Chapitre 10.2

Et du temps, il n'en avait pas. Crixus voulait sa peau. Aniketos comprit cela très vite.

Dans les jours qui suivirent, le guerrier gaulois ne cessait de lui tourner autour, glaive à la main en lui jetant des regards mauvais. Lorsqu'il revenait d'un raid dans les villages aux alentours, il passait systématiquement observer le prisonnier en mettant son arme en évidence. Il ne lui avait encore rien fait, mais la menace lui pendait au nez.

Contrairement à Crixus, Aelia, elle brillait par son absence. Pas une seule fois, elle n'était revenue le voir. Pas une seule fois en trois jours. Ces trois journées avaient été longues, rythmées par les visites de Crixus et d'une esclave dont il ne connaissait pas même le prénom. Elle s'approchait avec ses grands yeux effrayés et désinfectait ses plaies en silence, avant de fuir sa présence. Elle semblait terrifiée par son contact. Aniketos se doutait que des rumeurs terribles à son sujet devaient parcourir les rangs d'esclaves ; et il le supportait avec de plus en plus de mal.

Le seul mot qu'elle avait daigné prononcer était "Opium" pour désigner le jus de pavot qu'elle lui faisait ingurgiter et qui apaisait la douleur. Aniketos connaissait ce terme. L'opion, comme il était appelé chez-lui, avait la réputation de faciliter le contact avec le divin. Jamais le Grec n'aurait refusé d'en boire. Il avait tant besoin des dieux en ces temps difficiles.

Il cherchait leur pardon, lui qui avait ôté la vie à un innocent. Il demandait leur aide, pour parvenir à rattraper ses erreurs. Récupérer la femme qu'il aimait, regagner sa liberté. Aucun signe ne l'avait encore éclairé mais il ne perdait pas espoir. Il sentait, au plus profond de lui, que cette mise à l'épreuve avait un but, un sens caché. Il s'en remettait aux divinités sans l'ombre d'un doute. Grâce à leur présence, il n'était jamais seul. Et grâce à elles, il espérait ne pas sombrer dans la folie.

Au bout du cinquième jour, ses prières furent exaucées. Spartacus vint s'asseoir près de lui, sans un mot. Les deux hommes restèrent ainsi, silencieux, côte à côte. Ils n'avaient pas besoin de parole, ils se comprenaient en un regard, en un geste.

Et lorsque Spartacus posa une main chaleureuse sur son épaule avec un sourire amical, Aniketos n'eut pas besoin de plus pour savoir que son ami lui avait pardonné. Il était avec lui, à présent. À nouveau, le destin les avait réunis. Liés par une force supérieure et incontrôlable.

- Mon ami, souffla Spartacus. Te souviens-tu de la première fois où nous avons combattu ensemble dans l'arène ?

Aniketos acquiesça. L'ombre d'un sourire se dessina sur son visage fatigué, donnant du relief à ses pommettes et redessinant les contours de sa mâchoire carrée.

Comment aurait-il pu oublier un événement pareil ? Comment, surtout, ne pas se rappeler que Spartacus lui devait sa vie ?

- Il est temps que j'honore ma parole, reprit le Thrace.

Aniketos sourit pour de bon. Il était sauvé. Les dieux l'avaient entendu.

- J'ai une idée pour te sortir de là... mais ça ne va pas te plaire. Crixus en a après toi et Maximus avait beaucoup d'amis qui voudraient le venger. Je ne peux pas te libérer de tes liens et te laisser revenir impunément. Comprends-tu ?

Le Grec ne voyait pas encore où il voulait en venir mais il hocha la tête, concentré.

- Il faudrait que tu présentes des excuses publiques et acceptes de t'en remettre entièrement à notre jugement. Nous pourrions ensuite débattre avec Œnomaüs et Crixus et décider de te libérer.

- Je ne présenterai pas d'excuses, rétorqua aussitôt Aniketos, sans prendre la peine d'y réfléchir. Je ne demande pardon qu'aux dieux. Si tu espères me voir m'agenouiller devant Crixus en le suppliant de m'épargner, tu te fourvoies. Jamais, tu ne me verras à genoux devant un homme. Jamais. Surtout pas devant lui qui m'a condamné sans procès.

Il vit que Spartacus s'apprêtait à répliquer quelque chose et ajouta :
- Il n'accepterait pas non plus, quoi qu'il en soit.

- Je me doutais que tu allais refuser. À vrai dire, mon idée s'appuyait sur cette éventualité. Tu refuseras de te soumettre à notre jugement et Crixus refusera de t'épargner. Nous sommes donc dans une impasse, tu en conviens ? (Aniketos confirma.) Il faudrait donc que tu regagnes la confiance générale en te rendant indispensable.

Aniketos serra la mâchoire et agita ses bras maintenus prisonniers.

- Se rendre indispensable depuis cet endroit me semble... compliqué, ricana-t-il.

- Justement, poursuivit Spartacus avec un sourire, voilà comment nous allons faire.

***

Ils déambulaient dans un campement gigantesque. Les sens d'Aniketos étaient en ébullition.

Des éclats de voix s'entremêlaient, des hommes majoritairement mais aussi des femmes. Au dessus du vacarme, des instructions vives fusaient, suivies de cris guerriers. Il distinguait ensuite le son étouffés de deux armes en bois qui s'entrechoquaient. Il assimilait cela à un entraînement militaire et s'interrogeait silencieusement. Il n'osait pas parler, de peur d'attirer l'attention.

Il s'arrêta soudain, émerveillé par ce que ses yeux lui offraient. Plusieurs dizaines d'hommes, armés de simples bâtons, apprenaient à se battre, supervisés par quelques anciens gladiateurs. Derrière eux, s'étendaient des champs à perte de vue mais le plus impressionnant restait la foule qui s'agitait dans ces pâturages.

Spartacus tira sur la corde et força Aniketos à avancer. Il obtempéra, sans lâcher des yeux les herbages. Il repéra certains groupes occupés à travailler la terre : des agriculteurs. Mais ce n'était pas ça qui l'intéressait, il était obnubilé par le reste. D'autres hommes fabriquaient et modelaient ce qui ressemblait vaguement à un bouclier.

- Des centaines de paysans nous ont rejoints, expliqua Spartacus à voix basse. Nous avons attaqué et pillé plusieurs villages, cela nous a apporté beaucoup de soutien et de nourriture mais peu d'armes. Avec de l'osier et des peaux de bêtes, ils se fabriquent donc des boucliers.

Aniketos n'en revenait pas. Jamais il n'aurait pu imaginer que les ambitions de son ami connaîtraient un tel succès. Il s'était imaginé combattre aux côtés de quelques travailleurs et en cela, ridiculiser les Romains lors d'une ou deux batailles mineures, insignifiantes qui mèneraient à rien. À présent, il pouvait rêver de tellement plus...

Rêver de gloire.

Ils s'arrêtèrent finalement devant une tente militaire, volée aux gardes régionaux quelques jours plus tôt. Le Thrace ouvrit deux pans de l'installation et y pénétra. Crixus, Œnomaüs et quelques autres hommes le saluèrent avant de se tourner vers Aniketos. Il soutint leurs regards sans ciller. Soudain, Spartacus tira sur la corde reliée au collier de cuir du Grec qui fut forcé de baisser la tête.

Il serra les poings et retint une remarque cinglante, se forçant à garder les yeux vers le sol.

- J'ai décidé d'utiliser Aniketos comme esclave personnel, expliqua Spartacus face aux interrogations muettes de ses interlocuteurs.

Ils le dévisagèrent, songeurs. Les hommes qu'Aniketos ne connaissait pas encore semblaient trouver cela normal et ricanaient, se moquaient ouvertement de lui. Œnomaüs restait silencieux et le guerrier devinait sans mal que son expression devait être indéchiffrable.

- Cela ne te ressemble pas, répliqua Crixus, sceptique. Spartacus, toi qui interdis la violence lors des pillages et nous livres chaque soir un discours sur la liberté, tu veux me faire croire que tu désires un esclave personnel ?

Crixus n'était pas dupe. Mais Spartacus n'était pas naïf non plus. Il avait anticipé la réaction de son allié.

- Oui. Tout comme j'ai également décidé que nous ferions combattre nos prisonniers entre-eux. Je me délecterai avec plaisir d'un tel spectacle, continua-t-il avec un sourire carnassier. Je suis prêt à tout pour me venger, ne te l'ai-je pas encore assez prouvé ? D'esclave, je souhaite passer à maître.

Aniketos releva discrètement les yeux pour observer les réactions déclenchées par le Thrace. Les yeux d'Œnomaüs s'illuminèrent. Pour la première fois, Aniketos put déceler de la joie sur son visage d'ordinaire fermé. Il se réjouissait à l'avance d'imposer des combats de gladiateurs à ces prisonniers. Car il s'agissait bien de cela. Œil pour œil, dent pour dent. Les rôles allaient s'inverser.

Le Grec jubilait, lui aussi. Il n'aurait osé rêvé mieux comme humiliation pour ces soldats. Il en oubliait même la terrible humiliation qu'il allait lui-même subir en étant traîné comme un chien derrière Spartacus. Son plan ne lui plaisait pas. Il avait refusé catégoriquement, il préférait encore être un prisonnier digne qu'un esclave. Jusqu'à l'argument ultime de Spartacus.

Son cœur s'emballa à cette perspective. Il le sentit accélérer brusquement et s'agiter dans sa poitrine. Il tambourinait dans un bruit sourd qui étouffait tout le reste, comme à chaque situation stressante, chaque combat, chaque moment passé en sa compagnie.

Crixus avait fini par baisser les armes et se satisfaire du sort qui était réservé à Aniketos. Il avait ensuite exigé que le Grec sorte de la pièce afin de pouvoir parler sans traître dans les parages.

Ainsi, Aniketos se retrouva attaché à une barrière en bois qui servait d'enclos, à quelques pas de la tente. La situation ne lui plaisait pas mais il se raccrochait de son mieux au plan de Spartacus. Il se devait de lui faire confiance. Il ne savait pas combien de temps il faudrait pour que le plan touche à sa fin. Tout ce qu'il espérait était que sa patience plutôt limitée suffirait. Il fallait que ça suffise.

Ce qui le réconforta fut de constater que peu de gens lui prêtaient attention. S'ils s'étaient ouvertement moqué de sa position, ses résolutions auraient volé en éclat. Là, c'était encore supportable.

Il profita de la tranquillité qui lui était offerte pour détailler les alentours. Il observait avec curiosité les déplacements de toutes les personnes présentes. La fabrication artisanale de boucliers n'était pas la seule activité qui occupait les travailleurs. Autour d'un feu gigantesque, une file se formait.

Il se tordait le cou pour apercevoir ce qu'il s'y passait. Le groupe qui patientait se composait d'esclaves comme en témoignaient leurs chaînes en fer. Le premier de la file s'avança et un homme l'accueillit avec une tenaille. Il se servit de son instrument pour débarrasser l'esclave de ses chaînes.

Aniketos n'avait plus vu de bonheur aussi intense, si pur, depuis bien longtemps. L'esclave libéré était la joie personnifiée. Son visage ravagé par des larmes d'allégresse brillait et son sourire gonflait ses camarades d'enthousiasme. Le Grec succomba à l'euphorie qui gagnait le cœur de la troupe, rattrapé par l'exultation du premier homme à se débarrasser de ses fers.

Ses chaînes qui tombaient venaient de l'élever au rang d'homme.

La chute brutale des uns marquait la renaissance des autres. Il n'était de victoire commune, seuls existaient les exploits des uns en contraste avec l'échec cuisant des autres.

Ce jour-là, sous les yeux déterminés et pleins d'espoir d'Aniketos, ceux qui furent un jour vaincus et réduits à néant renaissaient plus forts que jamais, en quête de gloire et de vengeance. Qui aurait pu se dresser devant eux, les arrêter dans leur élan dévastateur en cet instant ?

Pour Aniketos, il ne faisait plus aucune doute. Ils vaincraient. Quoi qu'il advienne, quoi que les Romains décident de leur envoyer comme pièges, ils vaincraient. Rien ne pourrait arrêter cette vague destructrice et libératrice dans son flot sauvage. Elle était aussi incontrôlable que les flots déchaînés de Poséidon au cœur d'une tempête.

Le premier piège des Romains se dirigeait droit vers eux en ce moment même, constitué de plus de trois mille miliciens dirigés par Caius Claudius Glaber.

Et seuls les dieux savaient si la prédiction d'Aniketos se révélerait exacte. Eux seuls pouvaient prédire qui remporterait ce premier véritable combat qui se profilait à l'horizon.

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Récapitulatif historique :
-C'est un témoignage de Florus qui m'a appris que les troupes de Spartacus se servaient d'osier et de peaux de bêtes pour fabriquer des boucliers. Je ne sais pas si c'était vrai car même s'il était un historien reconnu, il n'était pas du tout contemporain aux faits. (révolte : 73 av JC / Florus est né vers 70 ap JC).

-On reconnaissait à l'opium des propriétés thérapeutiques (depuis Hippocrate) et désinfectantes. La culture grecque dit que ça servait aussi à des fins spirituelles (pour entrer en contact avec le divin). De nos jours, l'opium est comparé à l'héroïne donc on peut effectivement comprendre ces fins spirituelles...

-Le nombre de travailleurs et bergers qui les ont rejoints est difficile à estimer. Certains disent qu'ils furent aussitôt 10 000 (Florus par exemple, dit qu'ils furent tout de suite plus de 10 000 sous les drapeaux de Spartacus) mais cela semble être de l'exagération (dans le but de grandir l'ennemi afin de justifier d'une part les défaites des Romains et d'autre part glorifier leurs exploits en cas de victoire... Forcément, plus l'ennemi vaincu était puissant, plus la victoire est impressionnante). En revanche, d'autres indiquent plusieurs centaines d'esclaves présents lors de l'assaut de Glaber (400 hommes et 100 femmes) ce qui semble bien plus plausible à ce stade de la révolte.

***
>les infos complètes sur Glaber et sa milice seront sur le récapitulatif historique suivant car il n'est pas au centre de ce chapitre-ci.
>Les infos sur des combats de gladiateurs entre les prisonniers viendront au moment voulu...

>J'espère que le chapitre 10 vous a plu !
Si vous n'aviez pas remarqué, j'ai adopté un rythme régulier de publication : 1 chapitre par semaine. (une moitié le mercredi et une moitié le samedi.)

Puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream

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