieux. Un lit nacré recouvrait le chemin et empêchait les hommes de voir plus loin que quelques pas à peine. Le froid attaquait chaque parcelle de peau des pauvres hommes, incapables de se réchauffer, dépourvus de leurs équipements.

Rome se dresserait bientôt devant eux pour les écraser de sa splendeur et leur rappeler qu'ils ne seraient jamais à sa hauteur. Ville de toutes les gloires, mère de tous les exploits. Comment oser s'y rendre dans leur condition ?

Varinius leva la tête vers ses soldats qui l'entouraient et attendaient ses consignes. Leur troupe déplorable se composait de quelques dizaines d'hommes à peine, eux qui étaient partis avec une force considérable de plus de neuf mille légionnaires pour venger la défaite de Claudius Glaber.

Réduits à néant. Par des esclaves de la pire espèce.

La honte lui tordait les tripes, l'écrasait plus encore que le froid mordant. Il avait été bien prétentieux de se moquer de son prédécesseur, Glaber, vaincu avec sa milice au pied du mont Vésuve quelques mois auparavant. S'il avait su, en partant à son tour avec une légion entière, qu'il connaîtrait le même sort, il se serait abstenu de se porter volontaire.

Mais l'affront finirait par être vengé pour de bon. C'était son dernier espoir, sa seule raison d'avancer vers Rome. Son devoir l'obligeait à rapporter les faits - aussi regrettables et humiliants fussent-ils - au sénat pour qu'une nouvelle décision soit prise.

Il était prêt à subir le courroux des sénateurs. Il se releva et appela ses hommes.

- Marchons. Relevons la tête. Ces esclaves nous ont peut-être humiliés mais si nous n'assumons pas nos erreurs, rien ne les arrêtera. Il est temps pour nous de rapporter les faits ignobles de ces vils gladiateurs. Et lorsque nous repartirons avec d'autres légions, nous ne faillirons plus.

Sa voix, pourtant faible et tremblante, parlait en des termes durs et assurés.
Sa troupe se remit en marche. Leurs pas boitillants laissaient des traces dans la neige, vite chassées par de nouveaux flocons. Tous relevaient la tête, petit à petit gonflé par une frénésie vengeresse qui les poussait à rentrer à Rome, quel qu'en soit le prix.

Et avec une détermination sans faille, ils avancèrent cahin-caha pour avertir le sénat et relancer la traque.

***

La Curie Hostilia les surplomba enfin. La traversée de la ville les avait couverts de honte, chaque nouveau pas sur les pavés de Rome leur rappelait leur insuccès. En même temps que les flocons de neige, s'abattaient sur eux les regards méprisants des patriciens qui détaillaient leur aspect repoussant.

Confondus avec des plébéiens, ils étaient poussés sans ménagement pour faire place aux charrettes. Des épaules les bousculaient, des sandales écrasaient leurs pieds. La foule compacte qui se pressait sur le forum, les engloutissait, les avalait avant de les rendre aux mains de l'hiver.

Varinius laissa ses hommes sur le forum et s'avança enfin vers l'imposant bâtiment en tuf de couleur marron, tacheté de blanc. L'immense arche de l'entrée l'acceuillit et il se sentit aussitôt ridicule. Il resserra sa cape et laissa deux hommes l'escorter à l'intérieur.

Ses sandales mouillèrent les dalles de travertin dans un bruit de succion épouvantable. Lorsqu'enfin Varinius franchit les portes menant à la pièce principale, près de trois cents paires d'yeux se braquèrent sur lui.

Les sénateurs, avertis du retour de Publius Varinius s'étaient rassemblés dans la Curie, prêts à l'écouter. Assis sur les interminables rangées de bancs en bois, les patres braquèrent leur regard sur le pauvre préteur qui n'osa plus faire un geste. Les murmures fusaient et écrasaient les oreilles de Publius.

Il se détourna pour planter ses prunelles sur les majestueuses colonnes de marbre qui semblaient porter le plafond. Elles, au moins, ne le jugeaient pas.

- Nous sommes ravis de te voir revenir sain et sauf parmi nous, l'accueillit finalement Lucius Gellius Publicola.

Ce dernier se tenait debout au milieu de la salle spacieuse, il présidait l'assemblée, fier dans sa toge d'un blanc éclatant. Sa soixantaine d'années ridait son visage, mais n'empêchait pas ses yeux de briller avec force et ses cheveux gris de resplendir. Fraîchement élu consul, Gellius rayonnait dans ses apparats.

Il offrit un sourire à Publius qui le lui rendit à peine.

Ainsi commença la séance. Après un discours d'ouverture prononcé par Gellius, Publius put commencer son récit.

Il vanta une écrasante victoire contre une horde de plusieurs milliers d'hommes menée par un certain Œnomaüs, d'après les informations données par un gladiateur fait prisonnier après l'assaut. Il s'attarda sur cette scène en insistant sur le fait que suite à leur victoire, ils avaient pu tirer des précieuses informations : le nom du chef de l'insurrection, un certain Spartacus, et surtout, les désaccords qui avaient mené Œnomaüs à l'abandonner et mener trois mille hommes à la mort.

- De telles discordes nous serons favorables, affirma-t-il. Une armée qui n'est pas unie est une armée vaincue d'avance.

Ensuite, le préteur dut narrer toutes les mésaventures que sa légion et ses auxiliaires avaient rencontrées. Il n'omit aucun détail même lors des passages les plus humiliants. Il s'agissait de son devoir de décrire avec exactitude de quoi étaient capables ces monstres.

Au moment de raconter la manière dont les esclaves lui avaient échappé alors qu'il les tenait, qu'il les encerclait, il marqua tout de même une hésitation. Puis il se reprit bien vite.

- Nous les avions encerclés dans des massifs montagneux entre la Lucanie et l'Apulie, commença Publius Varinius.

- Si vous les aviez encerclés, l'interrompit une voix sèche, comment se fait-il qu'ils vous aient échappé ?

Sa réplique au ton moqueur provoqua une vague de rires dédaigneux dans l'assemblée. La voix, pourtant, ne contenait aucune trace d'amusement.

Publius reconnut immédiatement la personne qui s'adressait à lui. Il repéra Marcus Licinius Crassus debout, les poings serrés. Il l'avait déjà rencontré à de nombreuses reprises, mais jamais ce dernier ne lui avait paru autant à bout de nerfs.

Les quelques hommes assis autour de lui riaient de bon cœur tandis que d'autres sénateurs reprirent leurs discussions à voix basse.

- Silence, tonna Gellius. Tu prendras la parole lorsque cela sera ton tour, Marcus. Continue, Publius, nous t'écoutons.

Le visage de Marcus Crassus s'empourpra. Il ouvrit la bouche plusieurs fois, muet. Contre toute attente, il se rassit sans un mot de plus. Ses yeux meurtriers défiaient quiconque de lui faire une nouvelle remarque.

- À la nuit tombée, reprit Publius la tête basse, ils ont vêtu et armé leurs compagnons morts et les ont adossés à des poteaux de bois. Dans la pénombre, il nous était impossible de remarquer la supercherie. Nous étions persuadés qu'ils occupaient toujours le campement. Le lendemain, ils avaient disparu...

Ces paroles eurent le même effet que si Vulcain venait d'asséner des puissants coups de marteau contre le toit de la Curie. Les sénateurs ébranlés se levaient pour réagir. Certains voyaient là une preuve de la barbarie de ces gladiateurs qui n'hésitaient pas à se servir de leurs compagnons morts. Morts ! Ils bafouaient là toute morale ! D'autres accusaient les légionnaires de Publius d'un criant manque de vigilance.

Au milieu de cette cacophonie, Crassus bouillonnait de rage. Il tremblait sur place, incapable de contrôler les spasmes qui agitaient son corps. Il se redressa d'un bond et hurla :

- Nous en avons assez entendu ! Il est temps de prendre des vraies décisions.

Le brouhaha s'évanouit et laissa sa place au plus riche des sénateurs. Lucius Gellius lui-même n'osa plus intervenir.

- En s'échappant, les gladiateurs nous ont manqué de respect et nous ont tous couverts de honte. En défaisant successivement les troupes de Claudius Glaber au mont Vésuve et puis celles de Publius Varinius, ils nous ont humiliés une fois de plus. Pire encore, leurs victoires ont fait croire à bien d'autres esclaves, bergers et travailleurs qu'ils avaient le droit de faire de même. Ne comprenez-vous pas qu'à chaque nouvel affront, le peuple se croit au dessus des lois ?

Il marqua une pause pour balayer son auditoire de son regard de braise.

- Si nous n'agissons pas dès à présent, le peuple sera bientôt hors de contrôle. Il est temps de prendre des décisions fortes. Si la légion de Publius Varinius n'a pas suffi, envoyons plus de légions encore. Que Pompée rentre d'Hispanie s'il le faut !

Il baissa la tête vers Gellius, se tourna ensuite pour repérer Gnaeus Cornelius Clodianus parmi la foule dense de sénateurs. Il finit par le trouver, assis au premier rang, à quelques pas du président de la séance.

Il les fixa chacun à leur tour droit dans les yeux, et poursuivit :

- Vous voilà consuls. Si vous continuez à ignorer l'affront de ces esclaves, la postérité retiendra votre consulat comme le pire qui ait gouverné Rome. Vous serez la honte de la République ! À jamais, vos noms seront couverts d'opprobre ! Est-ce là ce que vous désirez ?

Le silence accueillit ses paroles. Les respirations se faisaient discrètes et ténues. L'attente d'une réaction devenait presque insoutenable.

- Tu n'as pas tort, commença prudemment Gnaeus. Ma question est la suivante, Marcus : pourquoi ne proposes-tu pas de financer des légions ?

Marcus mit quelques secondes à répondre. Il ne désirait pas dépenser sa fortune pour quelques brigands... Pas encore du moins, pas avant qu'ils ne soient réellement considérés comme une vraie menace par tous. Alors seulement, l'investissement payerait et sa victoire serait reconnue et acclamée. À ce stade, cela ne valait pas la peine. Son argent était bien plus utile ailleurs.

- Les deux légions consulaires ne seront pas suffisantes, d'après tes propres dires, renchérit le second consul en l'attente d'une réponse.

- Il est vrai, concéda Marcus. Je propose donc d'appeler de jeunes recrues en quête de gloire sous vos bannières. Une réussite militaire les fait tous rêver. Avec deux légions, quelques troupes auxiliaires et de nouvelles recrues, vous aurez largement de quoi écraser cette rébellion. Dis-nous, Publius, combien suivent ce... Spartacus ?

- Je ne peux le dire avec exactitude. Dix mille hommes, peut-être plus. Certains de mes éclaireurs évoquaient jusqu'à l'équivalent de huit légions.

Huit légions. Le choc fit vaciller Marcus Crassus qui se rassit. Huit légions. Impossible ! C'était impensable d'imaginer autant de partisans rassemblés derrière la bannière de ces sous-hommes.

- Huit légions, dis-tu ? s'enquit un des plus anciens sénateurs d'une voix incertaine.

Publius Varinius secoua la tête, incapable d'offrir une réponse exacte. Il n'allait certainement pas contredire ces chiffres qui permettaient d'expliquer, sinon d'excuser, sa défaite.

La discussion qui suivit fut animée. Finalement, le vote marqua une franche majorité qui se rangeait derrière l'avis de Marcus Crassus. Il fallait prendre des mesures fortes et vite.

Les deux consuls eux-mêmes allaient mener la prochaine offensive. Il ne s'agissait plus de guider quelques légionnaires à la mort. Il s'agissait de lancer un assaut destructeur, qui mettrait un point final à cette crise qui n'avait que trop duré.

Six mois de liberté accordés à ces gladiateurs représentaient bien trop de temps. Le moment était venu de les anéantir. Définitivement.

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Récapitulatif historique :
-L'hiver 72 avant JC est bien le moment durant lequel Publius Varinius s'est décidé à interrompre ses offensives, dû à la saison hivernale.

-Il est vraisemblablement parti avec une légion entière et ses auxiliaires et la "ruse" de Spartacus qui consistait à disposer des morts pour donner l'effet que le campement était encore occupé et filer en douce n'est pas totalement avérée. Il est relaté par des auteurs romains sûrement pour prouver que Spartacus est incapable de les vaincre à la loyale.

-Les deux consuls en 72 av JC étaient bel et bien Gnaeus Cornelius Clodianus et Lucius Gellius Publicola. Et ils ont "repris les choses en main".

-Notre cher Pompée menait des légions en Hispanie pour mener une guerre contre Sertorius (de 77 av JC à 72 av JC => il va donc bientôt rentrer, nous reparlerons de lui plus tard :p)

-Niveau chiffres Publius Varinius est parti avec une légion entière et ses auxiliaires, estimés à 9000 hommes au total.
8 légions équivaut environ à
40 000- voire 50 000 hommes
À ce moment là de la révolte, les troupes de Spartacus sont estimées entre 50 000 et 70 000 hommes. (Donc l'estimation des prétendus éclaireur que j'ai romancée se rapprocherait de la réalité).
Pour ceux qui veulent plus de détail sur les légions, commentaire interligne à ce sujet :p

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Hello hello!
C'est un chapitre bourré d'informations historiques donc je n'ai pas pu tout mentionner dans mon recap, si vous êtes curieux, n'hésitez pas à poser des questions en commentaire, je me ferais un plaisir de vous répondre !

>Oui, j'ai fait une sacrée ellipse. C'est un parti pris assumé. Je ne voulais pas narrer toutes les attaques de Varinius parce que ceci n'est pas une fiction historique sur Spartacus précisément, ça ne m'intéressait donc pas de m'éterniser avec des éléments mineurs.

En revanche, n'hésitez pas à me dire ce que vous pensiez de ce chapitre. C'est vrai qu'il est plus lent et plus descriptif que d'habitude, j'espère qu'il n'est pas trop ennuyeux pour autant. Je suis à l'écoute de vos remarques :)

Bon Week-end et Puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream

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