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Chapitre dédié à FelicitySun12
Nicholas
2 septembre 2016
7:37
T'es dans ton bureau ?
7:41
Oui.
7:43
Bouge pas. J'ai un dossier à te montrer
29 octobre 2016
21:25
On va prendre un verre avec des collègues. Tu veux venir ?
21:28
Non, désolé. Je suis fatigué.
21:28
Allez ! Ca va te changer les idées
21:30
Une autre fois.
Julie
13 novembre 2016
14:09
Maman te dit de passer prendre du lait
14:59
Ok.
6 décembre 2016
10:13
Hey
Une amie m'a invitée chez elle pour le week-end
Je peux y aller ?
10:26
Tu devrais demander à ta mère.
10:27
Ok
Betty
15 décembre 2016
17:10
N'oublie pas le spectacle de ta fille
17:17
Je serai un peu en retard mais je serai là.
20 décembre 2016
8:20
Une idée de quoi offrir à Julie pour Noël ?
9:09
Je lui ai déjà pris quelque chose
9:18
Ah.
Tu n'aurais pas une autre idée pour moi ?
9:22
Non
27 décembre 2016
11:16
Je prends la voiture demain
11:43
Pour ?
11:56
?
Nicholas
1 janvier 2017
00:01
Bonne année, cher ami !
00:02
Haha, merci. Bonne année à toi aussi.
00:02
Dommage que tu ne sois pas là
00:04
Oh, je suis mieux sur mon canapé.
Même si on me fait la gueule.
00:05
Qu'est-ce que tu as encore fait ?
00:09
Si seulement je le savais.
Julie
17 janvier 2017
12:07
Je termine à 16 h
16:14
Je ne vois pas ta voiture. T'arrive bientôt ?
16:37
Papa ?
17:05
Désolé, ma chérie. J'ai eu un contretemps. J'arrive.
17:11
Laisse tomber. Je suis rentrée à pied.
19 février 2017
18:24
Tu rentres bientôt ?
20:03
Papa... ?
20:58
??????
22:29
Bonsoir, chérie.
J'ai promis de rentrer ce soir mais je ne pourrai finalement pas.
Préviens ta mère.
22:30
Attends, tu rigoles ? Et tu préviens que maintenant ?
22:31
Une affaire m'est tombée dessus.
Un imprévu.
22:31
Je m'en fiche de tes affaires ! On a passé la journée à te préparer une surprise avec maman et tu ne rentres pas ?
22:31
Une surprise ?
22:32
Hum, oui. Ton anniversaire ?
22:33
...
C'était aujourd'hui.
Bien sûr.
22:33
Putain, papa ! Non seulement tu rates le dîner, mais en plus tu viens même pas pour la suite
J'imagine que ça fera plus de gâteau pour maman et moi, hein. Gâteau que NOUS avons fait pour toi
22:34
Je suis vraiment désolé, Julie.
Si ça ne tenait qu'à moi, je passerais tout mon temps avec vous deux.
Tu le sais.
22:35
Justement, non. Je le sais pas
Laisse tomber
22:41
Saches que tu as fait pleurer maman
Bravo et bosse bien, surtout
22:54
Tu ne la mérites vraiment pas
Nicholas
15 juillet 2017
19:54
J'ai immédiatement contacté un de nos experts au sujet de tu sais quoi.
Il n'a pas encore eu le temps de faire une seconde examination, mais il a dit qu'il se peut que lui et ses collègues se soient trompés la première fois.
19:55
Tu crois que c'est le cas ?
Ca remettrait tellement tout en question...
19:59
Ou peut-être que ça apporterait des réponses satisfaisantes ?
20:41
Je sais que tu ne veux sûrement pas parler...
Mais je suis là
20:43
Ne l'oublie pas
Betty
15 juillet 2017
23:59
Tu veux bien baisser le volume de ta musique ?
Nicholas
16 juillet 2017
00:00
Theodore ?
P O U R T O I , Q U I À J A M A I S T ' E N D O R S
À jamais t'endors...
Theodore ouvre un œil.
La sensation de flotter dans les airs est vite remplacée par l'inconfort et la douleur. S'est-il assoupi à même le sol ? Son épaule endolorie et sa joue glaciale portent à croire que oui. Posant une main sur le carrelage froid, Theodore tente de se relever. Sa tête est si lourde, et... et son corps peine à effectuer un mouvement... Que se passe-t-il ? Quelque part dans la maison, une chanson s'achève et une autre la suit. Theodore a pour réflexe de vérifier si Betty est dans les parages, mais la lumière de la pièce est bien trop vive pour laisser ses paupières s'entrouvrir. Theodore émet un grognement en portant une main à son front. À l'instant où il se demande quelle est cette chose qui lui martèle l'intérieur du crâne, il réussit à entrapercevoir les bouteilles disséminées sur le sol et la table basse.
Theodore vomit.
Chouette, se dit-il, tandis que le goût amer de sa bile emplit sa bouche. Nauséeux, il regarde un moment la tâche brunâtre ayant pris forme sur le carrelage blanc. Seigneur Jésus Marie Joseph. Theodore vomit de nouveau.
L'odeur est répugnante, mais Theodore reste penché et tente de retrouver une respiration normale. Sa mémoire lui fait défaut, alors il inspecte ses alentours. Les lumières du salon et de la cuisine sont allumées ; il semble faire nuit. Le placard à alcool est ouvert, et démontre l'absence de plusieurs bouteilles – sept au total, lesquelles sont éparpillées jusque sur le canapé. La table basse n'a jamais été aussi sale, et cela fait longtemps qu'elle ne s'est pas vue porter un cendrier débordant. Theodore se maudit intérieurement. Il tend l'oreille afin de, peut-être, discerner un signe de vie de la part de Betty. Mais la musique – tonitruante aux tympans de Theodore, malgré son volume raisonnable – couvre le plus petit des bruits.
Theodore rassemble son courage à deux mains et se met debout. Il vacille mais se raccroche avec succès à un fauteuil. Le monde autour de lui tournoie un instant, avant de regagner son immobilité rassurante. Comme un boiteux à l'équilibre d'un ivrogne, il atteint la cuisine et assène un coup à la radio, qui se tait immédiatement. Est-elle cassée, maintenant ? Oh, et puis zut. Theodore ouvre le robinet. Boire de l'eau lui donne presque envie de dégurgiter de nouveau, mais cela lui fait plus de bien que de mal.
Un frisson lui parcoure l'échine. Theodore s'interdit formellement de se laisser aller de la sorte, et ce, en toute circonstance. Il est souvent identifié en tant que robot – une machine apte à mettre de côté tous les sentiments capables de freiner un humain dans sa faculté à réfléchir. Si cela est vrai quand il s'agit de garder la tête froide, Theodore n'est cependant pas dénué de toute émotion. C'est pour cette raison qu'il y a quelque chose de profondément troublant dans le fait de se voir tomber si bas... Dans le fait de pouvoir toucher le fond du bout de ses doigts.
La dernière image distincte dans la mémoire de Theodore est celle de Hobbs en train de quitter la maison. Combien de temps s'est écoulé depuis ? Theodore aperçoit son téléphone traînant dans un coin du comptoir. Il le saisit et consulte l'écran. 16 juillet 2017. 4:02. Le lendemain de la visite de Hobbs.
Il est si tard... Theodore a l'impression d'avoir passé un coma d'environ un million d'années. Pourtant, il ne rêve que d'une seule chose à l'instant: celle de s'écrouler encore une fois. Il y a un sentiment si puissant à simplement se laisser tomber ! Finalement, ce n'est pas si étonnant que Theodore se soit laissé chuter de la sorte. Abandonner est dégradant pour la majorité des gens, mais qui n'a rien abandonné de sa vie ? Lâcher prise est soulageant, reposant, opportun, c'est... C'est... Une minute.
16 juillet.
Dimanche.
Dimanche ?
Un élan de panique lui tord violemment l'estomac et la nausée monte de nouveau. Déjà ? Theodore agrippe le rebord du comptoir de la cuisine, voulant désespérément se raccrocher à quelque chose. Cela fait une semaine depuis le décès de Julie ; sept jours à traverser l'enfer et à brûler de ses flammes. Et maintenant, il est l'heure d'une nouvelle tragédie. Mais pourquoi Theodore s'en soucie tant ? Il a déjà tout perdu. Il ne veut plus rien à voir avec cette histoire stupide. Pourquoi n'arrive-t-il pas simplement à stopper la torture qu'il s'inflige à lui-même ?
Quatre heures du matin. La malédiction a eu quatre heures pour frapper de nouveau ; l'a-t-elle déjà fait ? S'amuse-t-elle en ce moment même à dérober deux âmes supplémentaires de leur enveloppe charnelle ? Cette putain de malédiction va-t-elle un jour...
Un bruit de verre brisé provient du salon.
Theodore se retourne, la peur atteignant un pic avant de retomber d'un coup : c'était sans doute Betty. Il n'empêche que ses réflexes lui crient de s'emparer d'un couteau de cuisine. Mais il n'y a aucune raison de s'inquiéter, pas vrai ?
— Betty ?
Theodore empoche son téléphone tandis que le silence lui répond. Tout va bien ; elle ne m'a simplement pas entendu. Theodore fait un pas vers le salon, incapable d'empêcher ses sens de rentrer en alerte.
— Bett...
Mais ce n'est pas Betty.
Peu importe à quel point Theodore se concentre pour rendre rationnelle l'image se dressant devant lui, son cerveau ne semble pas arriver à percer le nuage d'alcool embrumant ses cellules grises. Il doit être en train d'halluciner. C'est cela. Theodore est, sans nul doute, en train d'halluciner.
Il ne peut pas y avoir d'inconnu debout dans son salon.
Et pourtant, il semble bien réel. Theodore aurait sans doute lâché son couteau s'il l'avait amené. Aurait-il alors interpellé cet homme sorti de nulle part ? Car bien que déconcertant, ce dernier fait face au mur nu dans une immobilité rappelant celle d'une statue.
Hésitation. Les bons réflexes n'étant plus au rendez-vous, ils ralentissent le déclenchement de l'alarme que possède le cerveau de Theodore en cas de danger. Un inconnu est dans ton salon ; fais quelque chose ! Sans un bruit, Theodore fait de lents pas vers le meuble le plus proche. Sa fidèle dextérité retrouvée, elle lui permet de très vite ouvrir le tiroir derrière lui. Pile au moment où l'homme tourne la tête de côté, Theodore pointe une arme sur lui.
— Pas un seul mouvement.
Curieusement, l'inconnu obtempère. Tenant son pistolet à bout de bras, Theodore se rend compte du tremblement de sa main. Au moins n'y a-t-il pas de grande latence entre sa pensée et son action... Espérons que ce léger inconvénient ne l'empêchera pas de demeurer en position de force.
— Posez les mains derrière la tête et retournez-vous lentement, ordonne Theodore d'une voix ferme.
L'inconnu fait la sourde oreille. Theodore est sur le point de se répéter, lorsque l'homme commence à se retourner.
— J'ai dit : les mains derrière la... !
Les mots de Theodore s'étranglent dans sa gorge. D'accord, se dit-il. Je suis définitivement en train de rêver.
L'homme lui fait maintenant face, les bras le long du corps et arborant un visage détendu. Un visage identique à celui de Theodore.
Theodore se met à ricaner – doucement, puis soudainement très fort. Cette situation ne va donc jamais cesser son absurdité ?
Il n'abaisse cependant pas son arme.
— Bonjour, dit son double.
— Ok, lance Theodore à personne en particulier. Que quelqu'un m'explique qu'est-ce que ce putain de bordel.
— Allons, surveille donc ton langage, Theodore. Tu es bien plus poli que cela, d'habitude.
Theodore lâche un autre juron en réponse. Quel étrange rêve il est en train de faire.
— Ceci n'est pas un rêve, intervient le double, ni un cauchemar. Seulement la réalité.
Regarder sa copie conforme a le même effet que de se regarder dans une glace. Même si, à l'instant, le double ne semble pas refléter l'incrédulité de Theodore.
— Ah ouais... Faut vraiment que j'arrête de boire, moi.
Le deuxième Theodore sourit.
— Tu sais, ton arme ne servira à rien contre moi.
— Tu ferais confiance à quelqu'un qui a exactement la même que tête toi ?
Le double hausse les épaules.
— Touché.
Theodore dévisage l'homme, cet inconnu aux mêmes traits que lui. Comme si cela n'était pas assez déstabilisant, même ses gestes étaient identiques aux siens. Pourquoi ? Comment ?
Tire, ordonne le cerveau de Theodore. Mais il est maintenu immobile par la situation dérangeante.
Le double semble lire en lui.
— Cette... malédiction que vous tenez à faire cesser. Vous n'y arriverez pas, tu le sais ?
C'est vrai, crie alors le désespoir de Theodore. Mais ce dernier décide de se rebeller.
— Et pourquoi donc ?
— Vous regardez trop à travers vos yeux, et jamais assez avec la force de votre esprit.
— Oh, par pitié. Ce n'est ni l'endroit, ni le temps de philosopher.
Le double l'ignore.
— Cette malédiction, ainsi que vous l'appelez. Elle n'est autre que le reflet de votre humanité. Votre humanité, qui s'exprime dans ses défauts et ses péchés. Je sais que tu ne crois pas à la musique assassine. Et pourtant, chacun de vous en connaît l'air, même si rares sont ceux reconnaissant la mélodie lorsqu'ils l'écoutent.
— Mais quelle musique ? questionne Theodore. Quel air ?!
— Chut ! Silence, et tends l'oreille. Tu n'entends donc rien ?
Curieux, Theodore s'exécute. Il laisse les secondes s'égrener, ignorant s'il espère percevoir la mélodie notoire, ou si le silence perpétuel est un bon signe.
— Je n'entends rien du tout, annonce-t-il au bout d'un moment.
— Je ne te pensais pourtant pas sourd.
Theodore lui lance un regard plat. Peut-être qu'appuyer sur la détente n'est pas une si mauvaise idée.
— Pourquoi tu es là, au juste ?
— Je suis symbole de ta déchéance, Theodore, ainsi que celle de tous tes pairs.
En réponse à ces mots, l'esprit de Theodore ne peut s'empêcher de visualiser les verres vides et la cendre décorant ses draps. Il reporte son attention sur l'imitateur, furieux.
— Pourquoi tu es là, répète-t-il lentement, menaçant.
— Tu n'accepte pas la réalité, pas vrai ? Si tu refuses de la considérer, alors je pourrais te le répéter pour le reste de la nuit – en vain. Le motif de ma venue restera, pour toi, un mystère.
Theodore porte sa main libre à son front.
— Je deviens fou. C'est la seule explication. Après tout, ce n'est pas si surprenant que ça. C'est vrai, qu'est-ce qui m'a pris de faire ce boulot, hein ? J'aurais dû m'en tenir à un poste de comptable minable. Ou bien de facteur. C'est bien, ça, facteur.
— Mmm, permets-moi de te corriger. La folie, dans cette situation, n'est qu'accessoire et non un requis.
Theodore appuie sur la détente.
Le silence de la nuit part en éclat, tandis que la balle fend l'air. Theodore vacille ; non pas à cause de la force de son coup, mais suite au pic d'adrénaline se propulsant dans ses veines. Mort. Cet instant marque la mort de quelque chose que Theodore n'arrive point à identifier. Mais il le sent, et le ressent. Quelque chose se brise – peut-être le temps lui-même, qui sait ? – à l'instant précis où la balle traverse l'apparition fantomatique pour se loger dans le mur derrière lui.
Theodore a le souffle coupé.
Le double, ayant à peine tremblé, soupire.
— Je dois avouer que je ne m'attendais pas à une telle naïveté venant de ta part.
Theodore ne dit rien.
— Sais-tu seulement ce que tu viens de faire ?
Theodore ne dit rien.
— Bien. Je vois que tu as perdu ta langue.
Le double fait un pas en avant. Theodore, lui, ne relève pas son arme ; il recule.
— Tu veux des réponses ? Je te dirais bien d'aller les chercher en toi – puisque c'est là qu'elles résident – mais comme je porte ton visage, alors... Je suppose que ce n'est pas si différent.
Theodore recule de nouveau, rentre dans le meuble derrière lui. Sachant maintenant que cela ne servirait à rien, il prend quand même la peine de stabiliser son arme en percevant un mouvement du double.
— L'absence d'empreintes, déclare ce dernier. La différence d'écriture. Les circonstances atroces de la mort. Cela n'avait pas beaucoup de sens, hum ?
— Tu vas me dire que tu es un génie sorti de sa lampe pour me révéler toutes les réponses que je n'ai pas su atteindre ?
— Je vais te poser une question à la place. Crois-tu que ces gens étaient eux-mêmes, peu avant leur tragique décès ?
Theodore marque une pause.
— Comment ça, "eux-mêmes"? Qui d'autre auraient-ils pu être ?
— Ta logique est infaillible, je te l'accorde. Mais tu as sans doute remarqué, tout au cours de ta carrière, que l'être humain n'est pas tout à fait la plus logique des machines existantes sur cette Terre.
— Hum, oui. Vu ta présence, là maintenant, je devine que la logique est partie en vacances.
Le double ne rit pas.
— Les actions peuvent être aussi inconsistantes que les mots, informe ce dernier. Nous sommes tous une personne différente en nous levant le matin, et une autre en nous couchant le soir.
— Est-ce que c'est une métaphore pour parler de possession ? Si c'est le cas, change de disque.
Le double montre les dents.
— Tss... Pour un détective de renommée, je m'attendais à mieux.
Theodore serre les poings.
— Mieux dans la bêtise ? Je suis détective, pas médium.
— J'ai seulement parlé de la nature humaine. Tu es celui à être arrivé à des conclusions hâtives, et avoir évoqué le paranormal.
— Qu'est-ce que la nature humaine à avoir là-dedans ?
— Mais tout, voyons.
Theodore secoue la tête. Cette mascarade n'a aucun sens.
— Très bien. Le tueur a des problèmes psychologiques, c'est cela ?
— Pas forcément. Ou alors cela reviendrait à traiter l'entièreté de la race humaine de folle.
Encore des énigmes.
— Qui a assassiné toutes ces personnes ?
Qui s'en est pris à ma fille ?
— Je vais t'aider à reformuler ta question : qu'est-ce qui a assassiné toutes ces personnes ?
Quoi ?
— Et la réponse est : la musique.
À ce stade, Theodore a simplement envie de pleurer.
— La musique, se répète-t-il à lui-même, comme pour se forcer à accepter une vérité difficile à croire. Et d'où vient-elle ?
— De chacun d'entre vous. Pourquoi crois-tu que les humains passent leur temps à briser le cœur de l'un et de l'autre ?
Julie...
— Pourquoi crois-tu que l'amour, sous toutes ses formes, flétrit ?
Betty...
— Pourquoi crois-tu que tant de personnes s'infligent elles-mêmes le mal et la douleur ?
La main de Theodore se remet à trembler. Le double n'en reste pas là.
— Vous tous ; vous jouez tous la musique. Le matin, quand vous croisez d'autres visages. La nuit, quand vous êtes seuls face à vos pensées. Vous êtes tous coupables de la douleur de ceux qui vous entourent ainsi que de la vôtre.
Des visages de défunts dansent devant les yeux de Theodore.
— Ces morts que tu as tenté de déchiffrer, seul le cœur peut les expliquer.
Le double sourit d'un air presque bienveillant. Il lève un bras, et pointe le doigt vers le sol.
— Tu vois le papier tombé sous la table ?
Theodore hoche la tête.
— Je te conseille de l'inspecter.
Impuissance. Theodore est mené par le bout du nez, il en a conscience. Et l'arme dont il se sert comme bouclier est aussi utile que sa peur nouvellement trouvée. Sans quitter le double du regard ne serait-ce qu'une seconde, Theodore se penche et saisit le papier. Son contenu le force à détourner les yeux.
Bientôt il y aura des bougies et de tristes prières
Je le sais
Ne les laissez pas pleurer
Dites-leur
Que je suis heureux de m'en aller
Ca recommence ! C'est en train d'arriver.
Theodore manque d'air.
En train d'arriver... à moi ?
Le double sourit de toutes ses dents.
— Tu comprends, maintenant ?
— Mais... p-p-p... pourquoi... ?
— Pourquoi c'est ton écriture ?
Theodore cligne des yeux une fois, puis deux. Les lettres ne changent pas de forme ; elles sont bel et bien siennes.
— Je ne comprends rien, avoue-t-il au bout d'un moment.
— Ce n'est pas grave. Tout témoin de cette scène ne comprendrait pas grand-chose.
Témoin. Le regard de Theodore glisse vers les escaliers menant à l'étage. Betty serait déjà descendue si elle était dans la chambre, n'est-ce pas ? Le double semble lire dans ses pensées. Il se tourne lentement vers les marches obscures, et Theodore se retrouve à prier de toute son âme que Betty ne bouge pas de son lit – ou mieux : qu'elle ne soit même pas à la maison.
Pour une fois que je souhaite qu'elle soit partie, par pitié...
— Theodore ?
Une inspiration vive, des yeux exorbités. Theodore manque défaillir en distinguant la silhouette de Betty émerger de la pénombre. Non. Non, non, non, non... La bouche du double se tord en un rictus ignoble, avant de laisser échapper un rire des plus incongrus.
— Betty. Va-t'en.
Pourquoi ne réagit-elle pas ? Ne voit-elle pas quel danger elle court ?
— Je peux savoir ce qu'est tout ce vacarme ? J'ai bien voulu ignorer la musique, mais les... Euh. Theodore ? Qu'est-ce que tu fais avec ton arme ?
Qu'est-ce que je fais avec mon arme ? Theodore a la vision trouble ; le double se tord de rire tandis que le regard las de Betty balaie la pièce.
— Je vois, soupire-t-elle, ses yeux comptant silencieusement les bouteilles vides.
Theodore a soudain du mal à garder l'équilibre dans ce monde tremblant. En revanche, la déception peinte sur le visage de sa femme – de son ex-femme – est claire comme le jour.
— Je ne veux pas voir ce bordel en me réveillant plus tard, dit-elle.
Avec soulagement, Theodore constate qu'elle est sur le point de tourner les talons. Cela ne dure pas, cependant.
Le double, lui aussi, se retourne.
Les nerfs irrités de Theodore reçoivent une décharge électrique, et il se retrouve propulsé vers l'avant. Faisant tomber son arme dans sa manœuvre, il saisit le double par l'épaule au moment où celui-ci s'apprête à toucher Betty.
— Mais qu'est-ce que tu fais ?!
Ces mots criés par Betty n'empêchent pas Theodore de mettre à terre son double. Surprenant, se dit Theodore, tandis que l'homme portant son visage affiche une terreur à l'antipode de sa précédente arrogance. La menace est sous contrôle.
Maintenant, il faut la faire disparaître.
Le premier coup part ; Theodore n'est plus capable de s'arrêter. La vigueur qu'il a en jouant de ses jambes et de ses mains est presque choquante. Mais trop belle est la satisfaction d'entendre le parasite l'implorer de ne plus lui faire de mal. Les cris de douleur fusent, le sang se met à couler. Dans un espoir fou et sans doute désespéré, le double tend le bras vers le pistolet abandonné.
Jamais.
Theodore se jette sur l'arme afin de s'en saisir ; cependant, il ne voit pas le double se ruer vers lui et lui attraper la cheville. Theodore chancelle, sa mâchoire produisant un drôle de craquement lorsqu'elle s'abat sur le bord de la table en bois. Un flash de douleur l'aveugle brièvement. Où est le double ? Ce dernier ne semble plus êre intéressé par l'arme. Theodore doit-il se sentir soulagé ? Sans surprise... Non. Le choc de Theodore passe.
Betty est prise en otage.
Un téléphone sonne, comme pour donner l'alerte. Theodore rampe jusqu'à son pistolet – sa dernière chance et son ultime espoir. Sa mâchoire lui semble presque intacte, comparée à la souffrance que subit maintenant tout le reste de son corps – et de son esprit. Theodore rassemble sa dernière force et volonté dans un effort de se relever, mais cela ne suffit pas : il demeure tristement cloué au sol. Ce n'est pas fini. Il pointe de nouveau son arme vers l'ignoble imposteur. Il y a quelque chose de curieux. Le double ne présente aucune égratignure. Betty, en revanche...
Theodore appuie sur la détente pour la deuxième fois cette nuit.
Affalé par terre, un corps autre que le sien vient le rejoindre. Le téléphone sonne encore, mais personne pour décrocher. Theodore peine à garder les paupières ouvertes. Pourquoi le visage de Betty le regarde-t-il de si près. Pourquoi ses larmes sont-elles rouge cramoisi ?
Quelques notes se mettent à voleter dans les airs.
Alors c'est cela, la musique dont tout le monde parle...
— Au moins une chose ne t'aura pas échappé, Theodore.
La voix distordue entre dans sa tête.
— Le dimanche n'est définitivement pas ton jour.
Bip.
— Hum, salut. Je sais qu'il est tard, mais je n'ai pas pu dormir à force de réfléchir...
Nicholas ? Theodore tente de se retourner. Son ami est-il ici ? Est-ce... une autre hallucination ?
— Il y a quelque chose dont je ne t'ai pas parlé. Je suis désolé d'avoir dû te le cacher, et encore plus désolé de te l'annoncer comme ça, mais... Les tous premiers tests de Dockson ont révélé la présence de traces d'une... substance illégale dans le sang de Christopher Wilkins... et dans celui de Julie.
Un silence s'ensuit.
— Je sais que ça te paraît fou, et on ne sait pas encore s'ils ont volontairement consommé la drogue, mais...
Theodore a du mal à entendre le soupir de son ami.
— Tu avais raison, Theo. Tout ceci ne rime à rien. Ou du moins... L'explication échappe à l'entendement. À ce qui nous est compréhensible.
Theodore tousse. Il bascule sur le côté.
— Peut-être qu'en fin de compte, le terme malédiction du dimanche n'est pas si perché. Peut-être qu'il renferme ce qu'il y a de plus terrifiant pour chacun de nous, à la manière d'une boîte de Pandore que toi, que moi et que tous les autres avons tenté d'ouvrir, d'abord méthodiquement puis en la détruisant. Mais...
Theodore crache. C'est du sang.
— Theodore. Je crois qu'on se trompe gravement depuis le début.
Theodore ferme les yeux.
— Je crois, dur comme fer, que tout ce temps passé à courir ne servait nulle autre que la poursuite d'un fantôme.
FIN
Je me tiens debout au milieu de ce succès mortel en tant qu'homme accusé. Cette célébrité fatale me fait mal. J'ai pleuré toutes les déceptions de mon cœur dans cette chanson, et il semble que d'autres ayant des sentiments semblables aux miens y ont trouvé leur propre douleur — Rezso Seress
En retard, bien sûr.
J'ai peur de publier cette dernière partie. J'ai peur qu'au final, cette histoire finisse par vous faire l'effet d'un amas d'incohérences sans fin — et je suis certaine qu'on peut en dénicher quelques unes, même en suivant ma logique. Je dirais qu'il ne faut pas voir ce récit sous le même angle qu'on utiliserait pour un réel roman policier, mais plutôt d'un point de vue philosophique. Je sais, c'est très étrange, et peut-être que tout ceci est fait d'un symbolisme n'ayant de sens que pour moi. Mais je tenais à écrire autour du mythe du Gloomy Sunday — ou "dimanche sombre" — tout en ajoutant mon grain de sel à partir de ce que j'ai pu observer dans ma vie.
Je suis extrêmement curieuse de connaitre vos avis sur cette fin, mais surtout les interprétations que vous en tirez. Si vous n'avez rien compris, c'est pas grave XD J'ai fait lire cette fin à deux personnes avant de la publier: l'une a élaboré une théorie qui n'explique pas tout et l'autre n'avait aucune idée.
Mais peut-être qu'il n'y a rien à comprendre, en vrai.
Ou alors...
Je pourrais vous fournir des explications.
Je vous laisse une semaine pour réfléchir. Celui ou celle qui devine remporte une... un... un cookie virtuel! Copié et collé de Google par mes soins :D
Et si tu pense que cette nouvelle t'a trompé et que tu souhaite crier à la supercherie, c'est ici. Allez, lâche toi et hurle avec moi: DÉCEPTIOOOOOON!
Je vous laisse sur cette image.
Quand t'es absolument pas dans l'abus.
MERCI à tous ceux qui ont lu jusqu'ici. Vraiment.
Bonne nuit, les gens!
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