Chapitre 12.2

Mais il tomberait avec lui. D'un côté ou de l'autre. Et il entraînerait Aelia dans sa chute. Il le fallait. Car il ne pouvait déjà plus se passer de sa présence.

La nuit avançait, rythmée par les coups réguliers des armes contre les troncs d'arbre. Glaive à la main, Aniketos participait à l'effort collectif, motivé par son échange avec Spartacus. Aelia, dans son champ de vision, tissait des vignes avec les autres femmes. Elles emmêlaient les branches les unes aux autres dans un enchevêtrement douteux, encouragées avec ferveur par le meneur thrace.

Les troncs serviraient à construire des échelles plus solides, dans l'éventualité où les cordes lâcheraient.

La scène, surréelle prenait vie sous leurs yeux à tous et l'impossible ne les effrayait pas, ne les surprenait plus. L'impossible leur avait ouvert ses portes il y a plusieurs jours déjà.

Lorsque le soleil les éclaira, les insurgés étaient prêts. L'offensive aurait lieu la nuit suivante afin qu'ils puissent se reposer toute la journée. Aniketos avait d'abord douté de la pertinence de cette décision, mais il comprenait qu'une attaque nocturne leur serait plus favorable.

Ce jour-là semblait s'étirer à l'infini et ne jamais vouloir se finir. Couché à même le sol, Aniketos ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le contact rugueux de son flanc avec la montagne n'y était pour rien, pas plus que la respiration calme d'Aelia qui dormait dans ses bras. Il n'y avait que l'excitation et la douleur de ses blessures pour le maintenir éveillé.

L'inquiétude également.

Ses doigts se baladaient à leur guise sur la peau de la jeune femme. Elle n'était pas douce comme le prétendaient les gladiateurs chez maître Batiatus pour narguer leurs camarades. Elle était abîmée par la vie dure qu'Aelia avait menée. Mais elle était belle, incroyablement belle aux yeux du guerrier. Il s'arrêtait parfois sur ses cicatrices, les effleurait et promettait silencieusement que plus jamais elle ne souffrirait ainsi.

Son index glissa sur une marque rouge dans le cou d'Aelia puis remonta à son visage. Ses joues creusées lui donnait un air frêle et il admira sa volonté sans faille. Comment un être aussi fragile avait-il pu fuir avec eux ? Son cœur se gonflait de fierté à la pensée de tout ce qu'elle avait accompli. Et la crainte prenait d'autant plus d'ampleur.

Il se demandait si elle serait en sécurité, sans défense en haut de la montagne, lorsqu'ils partiraient combattre. Qu'adviendrait-il d'elle s'ils échouaient ?

Elle serait à la merci des Romains. À nouveau. Ils la briseraient. Encore. Sans pitié. Elle qui commençait à peine à se reconstruire, à s'affirmer. À garder la tête haute.

Il ne le supporterait pas. Mais si cela devait arriver, je serais mort ou captif, réalisa-t-il. Et cette éventualité n'était pas envisageable.

- Dors, souffla une voix ensommeillée.

Les yeux olive d'Aelia étaient plantés dans les siens. Il ne s'attendait pas à la voir éveillée et, gêné, écarta vivement la main qui frôlait son corps.

Elle remarqua sa mine soucieuse et s'inquiéta.

- Qu'est-ce qui ne va pas ? lui demanda le jeune femme en se redressant.

Il haussa les épaules. Comment lui avouer qu'il avait peur ? Qu'il détestait se battre lorsque la vie de quelqu'un qui comptait pour lui était en jeu également. Il y avait une différence entre aller au combat en risquant de mourir et y aller en s'inquiétant pour autrui.

Aelia le fixa d'un air réprobateur. Sa bouche, pincée, semblait le mépriser.

- Il faut que tu apprennes à me faire confiance et me parler. Tu ne dis jamais rien, tu te replies sans cesse sur toi-même.

- Et toi, il faut que tu apprennes à me laisser le temps de le faire, rétorqua Aniketos. Je n'aime pas parler avant d'avoir réfléchi à ma réponse et je ne sais pas encore comment exprimer mes émotions.

Il s'interrompit, mal à l'aise, et hésita avant d'avouer :
- J'ai peur. J'ai peur pour toi.

Et sur cet aveu, il bascula sur le dos pour ne pas avoir à affronter son jugement. Il lui avait révélé une faiblesse mais il ne se sentait pas encore capable de l'assumer.

Une ombre passa au dessus de son visage. Aelia s'était penchée au-dessus de lui et ses boucles brunes, sales et emmêlées, chatouillaient le visage du guerrier.

- Cesse de t'inquiéter soldat, tout va bien se passer. Où a disparu le grand et redoutable Aniketos qui ne craignait rien, ni personne ? Où se cache celui qui n'avait jamais connu la peur ? se moqua-t-elle gentiment.

Il s'autorisa une exclamation amusée et elle lui vola un chaste baiser avant de poser son menton contre son torse.

***

Les cordes se déployèrent au dessus du vide. Elles remplirent l'espace par dizaines, dans un sifflement presque silencieux. Une extrémité pendait jusqu'au sol tandis que l'autre était solidement maintenue par quatre hommes. Spartacus se risquerait en premier à descendre le long des vignes.

Tel un vrai général, il menait ses troupes en mettant sa propre vie en danger. Il inspira profondément, attrapa le cordage et disparut.

Tous les hommes se penchèrent pour tenter de l'apercevoir. L'ombre glissait, s'éloignait et aucun bruit sourd, synonyme de chute, ne leur parvenait.

Aniketos entendit le signal du Thrace, arrivé à destination. Aussitôt, les troupes s'agitèrent. Chacun savait ce qu'il avait à faire : vers quel lien se diriger et à quel moment y aller.

Ce fut au tour d'Aniketos. Il peinait à garder son calme mais n'en laissa rien paraître. Il s'avança, se positionna dos au vide, se pencha vers les sarments qu'il saisit fermement. Il fallait se laisser tomber à présent.

Ses pieds quittèrent le sol rocailleux.

Il glissa le long de la corde. Ses mains chauffaient à ce contact douloureux. Le vent sifflait à ses oreilles. Son cœur s'envolait, remontait dans sa poitrine, tel un oisillon qui se débattait pour voler pour la première fois. La chute, plus rapide qu'il l'avait escompté, fut ralentie par ses pieds qui prirent appui contre la paroi de la falaise. Il maîtrisa sa descente en se propulsant par petits bonds jusqu'à toucher le sol.

Des dizaines d'hommes tombaient en même temps que lui et tous atterrissaient en douceur. La pénombre les dissimulait et donnait l'impression qu'ils surgissaient de nulle part, tombaient du vide. Ils sortaient tout droit des enfers.

Ombres silencieuses dans la nuit, ils avançaient, menaçants, presque invisibles. Contourner le flanc de la montagne était la dernière étape et pas des moindres. Un seul craquement risquait d'alerter les sentinelles des romains.

La gorge serrée, Aniketos s'appliqua à ne faire aucun bruit. Ses pieds osaient à peine effleurer le sol. Chaque nouveau pas les rapprochait du campement de Glaber, chaque nouveau pas risquait de dévoiler leur présence.

Spartacus leva la main.

Tous se figèrent. Aniketos s'appuya contre le flanc de la montagne pour ne pas défaillir. Plus un geste. Plus une respiration. Tous retenaient leur souffle, plaqués contre la montagne, dernier rempart face à leurs ennemis.

Un nouveau signe de Spartacus.

Aniketos porta la main au glaive qui pendait à la ceinture de sa tunique bleue. Tous dégainèrent en même temps. Le frottement des lames contre les liens en cuir passait inaperçu au milieu de la nuit. Armés, à quelques pas à peine du campement, ils étaient prêts. Il ne manquait plus qu'un ordre.

L'ordre d'avancer.

Spartacus continua à marcher, suivi par une horde de près de cent cinquante hommes. L'autre moitié de la troupe suivait Crixus et arriverait de l'autre côté de la montagne. Au total, ils étaient dix fois moins que les troupes adverses, seule la surprise leur permettrait de vaincre. Le Thrace avisa des gardes, postés près de l'entrée de la montagne.

Personne ne surveillait leur côté. Ni celui opposé, où Crixus patientait.

Ils continuèrent à progresser en silence. Certains d'entre-eux marchaient déjà aux extrémités du campement. Ils pénétraient dans la base ennemie sans rencontrer la moindre résistance.

C'était facile.

Trop facile.

Cela ne dura pas. Un malheureux milicien romain, sorti soulager sa vessie, distingua des silhouettes autour des tentes. Il hoqueta de terreur et ouvrit la bouche pour hurler.

Spartacus lança une dague qui se planta dans sa gorge. Le Romain s'étouffa et s'étrangla trop longtemps. Le gargouillement du sang qui se pressait à sa plaie attira l'attention des guetteurs qui alertèrent tous les hommes.

Le temps que leurs alliés se réveillent, les veilleurs étaient déjà morts. Les rebelles surgissaient de partout. Ils s'emparaient du campement en massacrant chaque tête qui se pressait hors des tentes. Sous le choc, ils sortaient sans leurs armures, sans protection.

La désorganisation régnait et les insurgés s'en délectaient. Aniketos parvenait à se détendre. Il avait occis plusieurs ennemis sans avoir encore réellement combattu. Il chassait l'appréhension et la vision d'Aelia victime des Romains.

Il ne restait plus que son glaive, telle une extension de son bras. Son glaive qui tranchait, blessait, exterminait. Son bras qui tournoyait autour de lui, qui se levait et s'abaissait sans relâche.

Un Spartiate était avant tout un combattant, un soldat, un guerrier. Il s'en rappelait à chaque nouvel ennemi vaincu ; tel un mantra il se le répétait. C'était dans sa nature. Il avait grandi pour se battre, vécu pour ces instants de plein pouvoir, de pleine puissance.

Une balle de plomb siffla à son oreille.

Il la vit filer devant lui et s'écraser dans le dos d'un travailleur. Le malheureux, qui n'avait probablement jamais combattu de sa vie, s'effondra, assommé par l'impact.

Aniketos fit volte-face. Il scruta la nuit, les feux des Romains éclairaient à peine quelques tentes. Il repéra un nouveau projectile qui arrivait droit sur lui. Il se jeta par terre et rampa vers l'origine de l'attaque.

Des sandales cloutées s'écrasaient autour de lui, les caligae* des soldats romains. Protégé par tous les corps qui se pressaient au dessus de lui, il continua à avancer à ras du sol. Il voulait s'emparer de la fronde qui venait de tuer un allié.

Cette arme était tout aussi efficace que les arcs à flèches, voire plus encore. Les pierres permettaient de tuer sans verser de sang, ni mutiler le corps. Un nouveau projectile passa au dessus de sa tête et il repéra du coin de l'œil Aedd l'esquiver d'un saut sur le côté.

Le gaulois reprit ses esprits et trancha la gorge d'un milicien qui se jetait sur lui. Aniketos se remit à avancer. Les pierres provenaient d'un endroit tout proche. Il y était presque. Un nouveau projectile apparut, filant droit vers Aedd, dos à celui-ci.

Le Grec se releva d'un bond et leva son glaive au dessus de sa tête. Le plomb le frappa de plein fouet et Aniketos dut le lâcher sous la force de l'impact. Le bruit mat attira l'attention du Gaulois qui écarquilla les yeux, conscient d'être passé à un rien de la mort. Le Spartiate venait de sauver la vie d'Aedd. La main encore tremblante, désarmé, il se mit à courir. Il avait ciblé le soldat à la fronde.

Il se jeta sur celui-ci, aplati dans des fourrées, vaine protection. Il n'eut pas le temps d'encocher une nouvelle pierre, la sandale d'Aniketos le priva de sa fronde. Un nouveau coup dans le visage du milicien suffit à se débarrasser momentanément de cet adversaire.

Il ne le tua pas. Il ne savait expliquer pourquoi, mais il n'en avait pas envie. Peut-être était-ce dû au visage juvénile du Romain qui semblait plus jeune que lui ? Ou à son habilité qui avait impressionné le Grec ? Dans l'arène, Aniketos avait eu l'habitude de vaincre sans ôter la vie. Il dominait le combat pour le gagner mais il laissait la vie sauve à ses opposants. Comme cela en était la coutume, certes, mais aussi car il reconnaissait la valeur de ses adversaires.

Il repoussa le corps sur le côté, s'empara de la fronde et prit la place du soldat romain. Les herbes humides le glacèrent immédiatement mais ne le déconcentrèrent pas pour autant.

Un peu à l'écart du cœur des combats, sa position permettait d'avoir une vue d'ensemble sur la situation. Les troupes de Glaber sortaient de plus en plus nombreuses des tentes et il était à présent impossible pour les fugitifs de les tuer dès qu'ils apparaissaient.

Leur offensive inattendue leur avait tout de même permis de ne pas avoir à affronter un bloc de boucliers et d'armures. Les Romains ne se battaient pas selon leur entraînement habituel et l'œil expert d'Aniketos remarqua qu'ils étaient déstabilisés par la situation. Ils se battaient comme des vulgaires apprentis.

Des offensives hésitantes tentaient d'arrêter les troupes enragées de Spartacus.

Aniketos se força à ralentir sa respiration. Son souffle était erratique, suite aux efforts fournis. Une fois calmé, il avisa le petit monticule de pierres qui trônait à sa droite. Il se saisit de la première qui fut à sa portée, la plaça dans la lanière de cuir prévue à cet effet et visa sa première cible.

Il tira. Il tua. Il répéta le geste en boucle. Et alors que son mouvement ne devenait qu'une succession d'actions machinales, son esprit partit à la dérive.

Il repensait à l'affrontement des gardes. À l'euphorie ressentie en voyant les chaînes se briser. Au sentiment puissant, exaltant d'être capable de tout. À un regard chargé d'espoir. Au mépris de Crixus. Un sourire. Le sang. La peur. Un baiser. Tout se mélangeait.

Il avait l'impression que leur fuite allait devenir un enchaînement incessant de combats et il doutait à nouveau. Il voulait se venger mais c'était chose faite. Il le savait. Il suffisait d'observer les alentours.

Les tentes militaires des romains s'embrasaient et le crépitement dégageait ensuite une odeur de brûlé qui lui montait à la tête. La fumée piquait ses yeux et brouillait sa vue. Mais plus que tout, elle traduisait le chaos ambiant. Elle était source de terreur et de cris. Ceux des malheureux qui s'enflammaient et mouraient brûlés vifs.

Vaincre une légion représenterait la pire humiliation que la République aurait pu imaginer. Il s'en doutait. La vengeance avait déjà eu lieu. À présent, il repensait à la liberté et Spartes. Il lui suffirait de profiter de la mêlée et de l'épais brouillard pour disparaître et arracher son collier.

Ses mains continuaient à s'activer, il ne sentait plus le poids des plombs contre sa paume ; leur contact, froid, ne le réveillait que le temps qu'il se concentre pour tirer. Ses yeux picotaient, il n'y voyait plus rien. Il ne pouvait plus aider ses camarades.

Il relâcha la pierre et dans un sursaut, ses pensées se dirigèrent vers Aelia. Son sourire. Ses lèvres. Leur baiser. Sa présence juste en haut de la montagne, droit devant lui. S'il hurlait son prénom, elle ne l'entendrait pas. Et s'il la rejoignait au pas de course, pourraient-ils fuir, tous les deux, là, maintenant ? Pourraient-ils rejoindre sa mère à Sparte ?

Il quitta son poste et traversa le campement à toute allure. Ses pieds battaient furieusement le sol, il filait entre les armes et les hommes. Il sautait au dessus des obstacles, évitait les flammes brûlantes qui ravageaient les lieux. Aussi rapide qu'un projectile, il courait. Sans faiblir, sans s'arrêter.

Sa course effrénée le mena à l'extrémité du campement de Glaber. Une dernière foulée le projetterait sur le chemin du Vésuve.

Une main attrapa son bras et l'arrêta net. Aedd. Il hocha la tête en sa direction, pour le remercier.

- Tu m'as sauvé la vie, aujourd'hui. Je ne l'oublierai pas, sois en sûr.

Essoufflé, Aniketos se contenta d'acquiescer. Il se détourna du gladiateur et reporta son attention sur le sommet de la montagne.

Il pesta intérieurement et se résolut à rester ici-bas pour terminer ce qu'il avait commencé : se battre au côté de ses frères d'arme.

Jusqu'à la fin.

Il aurait ensuite toute la vie devant lui pour fonder un foyer avec Aelia. Il était encore jeune, il pouvait se permettre de passer des mois aux côtés de Spartacus s'il le fallait. Oui, j'ai encore la vie devant moi, se réconforta-t-il dans un sourire.

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Récapitulatif historique :
-Il existait vraiment un seul chemin connu pour monter le Vésuve. Glaber avait donc décider d'attendre là.

-Spartacus aurait, selon plusieurs sources, mis en place ce plan surprenant et construit de cordes en sarment pour encercler les miliciens. Florus raconte qu'ils "glissèrent le long des gorges cavernveuses à l'aide de lien de sarments et descendirent jusqu'aux pieds ; puis s'élançant par une issue invisible, ils s'emparèrent tout à coup du campement de notre général qui ne s'attendait pas à pareille attaque".

-Les frondes étaient réellement utilisées avec des balles de plomb/pierres durant l'antiquité.

-Les caligae = sandales cloutées, sorte de bottines que portaient les soldats romains (composée d'une triple semelle en cuir cloutée

***
J'espère que l'ensemble du chapitre 12 vous a plu !
Du moment où Aniketos et Aelia ont entendu les troupes après leur baiser à la bataille, ils s'en sont passées des choses dans ce chapitre !

J'ai eu un peu de mal à gérer le rythme de l'affrontement ici, j'avais pas envie de décrire toute la bataille comme dans le chapitre 9 donc j'espère que ça fonctionne quand même...

À samedi pour le chapitre 13,
Puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream

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