Chapitre 12.1

Le menton posé dans le creux de l'épaule d'Aelia, Aniketos se laissait bercer par le silence de la nuit. Son torse plaqué contre le dos de la jeune femme les réchauffait tous les deux, remplaçait les feux qui crépitaient au loin.

Il aurait pu passer l'éternité là, sans bouger, à profiter avec satisfaction de la fraîcheur de la peau d'Aelia sous ses doigts et de son souffle apaisé qui balayait toutes ses préoccupations. Mais les dieux avaient décidé de lui arracher ce calme, briser leur bulle de placidité.

Un éclat de rire déchira le silence, suivi d'une voix réprobatrice qui siffla de se taire.

Aelia releva la tête vers Aniketos. Elle vit que le guerrier était déjà à l'affût. Il posa un doigt sur ses lèvres et son autre main désigna le sol. Cela confirma l'intuition de la jeune femme qui avait l'impression que le bruit provenait d'en bas et non pas de leur campement.

Un étrange pressentiment la fit tressaillir. La sensation de danger obnubilait ses pensées. Le mot tournait en boucle dans sa tête, comme s'il y avait été gravé au fer rouge.

Danger.

Aniketos la lâcha et s'éloigna de quelques pas pour inspecter les alentours.

Froid.

Loin de son étreinte, elle sentit soudain ses membres se geler. Le froid s'enroulait autour de ses chevilles pour la déstabiliser et la faire flancher.

Elle serra les dents. Elle se montrerait forte cette nuit, quoi qu'elle ait à affronter. Elle devait être digne du bonheur que lui avaient concédé les divinités. La tête haute, elle rattrapa Aniketos en s'appliquant à ne pas faire le moindre bruit. Penché au bord du vide, le guerrier se retourna vers elle avec un air grave. Elle s'approcha, intriguée et étouffa un glapissement affolé.

Un campement gigantesque s'étalait au pied de la montagne et condamnait le seul chemin qui menait à son sommet. Elle ne savait pas compter mais elle était certaine qu'ils étaient bien plus nombreux qu'eux. Aniketos lui-même semblait impressionné par cette présence.

Ils se reculèrent tous les deux et, sans même se concerter, s'élancèrent vers leurs sentinelles. Un ancien gladiateur qu'Aelia ne connaissait que trop bien les avisa et leur fit signe de le rejoindre. Kaeso. La jeune femme ne flancha pas lorsqu'un sourire carnassier la nargua. Elle ne détourna pas non plus le regard alors qu'il la fixait de ses yeux libidineux.

- Préviens les autres gardes que nous sommes assiégés, avertit Aniketos à voix basse. Je me charge de réveiller Spartacus pour qu'il mette une stratégie en place. Il faut agir vite, mais surtout, sans un bruit !

Kaeso se détourna brusquement d'Aelia pour chercher une explication auprès d'Aniketos. Ce dernier désigna le bord de la plaine, où une pente abrupte menait jusqu'à la base du Vésuve. Après quelques coups d'œil sceptiques, il se résolut à obéir.

- L'esclave de Spartacus qui me donne des ordres, marmonna-t-il en s'éloignant.

Aniketos sentit son poing se serrer et trembler dans l'attente d'un coup libérateur. Il grogna mais ne releva finalement pas l'insulte. Il se réjouissait bien trop du délicieux moment échangé avec Aelia, pour se laisser déstabiliser par une provocation enfantine.

***

Les fugitifs se rassemblaient autour de Spartacus, dans l'attente d'indications. Ils avaient l'impression de n'avoir plongé dans les bras de Morphée qu'une poignée de secondes. Et la pénombre qui les enveloppait leur confirmait que la nuit n'avait pas encore levé son voile.

Malgré quelques faibles protestations, tous comprenaient que ce réveil nocturne avait une raison. Et la crainte parvenait à minimiser l'agacement.

- Rome tremble devant nous, commença alors Spartacus d'une voix forte.

Aniketos leva les yeux au ciel. Lui qui avait espéré une attaque discrète et furtive au milieu de la nuit, ne comprenait pas pourquoi son ami parlait aussi fort. Il ne semblait pas se soucier d'alerter les troupes romaines et se dressait, fier, sur un petit promontoire fait de pierres. Le Grec soupira bruyamment. Aelia, à quelques pas de lui, entourée d'autres femmes, lui intima de se taire d'un regard sévère.

- Des troupes ont été envoyées pour nous assiéger et nous anéantir. Mais nous ne les laisserons pas faire. Nous sommes peut-être moins nombreux qu'eux mais tellement plus valeureux ! Et bien plus rusés ! Nous ne leur laisserons aucune chance. Vous n'avez pas à trembler car ensemble, nous avons déjà accompli des grandes choses. Et nous recommencerons. Nous nous battrons jusqu'à ce que Rome comprenne que nous, nous les pauvres, nous les vaincus, sommes humains. Nous nous battrons jusqu'à ce que nos droits soient reconnus et notre servitude vengée. Nous nous battrons jusqu'à la mort, car c'est dans la mort que nous trouverons la gloire.

Essoufflé, il marqua une pause. Sa voix parcourait sans peine l'ensemble de ses troupes.

- Vous battrez-vous à mes côtés ? hurla-t-il à pleins poumons. Pourrai-je me rendre sur le champ de bataille les yeux fermés, certain qu'autour de moi se tiendront des hommes braves et insoumis qui se battront avec vaillance ?

Oui. Il s'agissait d'une évidence. À l'aube d'un affrontement sanglant, le pacte s'était scellé. Les dieux en étaient témoins : les insurgés donneraient leur vie pour celle de leur sauveur.

Un éclair traversa le ciel, illuminant les rebelles d'une lumière jaune. Aniketos se délecta de ce signe : Zeus venait de leur montrer son soutien. Il veillait sur eux et avait approuvé leurs décisions. Toute la troupe rugissait de bonheur, en écho à la tempête qui s'annonçait.

Et, alors que le tonnerre grondait, Spartacus continuait son discours, exalté, le regard fou, plus déterminé que jamais.

- Jupiter lui-même est avec nous ! Personne n'est à la hauteur pour nous anéantir. Ils ne peuvent rien contre nous, rien ! Nous sommes la plus grande menace qui n'ait jamais plané sur Rome et les dieux nous soutiennent.

La pluie commença enfin à couler. Les gouttes d'eau dansaient dans le ciel, illuminées par moment par l'embrasement des cieux déchaînés. Aniketos accueillit chaque perle céleste avec ravissement. C'était un cadeau divin.

- À présent, continua le Thrace, nous allons assigner une tâche à chacun afin de mettre notre plan en place.

Et ainsi, au cœur d'une nuit glaciale et pluvieuse, les rebelles rassemblèrent des vignes et des arbres qui poussaient sur les pentes du mont. Peu d'entre-eux comprenaient à quoi allaient servir les sarments mais tous savaient que la tactique de Spartacus allait fonctionner car elle lui provenait tout droit des dieux. Ils coupaient les troncs avec entrain dans un vacarme étourdissant.

Aniketos observait les hommes s'activer et récolter des végétaux. Il ne savait qu'en penser. Lorsqu'Aniketos lui avait rapporté la présence de forces armées à la base du Vésuve, Spartacus avait aussitôt marqué son accord sur le fait qu'il fallait agir dès cette nuit. Cela avait soulagé le Grec mais il ne s'attendait pas à ce que le meneur l'écarte pour réfléchir à un plan avec Œnomaüs, Crixus et quelques travailleurs. Et encore moins à ce qu'il rassemble toutes les troupes.

Il avait espéré être envoyé avec quelques autres guerriers seulement pour attaquer furtivement le camp romain. Quelques offensives pour les déstabiliser avant de les achever plus tard. Mais là, rien ne semblait cohérent.

Spartacus avait balayé la discrétion et l'effet de surprise en un rien de temps. Le tout, avec un sourire confiant, presque triomphant avant même d'obtenir la victoire.

- Spartacus, l'apostropha Aniketos lorsqu'il le repéra enfin dans la foule.

Le Thrace hocha la tête et l'invita à le suivre. Dès qu'ils furent un peu à l'écart de l'agitation, Aniketos prit la parole.

- On avait convenu que dès que l'occasion se présenterait, tu me chargerais d'une mission qui me permettrait de laver mes erreurs.

- Et c'est ce que je ferai. Lorsque l'occasion se présentera, affirma Spartacus en appuyant sur le dernier mot.

Aniketos s'ébroua, envoyant les gouttelettes posées dans ses cheveux châtain éclabousser Spartacus.

- C'était l'opportunité parfaite ! J'aurais pu attaquer le campement et enfin me débarrasser de ça, s'énerva-t-il en portant une main à son cou. Tu nous a privés de tout effet de surprise. On m'a enseigné l'art de la guerre à Sparte, tu le sais et pourtant, tu ne m'écoutes pas.

Il tira rageusement sur le cuir noir de son collier.

- Fais-moi confiance, répliqua Spartacus, j'ai moi aussi quelques notions de tactique et tu le sais tout autant. Mieux encore, j'ai servi dans les troupes auxiliaires de Rome, je connais donc les points faibles de nos ennemis. Et je peux t'assurer qu'ils ne sauront pas riposter face à ce qu'on leur réserve. Écoute, ils sont disciplinés et organisés. Pour les contrer, il suffit de faire preuve d'un peu d'ingéniosité et les surprendre avec des tactiques inhabituelles.

Aniketos se laissait doucement convaincre par la voix modulée de Spartacus. Il parlait toujours d'un air assuré et il était impossible de ne pas lui vouer une confiance aveugle.

- Tout le monde sait qu'il n'existe qu'un seul chemin qui permet de gravir cette montagne, poursuivit le meneur. Ils pensent que nous descendrons forcément par là et nous y attendent fermement. Ils ne s'attendent pas à être encerclés car ils savent que c'est impossible. Et pourtant, c'est exactement ce que nous allons faire.

Obnubilé par ses mots, Aniketos sursauta lorsque la main mouillée de Spartacus s'abbatit sur son épaule.

- Nous allons construire des cordes et des échelles en sarment. Imagine ensuite cinq cent guerriers glisser le long des gorges caverneuses, contourner le mont et encercler le campement. Ils ne s'attendront pas à une telle offensive. Ils n'auront aucune issue.

Le Grec éclata de rire. Jamais il n'avait entendu de plan aussi absurde et brillant à la fois.

Les gouttes continuaient leur course effrénée vers le sol et, dans la tête d'Aniketos, il ne s'agissait plus d'eau mais bien d'hommes. D'hommes qui surgissaient du ciel et prenaient leurs ennemis par surprise. Chaque perle qui roulait contre sa peau était une nouvelle raison de croire en cette stratégie.

De folie à génie, il savait qu'il n'y avait qu'un pas. Spartacus marchait en équilibre sur la fine démarcation qui les séparait et Aniketos ne savait pas encore de quel côté tomberait son commandant.

Mais il tomberait avec lui. D'un côté ou de l'autre. Et il entraînerait Aelia dans sa chute. Il le fallait. Car il ne pouvait déjà plus se passer de sa présence.

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> Recap historique sur la partie 2 ce mercredi !

Puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream

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