Chapitre 1
Aelia courait, traînait avec peine ses pieds lourds d'une fatigue immense, animée par une peur plus grande encore que son épuisement. S'il la rattrapait... Elle ne le supporterait plus. La brute qui la poursuivait enrageait de voir sa récompense s'échapper et le faisait savoir bruyamment. Il voulait la récupérer. Il l'avait gagnée, elle n'aurait pas dû oser le priver de son gain.
L'esclave marqua une hésitation à l'entrée du bâtiment principal du ludus de maître Batiatus. Elle s'offrit quelques secondes de répit à peine, le temps d'une inspiration laborieuse, une main posée contre le mur glacial ; puis se remit à fuir.
Se soustraire à la fureur de Maximus aboutirait à de terribles conséquences, elle ne le savait que trop bien. Il abusait d'elle presque tous les soirs, sans pitié, sourd à ses supplications désespérées.
Cette nuit ne ferait pas exception à la règle : elle arrivait déjà à bout de ses limites physiques. Ses foulées devenaient de plus en plus courtes, son souffle de plus en plus erratique, elle ne parvenait plus à conserver son avance sur le guerrier enragé.
- Arrête-toi immédiatement, hurla-t-il, ou je te jure que tu le regretteras !
Sa voix vibrait d'une colère sans limite. Son ego pleurait sûrement de voir une femme lui tenir tête. Aelia ne lui répondit même pas... et n'arrêta pas sa course pour autant. Le regretter, ça elle savait qu'elle allait le regretter. Qu'elle lui obéisse ou non. Mais s'il savait à quel point elle était déjà éteinte, il comprendrait qu'elle ne risquait plus grand chose. Toujours était-il qu'elle courait, elle refusait d'une fois encore lui servir de récompense. Et puis, au fond, elle gardait un minime espoir... aussi infime qu'improbable.
Aniketos lui avait fait une promesse. Il lui avait promis de la protéger. Il lui avait promis qu'elle pourrait toujours compter sur lui. Cette phrase, pourtant banale, avait réchauffé le cœur tant de fois brisé d'Aelia.
Elle tourna brusquement à gauche, dans un couloir qui lui était interdit. Réservé aux hommes. Tant pis, elle devait retrouver Aniketos. Elle entendit les pas de Maximus se rapprocher dangereusement, sentit les regards surpris des gladiateurs qu'elle rencontrait, mais ils étaient tous trop étonnés pour songer à la rattraper. Ses pieds nus s'écorchaient contre le sol semé de détritus, ses battements de cœur ne se stabilisaient pas et elle avait la sensation d'être asphyxiée. Si elle ne trouvait pas une solution tout de suite, dans ce couloir obscur, Maximus allait remporter cette course-poursuite et briser ses derniers espoirs. L'anéantir. Définitivement.
Soudain, elle sentit le souffle chaud du gladiateur dans son cou. Une main rugueuse effleura son épaule dénudée et elle poussa un cri d'effroi. Il tenta de lui saisir le bras, mais elle se dégagea et continua sa course, tant bien que mal. Titubante, elle traversait ce couloir sombre où s'alignaient des dizaines de chambres. L'odeur de la transpiration masculine qui s'en échappait lui parvenait à peine, tant sa respiration était chaotique.
Plus le temps passait, plus la colère de Maximus grondait, grandissait dans sa poitrine. Et l'inaction de ses camarades le mettait hors de lui. Il bondit en avant avec un grognement enragé, main déjà prête à saisir la chevelure brune de l'esclave pour la ramener de force dans la salle d'arme où il adorait exhiber ses trophées devant les autres gladiateurs. Sa poigne se referma enfin sur les cheveux d'Aelia. Un nouveau hurlement s'échappa des lèvres de la jeune femme. Maximus raffermit sa prise et fit demi-tour, traînant la femme derrière lui d'une seule main.
Le couloir s'était rempli de curieux attirés par l'agitation. Maximus donnait des coups d'épaule pour passer, ralenti par le monde et l'esclave qui semblait n'avoir plus de force. Cela lui procurait le même effet que s'il tirait un corps sans vie derrière lui.
- Poussez-vous, aboyait-il. Laissez-moi passer !
Les autres exécutaient ses ordres et une file se forma derrière lui. Tous voulaient assister à la suite du spectacle, amusés de voir Maximus aussi colérique. Certains le charriaient, d'autres se moquaient ouvertement, quelques-uns profitaient du moment pour toucher Aelia ; tous n'avaient pas encore eu la chance de la gagner et ceux qui en avaient eu l'occasion étaient très élogieux : peau douce, formes parfaites, cheveux soyeux,... tels étaient les termes vantards employés pour la décrire.
Un seul homme parmi la horde de gladiateurs refusa de s'écarter. Il se trouvait sur le chemin de Maximus, mais ne comptait pas s'effacer. Il attendait l'autre d'un pied ferme.
- Écartez-vous de mon chemin, répéta Maximus.
Et pour la première fois depuis le début de sa traversée, il essuya un refus. Il en lâcha la chevelure d'Aelia qui s'écrasa douloureusement contre le sol, massant son crâne et cachant ses larmes. Elle resta prostrée par terre, déjà prête à encaisser la fureur de Maximus.
- Aniketos... quelle surprise, ironisa ce dernier.
- Maximus... quelle enflure, répliqua le Grec, imperturbable.
Aelia se redressa imperceptiblement. Il était là. Il allait honorer sa promesse de la protéger. Son corps retrouva une étincelle de vie, piètre, dérisoire, mais qui lui avait tant manqué. Elle avait été sur le point de s'éteindre. Pas son corps, non. Son âme. Toutes ces soirées à servir de récompense l'avaient brisée. Elle se sentait chaque jour plus proche encore d'un précipice noir, sans joie, sans vie, sans couleur, qui se tapissait au fond d'elle et la happait.
Elle releva la tête vers les deux hommes. Si Maximus lui tournait le dos, elle pouvait en revanche voir le visage très calme d'Aniketos. Seuls ses yeux durs trahissaient sa colère.
- Laisse-moi passer sans faire d'histoire et je ne te dénonce pas à maître Batiatus, lâcha Maximus, contenant son énervement avec difficulté.
- Serait-ce une menace ? demanda Aniketos, en haussant un sourcil.
- Il ne serait pas content d'apprendre que tu défies ses ordres en me privant d'une récompense qu'il m'a accordée, ricana Maximus d'un air mauvais. Maintenant, pars, laisse-moi passer, c'est mon dernier avertissement.
Aniketos garda le silence un long moment durant lequel Aelia entendit tous les hommes murmurer, parier sur l'issue de cette confrontation. Aniketos qui se faisait souvent discret semblait, ce soir-là, déterminé à obtenir gain de cause. Mais elle ne savait que trop bien à quel point l'autre guerrier était fier et refuserait de se laisser ridiculiser de la sorte. Elle peinait à respirer, tendue par l'attente interminable. Sa poitrine, comprimée par l'angoisse, la faisait souffrir douloureusement.
- Je te propose un marché, déclara alors Aniketos d'une voix posée.
Tous les chuchotements se turent immédiatement. Aelia hoqueta : tout allait se jouer maintenant. Maximus hocha la tête, incitant le second à continuer.
- Tu me laisses Aelia ce soir. En échange, je te laisse aller me dénoncer demain matin et accepte de ne pas te contredire devant maître Batiatus.
Maximus le dévisagea songeur. Il y avait une entourloupe, le marché n'était pas à son avantage : il n'avait pas besoin de l'autorisation de l'autre pour aller rapporter les faits au maître.
- Je n'ai rien à gagner dans ce que tu me proposes. Je refuse.
Les murmures reprirent de plus belle, Aelia vit les poings de son sauveur se serrer et son air se durcir tandis que Maximus soufflait d'impatience.
- Maître Batiatus me préfère à toi, asséna Aniketos. Va m'accuser d'avoir défié ses ordres, il viendra en discuter avec moi. Ce sera ta parole contre la mienne, je ne serai pas châtié. Je trouverai une excuse et t'accuserai d'un crime plus grand encore.
Il marqua une pause, laissant le temps à l'autre d'assimiler ses paroles avant de lui porter le coup de grâce :
- Laisse-moi Aelia, exigea-t-il, implacable.
Maximus laissa un grognement enragé sortir de sa gorge. L'air suffisant d'Aniketos, le calme qu'il conservait et les propos qu'il tenait l'exaspéraient. Il haïssait tout chez le Grec.
Il fit demi-tour, abandonnant Aelia par la même occasion. Il ne l'avait pas avoué, mais il venait de donner raison au second. Il avait accepté le marché, perdu la face devant presque tous les gladiateurs de l'école.
Il se vengerait.
Les spectateurs se dispersèrent, retournèrent dans leurs chambres, conscients que le lendemain ils auraient un entraînement épuisant à supporter. Très vite, Aniketos se retrouva seul avec l'esclave dans ce couloir qui s'était vidé aussi soudainement qu'il s'était rempli. Aelia osa enfin relever la tête et croisa son regard glacial qui contenait toute la colère qu'il avait retenue devant Maximus. Il prit quelques secondes pour se calmer, respirant lentement et implorant Athéna de lui conférer la sagesse dont il avait besoin pour ne pas reporter une colère déplacée sur l'esclave.
Enfin, il réussit à relâcher ses muscles, décrisper son visage et offrir un mince sourire à la jeune femme assise par terre. Il la souleva délicatement et l'emmena dans sa chambre.
- Tu es une femme chanceuse, Aelia, souffla-t-il. Nous ne sommes pas nombreux à disposer d'une chambre individuelle.
Celle-ci hocha simplement la tête, trop épuisée pour faire quoi que ce soit d'autre. Le gladiateur l'avait allongée sur sa paillasse et s'était assis à ses côtés. Le silence était presque total dans la petite pièce avec d'un côté Aniketos perdu dans ses pensées et de l'autre, Aelia se remettant doucement de ses émotions.
La présence du guerrier grec l'apaisait. Malgré une mine soucieuse et quelques cicatrices qui barraient sa joue gauche, il y avait chez cet homme quelque chose de gracieux, indescriptible. Elle ne pouvait empêcher son regard de dévier sur les yeux d'un bleu profond avant de descendre vers la mâchoire carrée du gladiateur. En observant son corps rigide et musclé, elle se sentait en sécurité, pouvait enfin respirer normalement, débarrassée de la cage qui l'étouffait précédemment.
Elle arrêta soudain de penser à lui lorsqu'il disparut de son champ de vision.
- Aniketos ? appela-t-elle d'une voix incertaine.
- Dors, j'ai besoin de prendre l'air. J'étouffe, répondit-il vaguement avant de quitter la chambre.
Il ne prit pas la peine d'attendre une réponse de la part de la femme qui tentait de lui faire part de sa peur de rester toute seule dans la pièce. Il n'arrivait pas à réfléchir lorsqu'il se trouvait trop proche d'elle. Elle l'embrouillait, ramenait toujours ses pensées à elle, comme si elle était en fait une enchanteresse à laquelle il ne pouvait pas résister.
Aniketos traversa le long couloir éclairé de quelques torches avant de déboucher sur une cour extérieure où il resta seul, profitant du calme de la nuit et de l'obscurité l'entourant pour se concentrer. Il avait besoin de cet air glacé contre sa peau pour se sentir vivant et capable de réfléchir. Et réfléchir, ça, il le désirait ardemment. Il devait prendre le temps de ressasser les derniers événements et d'analyser toutes les décisions qu'il venait de prendre sous le coup de l'impulsion. Il se haïssait pour cela, pour ces décisions hâtives, dénuées de réflexion.
Il repensa au marché qu'il avait proposé à l'autre brute. C'était insensé ! Pourquoi avait-il voulu sauver Aelia à tout prix ? Absurde, sa décision avait été absurde. Il allait endurer une correction musclée, encaisser la déception de Lentulus Batiatus - dont il avait gagné la confiance à force de patience et de ruse - , et devoir recommencer à zéro ses tentatives d'endormir la méfiance du maître. Jamais Aniketos n'avait oublié ses projets de vengeance. Non. Chaque combat suffisait à les lui rappeler. Mais duper maître Batiatus n'était pas si simple. Lorsque Maximus l'accuserait d'avoir voulu défier les ordres, il serait perçu comme un fauteur de trouble, un gladiateur pas encore dompté et qu'il fallait au plus vite écarter de ses idées de rébellion.
Et subir tout cela pour quoi ? Pour une femme ! Une femme qu'il connaissait à peine, à qui il avait juste offert sa sympathie la première fois qu'il l'avait reçue. Évidemment qu'il ne l'avait pas touchée, elle lui avait fait bien trop pitié ! Chez lui, sa belle ville de Sparte, les femmes n'étaient pas tellement inférieures aux hommes, elles apprenaient à se battre et recevaient presque la même éducation que celle du sexe fort. Certes, il ne les avait jamais considérées comme ses égales. Il savait qu'il fallait sans cesse les surveiller et s'assurer qu'elles n'oublient pas leur rôle : offrir des nouveaux nés à la cité. Mais cette esclave-là l'attendrissait. Peut-être l'avait-elle même ensorcelé. Il perdait de vue ses objectifs en s'intéressant à cette femme au charme envoûtant.
Il secoua la tête pour s'éclaircir les idées. Après tout, c'était ce qui l'avait poussé à sortir. Il hésitait à présent entre deux solutions, soit rendre Aelia à son propriétaire du soir, soit accepter ses propres termes du marché. Dans le premier des deux cas, il deviendrait un homme cruel et sans morale, ne vaudrait pas mieux que Maximus. Dans le second cas, il retournerait à la case départ. Aucune des deux possibilités ne l'enchantait. Entre vengeance et honneur, il se perdait, hésitait. Et ses pensées incontrôlables le ramenaient sans cesse à la promesse irréfléchie qu'il avait faite à la femme. La protéger. Cela non plus, il ne se l'expliquait pas.
Il resta ainsi une partie de la nuit. Raide comme une colonne, torse nu dans cette cour où l'air refroidissait au fur et à mesure que la nuit avançait, il médita longuement, demanda à ses dieux de l'aider à devenir plus sage. Il les suppliait de lui pardonner ses actes impulsifs et d'excuser le mal qu'engendrerait sa décision. Le mal qu'il ferait à Aelia ou à lui-même. Finalement, il arrêta son choix. Il avait pesé le pour et le contre de chacune des possibilités, il ne lui restait plus qu'à espérer que les dieux ne s'offusquent pas de l'absence d'offrandes : Aniketos n'avait rien à leur offrir.
Convaincu que son choix était le meilleur, il quitta enfin la cour.
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Récapitulatif historique :
-Lentulus Batiatus était bien le propriétaire de l'école où s'entraînait Spartacus. Il s'agit d'un personnage historique avéré.
-Le nombre d'esclaves qui travaillaient pour lui n'est pas connu. Il a été inventé en s'appuyant sur le nombre estimé de gladiateurs (voir chapitres suivants).
-Aelia, Jila, Maximus et Aniketos ne sont eux pas des personnages historiques.
***
J'espère que ce premier chapitre vous a plu (je n'ai pas réussi à attendre jusqu'à ce soir pour le partager !)
N'hésitez pas à me faire part de vos impressions,
Et puissent les dieux veiller sur vos pas,
Dream
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